vendredi 3 avril 2009

Eloge de l'ascétisme - ou pourquoi le concert classique ne va pas mourir

Le concert classique est un objet historique : né au cours du XVIIIe siècle comme produit dérivé de la culture de cour des monarchies absolues, il finira bien, comme tout objet historique, par mourir, comme sont morts les cultes de l'Antiquité ou telle ou telle civilisation agraire. Mais, contrairement à bien des Cassandre qui en prophétisent la disparition imminente, je ne crois pas du tout qu'il soit, au jour où j'écris ces mots, à l'agonie.

(Cassandre, c'est le nom d'un - très beau - personnage féminin des mythes troyens. Mais c'est aussi le nom d'un personnage masculin de vieillard ridicule dans la commedia dell'arte. Difficile de savoir de qui on parle, quand on parle de Cassandre.)

Et s'il meurt, ce ne sera pas, contrairement aux arguments de ces chers Cassandre, écrasé par les évolutions de la culture contemporaine, de son exigence de vitesse, de l'ivresse ambiguë de l'interaction permanente - tous arguments qui relèvent de la simple myopie courante qui grossit démesurément les évolutions récentes en donnant l'impression que le passé, lui, bougeait moins vite.

La forme actuelle du concert, qui n'est au fond pas si ancienne, est exigeante, et certainement une partie importante de ces exigences n'est pas nécessairement destinée à plaire universellement : ne pas parler - parfois pendant plus d'une heure consécutive ! -, applaudir à des moments prédéfinis, rester assis sans bouger, ne pas tousser, et toutes sortes de petits interdits destinés à offrir à la musique un écrin idéal. Ces contraintes ne plaisent pas à certains qui, sous la bannière de la liberté, voire de la démocratisation culturelle, ou sous le prétexte de lutter contre le vieillissement du public (vieille fantasmagorie), voudraient casser ce cadre contraint, en multipliant les concerts best of (pourquoi jouer toute la 9e de Beethoven quand tant de gens ne viennent que pour l'Hymne à la joie ?), en laissant le public causer, boire et manger dans la salle, en augmentant l'interactivité entre le public et les interprètes par exemple.

On peut définir la barbarie de bien des façons : l'une des définitions qui me séduit le plus est celle qui voit dans le barbare celui qui méprise la forme au nom du contenu (toutes applications contemporaines, et notamment politiques, de cette définition étant envisageables). Que le concert soit le lieu du silence, le lieu où on écoute quand le reste du temps on est si prompt à parler, le lieu aussi où on est plus attentif qu'ailleurs à respecter les autres spectateurs, c'est une chose formidable, et cela vaut le coup, parfois, souvent, de lutter pour la conserver, quitte à se faire parfois mal voir par des spectateurs trop novices ou souvent trop mondains pour concevoir un tel niveau d'exigence.
Le concert est un lieu de l'intime : même quand on vient à plusieurs, on est toujours seul face à la musique, face à ses émotions, son enthousiasme, son ennui aussi parfois, et la communion finale des applaudissements et des saluts n'est que bagatelle face à cette solitude supérieure. J'aime d'ailleurs, ô combien, ces interprètes qui ne font pas le jeu de la communication superficielle avec le public, qui ne se baignent pas dans les ovations comme dans un bain de délices, les Brendel, les Boulez, qui saluent parce qu'il le faut bien.

Nous avons besoin de silence : c'est pour cela que la musique existe.
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