lundi 13 octobre 2014

Castor, Alphise et les autres – Paris fête Rameau

Il se trouve que mes pas m’ont conduit un peu plus intensément que d’habitude, ces jours-ci, à Paris (et banlieue, comme on va le voir), ce qui m’a permis de profiter non pas tant des cérémonies autour de l’anniversaire de Rameau (ça, les cérémonies, vous savez…) que des concerts où, enfin, on peut entendre sans avoir à patienter cent ans une partie non négligeable de son œuvre. Le meilleur concert n’aura certes pas été celui de grands motets par William Christie, dont la raideur qui se veut aristocratique devient décidément pesante (ça n’a pas toujours été le cas, et les disques de grands motets de Rameau et de Mondonville qu’il a publié il y a déjà assez longtemps n’avaient pas cette pesanteur). Enfin, j’en ai fait une critique sur Resmusica, je ne vais pas m’appesantir.
Autre concert-disque, celui donné ce samedi par Sandrine Piau à Versailles – pas au château, mais au Théâtre Montansier. Il y avait une bonne raison de râler, c’est que la salle était plus qu’à moitié vide, entre autres parce qu’un autre concert ramiste avait lieu en même temps à 300 m de là dans la chapelle royale (le requiem bricolé à partir de la musique de Castor). Et puis le concert était un peu court, tout de même. Mais voilà : il faut le redire, Sandrine Piau est un miracle. Intelligence, musicalité, virtuosité, sens du style, diction, avec une voix désormais plus corsée mais pas alourdie : voilà une grande artiste au sommet de ses moyens, dans un répertoire qui lui va comme un gant, dommage que tout le monde n’y coure pas (ça vaut cent fois mieux que toutes vos Bartoli ou Netrebko, ces froids produits du marketing). J’espère au moins que son prochain récital parisien (Haendel et al. au TCE, le 13 avril) trouvera un public plus conforme à son talent.
Je ne sais pas si un disque sortira des Boréades données en tournée par les Musiciens du Louvre, que j’ai vues à Versailles quelques jours plus tôt, mais ce serait souhaitable, tant le seul enregistrement CD a vieilli (surtout la direction de Gardiner, moins les interprétations visionnaires de Jennifer Smith et Philip Langridge). Les chanteurs n’ont pas démérité (j’aime bien le timbre de Julie Fuchs, moins ses vocalises pas très précises), mais c’est vraiment Marc Minkowski et son orchestre qui font l’événement : Les Boréades, évidemment, c’est une musique incroyable qui exige la perfection, mais on ne devait vraiment pas en être loin ce jour-là. Cette fusion extraordinaire des vents dans l’orchestre, cette capacité à varier de danse en danse et de reprise en reprise l’atmosphère et les couleurs… Dommage que Minkowski perde trop de temps dans le répertoire du xixe, pour des œuvres souvent de peu d’importance : il est tellement fait pour ce répertoire-là. Oui, vraiment, espérons un disque.
Castor, évidemment, c’est autre chose, parce que c’est enfin une production scénique et que la première n’a lieu que ce soir (au Théâtre des Champs-Élysées, donc, jusqu’au 21 – coproduction avec Saint-Étienne). Devant une fois de temps en temps rentrer chez moi, je n’ai pu assister qu’à la répétition générale, ce qui veut dire que je ne commenterai pas les prestations des chanteurs (je peux au moins vous assurer que vous auriez bien tort de vous attendre au pire !). Pour l’orchestre, par contre, aucune précaution oratoire : la notoriété d’Hervé Niquet n’a pas bénéficié de l’aide considérable que leurs carrières discographiques chez de grands éditeurs ont assuré à Rousset, Christie ou Minkowski, mais il ne leur est en rien inférieur – et vraiment, voilà une bonne raison d’aimer la musique : il serait bien idiot de tenter de donner la médaille d’or du meilleur ramiste à l’un ou à l’autre, nous n’avons qu’à nous réjouir d’entendre tous ces merveilleux orchestres qui se complètent à merveille. Je n’avais jamais vu Niquet diriger une production scénique, je crois, et j’en déduis que nous avons là un vrai, beau chef de théâtre, dont les options sont peut-être moins souvent extrêmes que celles de Minkowski, mais qui soutient tout aussi admirablement le chant et l’élan dramatique de la musique. On n’aurait qu’à lui reprocher les coupures qu’a subi la partition, pour un spectacle qui dure moins de 2 h 30 (je sais bien que la version de 1754 est nettement plus courte que celle de 1737, mais je ne crois vraiment pas qu’il y ait moins de 2 h de musique !).

Production scénique, donc : c’est Christian Schiaretti qui s’en charge, et il choisit de faire de la tragédie de Rameau comme un pastiche de ce qu’aurait pu faire un metteur en scène (ou du moins un décorateur et son costumier) qui aurait mis en scène cette œuvre à l’époque de la construction du TCE : des tuniques à la grecque, une Grèce idéalisée, aux formes pures qui reproduisent en partie l’architecture du théâtre. Ce n’est pas forcément la perspective qui me parle le plus (comme j’aimerais qu’un Warlikowski s’y mette ! Les Boréades, tiens !), et il y avait un manque de précision dans les gestes et les regards dont j’espère qu’il sera résolu pour ce soir. Mais tout de même, quand tant de mises en scène de ces dernières années se contentent de vaguement disposer les chanteurs au milieu d’un « beau » décor, on ne peut quand même pas nier qu’il y a un travail et une cohérence qui sont au service de l’œuvre, quitte à jouer par moments de l’étrangeté de cette musique et de cette dramaturgie (il va de soi que certains costumes militaires ont une dimension parodique, qui introduit une distance sans pour autant détruire : voyez comme cela est étranger, mais voyez comme cela nous touche). Schiaretti semble vouloir opposer au collectif la douleur et les angoisses des individus – voyez Télaïre après la mort de Castor, le passage de la lumière aux ténèbres (« Pâles flambeaux ») est je trouve vraiment poignant. Cette gestuelle stylisée - très loin du hiératisme conceptuel de Wilson, que j'estime de moins en moins ! - met à distance, sans doute, mais elle est en cela le miroir de l’œuvre de Rameau, cette sophistication, cette artificialité de la tragédie lyrique qui s'oppose aux moments d'humanité et aux joyaux musicaux qu'elle abrite.
Vraiment, chers mélomanes parisiens, ne manquez pas cette musique sublime, dans une production qui ne heurtera pas les traditionnalistes sans qu’on puisse pourtant dire qu’elle manque de théâtre : il reste des places, ne vous en privez pas. Pour les autres, je ne sais plus où ce sera retransmis, mais une captation diffusée sur Internet est prévue…

jeudi 18 septembre 2014

Bayreuth dernière

Il y a presque un an, j'avais fait part de mes doutes à propos de Bayreuth au moment même où je venais d'acheter mes places  ; il y a un mois, le "grand jour" est arrivé, celui où je rentrais pour la première fois dans l'"enceinte sacrée" du Festspielhaus. Je suis venu, j'ai vu, je ne reviendrai plus.

mercredi 10 septembre 2014

Salzbourg 2014 (4) - Mes étoiles de concert

Un seul message pour une vingtaine de concerts, c’est peu, surtout que (comme certains peinent visiblement à le comprendre) les concerts sont pour moi la raison essentielle de ma venue à Salzbourg, à côté d’une programmation lyrique qui est de toute façon faible depuis très longtemps (et qui a atteint cette année, il faut bien dire, un degré d’inexistence artistique assez inédit, Charlotte Salomon exceptée). Et pour vous convaincre que j’ai passé cette année un excellent été salzbourgeois, je ne vais pas procéder par une (forcément laborieuse) récapitulation concert par concert, mais simplement faire la liste des principales étoiles qui ont marqué les deux semaines et demie que j’ai passé chez nos seigneurs les princes-archevêques. Il y a eu aussi des mauvais concerts, mais ne nous souvenons que des bons.

Anna Prohaska

Un nom à découvrir pour beaucoup, une évidence pour moi : je ne sais plus quand j’ai pris conscience de l’immense talent de cette chanteuse qui a fêté cette année ses 30 ans, mais ça ne date pas d’hier : déjà, en 2012, elle avait chanté trois Lieder de Mozart avec András Schiff, et j’en attendais déjà beaucoup à l’époque. Cette année comme en 2012, mes attentes étaient himalayesques ; cette année comme en 2012, elles n’ont pas été déçues. Cette fois, c’est à un récital complet que nous avons eu droit, correspondant exactement au disque publié il y a quelques semaines (et que je vous recommande chaleureusement, cela va sans dire) : un programme thématique comme elle aime en construire, de Beethoven à Wolfgang Rihm, autour de la guerre, dans ses mythes comme dans sa réalité. J’ai déjà fait une critique pour Resmusica : il n’est pas forcément indispensable que je souligne encore l’intensité exceptionnelle de l’interprétation sans affectation. La seule frustration qu’on tire de ce récital est que, si intelligent qu’en soit le programme, la qualité de ce Schubert, de ce Mahler, de ces Eisler est telle qu’on aimerait entendre par elle un récital complet consacré à Schubert, à Mahler, à Eisler (oui, car je me dis de plus en plus que l'oubli dans lequel demeure Eisler n'est pas forcément très juste, mais c'est une autre affaire).

Christian Gerhaher et Gerhold Huber

On n’entend jamais trop de Schubert, mais il faut bien dire que la frilosité des programmateurs qui ne veulent afficher en matière de Lied que les trois cycles bien connus au détriment des centaines de Lieder indépendants. Ouf, Gerhaher ose imposer un programme qui parcourt tout l’œuvre de Schubert autour des textes de Goethe. La seconde partie comporte quelques tubes, Prométhée et autres, mais la première enchaîne les raretés, presque toutes mémorables (il y a décidément moins d’œuvres faibles chez Schubert adolescent en matière de Lied qu’ailleurs !) ; quelques Rihm viennent interrompre le concert, mais il faut bien avouer qu'ils ne sont pas tout à fait du même niveau : bien écrits, intelligents, ça oui, mais tellement attendus. Cela fait quatre ans que je vois chaque été un Liederabend de Christian Gerhaher et de son éblouissant pianiste Gerhold Huber, à Munich et/ou à Salzbourg : celui-là est sans doute un des meilleurs, parce qu'avec Mahler Schubert est leur compositeur idéal. C'est sans doute banal de dire que Gerhaher est un diseur au moins autant qu'un chanteur, mais ça me paraît toujours aussi marquant : ce n'est pas un Fischer-Dieskau ou un Quasthoff qui séduisaient par la simple splendeur vocale (non que ce soit leur seul atout, bien sûr), et la pure voix de Gerhaher est d'un velours remarquable, mais le mot prime chez lui comme chez personne d'autre, quitte à chercher parfois la vérité dans une émission qui a l'immédiateté de la voix parlée. Le vrai poète, le vrai prophète, n'a pas besoin d'élever la voix pour qu'on l'écoute.

Mozarteum-Orchester Salzburg

L’orchestre du Festival de Salzbourg, pour moi, ce n’est pas l’Orchestre philharmonique de Vienne (les deux concerts que j’ai vu par eux cette année n’étaient pas mauvais, mais sans ivresse), c’est le très polyvalent orchestre du Mozarteum, qui assure depuis un demi-siècle les Mozart-Matineen du week-end, mais aussi toute sorte d’opéras et de concerts et bénéficie jusqu’en 2016 d’un partenariat exceptionnel avec son directeur musical Ivor Bolton. Cette année, je l’ai vu pas moins de cinq fois. Ce n’est pas, évidemment, avec Adam Fischer qu’il aura été à son meilleur cette année (Pereira parti, j’imagine qu’on ne reverra plus ce chef à Salzbourg), mais l’ensemble des Mozart-Matineen offre toujours une lecture de Mozart qui me réjouit, souvent spirituelle et d’un naturel irrésistible, mais aussi en quelque sorte râpeuse, terrienne, pas prosaïque mais à portée d’homme. Le Mozarteum a aussi assuré un des concerts du cycle Dalbavie, avec à la baguette Christoph Eschenbach : c’est sans doute le concert le plus inégal que j’aie entendu depuis bien longtemps. En première partie, une 21e symphonie de Haydn d’une sinistre froideur, puis un très agréable concerto pour flûte de Dalbavie (pas très profond, d’accord, mais divertissant) ; la seconde partie, elle, enchaîne un concerto pour violoncelle parfaitement assommant du même et la première symphonie de Beethoven : après le Haydn de la première partie, il y avait de quoi craindre le pire pour cette œuvre si haydnienne – mais voilà notre Eschenbach tout transformé, qui virevolte avec un orchestre qui semble retrouver le bonheur de jouer : râpeux, terrien, ça oui, mais vivant, mobile, drôle quand il faut. Drôle d’individu, cet Eschenbach !

Maurizio Pollini

Oui, bon, le programme piano de cette édition ne respire pas franchement l’originalité : pour ce qui me concerne, Kissin, Sokolov et Pollini, dans les programmes qu’ils ont joué ou vont jouer un peu partout dans le monde. Mais voilà, je n’habite pas à côté de la salle Pleyel, et Salzbourg est finalement bien pratique pour voir régulièrement ces gens-là qui méritent tout de même un peu qu’on aille les écouter de temps en temps. Pollini, évidemment, redonne là un programme que, sauf erreur, j’avais déjà entendu tel quel il y a des années à la Cité de la Musique : études de Chopin, op. 28, et Debussy, Premier Livre, ce qui ne constitue pas mon programme préféré (mon aversion pour le piano de Debussy étant aussi inexplicable que solide). Mais ce que propose Pollini est toujours précieux, parce que chaque note est toujours essentielle, parce qu’on n’oublie jamais le chemin au prétexte de la destination, parce qu’il joue pour l’humanité et pas pour les amateurs de piano. J’ai commencé à suivre les récitals salzbourgeois de Pollini seulement en 2012 (Beethoven op. 109, 110, 111 en 2012, Schumann et Chopin en 2013), je continuerais volontiers encore un bon moment s’il voulait bien continuer lui aussi.

Grigori Sokolov

C’est amusant, Sokolov est devenu le pianiste chéri du public salzbourgeois, plus encore peut-être que Pollini (mais pas au point de faire silence pendant les concerts, hélas). Le rite suivi par Sokolov n’a pourtant rien qui puisse immédiatement parler au public mondain du festival, qui peine à comprendre à quel point Sokolov n’aime pas le tapage des applaudissements (je compatis) et est bien embarrassé devant la litanie des bis qui met en péril les réservations au restaurant après le concert. Et puis ce Chopin qui était au programme de ce récital (comme les Schubert des bis d’ailleurs), ce n’est pas tout confort, et ce n’est même pas payant en termes de virtuosité. Tandis que Pollini construit, Sokolov bouscule : tout dans la partition qu’il a devant les yeux semble un problème pour lui, un obstacle qu’il faut bien prendre à bras le corps – et naturellement c’est bien ça qui est passionnant, cette exploration heurtée qui nous rappelle que notre musique dite classique est tout sauf un robinet de politesses sonores pour gens bien élevés.

Luigi Nono

Oh, je sais, cela ne se fait pas : être béat devant du zim-boum-boum par Anna Netrebko, c'est très bien, et c'est même obligatoire ; être béat devant Nono ou tout autre pièce de musique après 1945, c'est être forcément snob, élitiste, et d'un certain côté ça ne peut pas vraiment être sincère. Il paraît que Guai ai gelidi mostri dure 43 minutes, c'est l'IRCAM qui le dit; je n'en sais rien moi-même, tant j'ai été tétanisé par la beauté surhumaine de cette musique flottant dans les espaces infinis (ou presque) de la Kollegienkirche - un de ces rares cas où il faut que je me fasse violence pour applaudir tant l'émotion est forte et prolongée. Voilà le genre de concerts pour lesquels je viens à Salzbourg. Et c'était Cambreling qui dirigeait, ce qui fait toujours plaisir (vous savez, ce grand chef français que nous avons eu la chance de voir si souvent à Paris quand il y avait un opéra à Paris). Et j'ai fait une critique pour Resmusica : je ne sais pas si c'est possible de rendre par écrit cet enchantement.

Salonen et le Philharmonia

Je ne suis pas un admirateur éperdu de Salonen, mais le concert qu’il a donné avec l’orchestre londonien dont il est directeur musical m’a complètement convaincu. D’abord parce qu’il y a un programme qui a du sens : si vous voulez, le monde d’hier (Strauss, Don Quichotte, et sa narration au premier degré), la catastrophe à venir (les Trois pièces op. 6 de Berg, écrites en 1913), le bilan d’un effondrement (La Valse de Ravel). Là encore, j’ai eu le plaisir d’écrire une critique pour Resmusica (oui, les critiques s’écrivent avec plus ou moins de plaisir – pas tellement en fonction de la qualité du concert, plutôt de la difficulté qu’il y a à les écrire et de l'envie qu'on a, quand le spectacle a été bon, de rendre justice à tout ce qu'il vous a apporté) ; ce que je peux ajouter ici, c'est que fait Salonen, c'est simplement ce qui constitue la probité d'un artiste : aller chercher sa vérité sans s'encombrer des idées reçues. Un concert modèle.

La Création, Haitink et les Bavarois

C'est un mensonge : je n'étais pas à Salzbourg le 18 juillet pour La Création de Haydn par l'Orchestre et le Chœur de la Radio Bavaroise dirigés par Bernard Haitink. Non, mais j'étais le 20 dans la grande et belle basilique rococo d'Ottobeuren, pour le même concert par les mêmes interprètes. Là encore, Resmusica est là pour la vraie critique ; je dirai seulement ici qu'au-delà du plaisir déjà immense que j'ai éprouvé à retrouver cette œuvre qui ne sonne bien qu'en vrai je suis profondément heureux de cette chance que j'ai de suivre le travail de cet orchestre et de ce chœur merveilleux ; ni l'un ni l'autre ne sont parmi les plus audacieux en matière de répertoire et de création, c'est vrai, mais il faut parfois accepter de contempler la perfection de pareils diamants sans leur reprocher de briller toujours de la même façon.

vendredi 29 août 2014

Salzbourg 2014 (3) - Opéra : Il Trovatore

Enfin, Il Trovatore, LE spectacle lyrique du festival. Et LE spectacle qui entre le mieux dans ce que je disais l'autre jour du grand besoin d'un Karl Kraus pour le monde contemporain. Je n'ai pas fait absolument exprès d'y aller, mais que voulez-vous : il y avait une représentation l’après-midi, donc à un moment où il n’y a rien d’autre, je me suis amusé à demander une place, pour pouvoir me faire une idée de cette hystérie salzbourgeoise autour d’Anna Netrebko, mais sans m'attendre sérieusement à avoir une place. Il est à peine utile que je commente le spectacle, qui est passé à la télé, et les fans de Mme Netrebko ont bien su imposer la pensée unique et obligatoire (inutile de dire que j’ai pour les fans d’Anna Netrebko à peu près autant d’estime que pour les fans de One Division ou de je ne sais quel boys band à la mode : la rhétorique n'est pas d'un bien meilleur niveau). Le malheur, c’est que j’ai vu il n’y a pas si longtemps un merveilleux Trovatore, celui de l’Opéra de Munich, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, dans une mise en scène formidable d’Olivier Py ; mais est-il interdit de demander à Salzbourg d’atteindre ces sommets ?

dimanche 24 août 2014

Salzbourg 2014 (2) - Opéra : Don Giovanni et Fierrabras

Don Giovanni

La très relative bonne surprise est venue de Don Giovanni : l’équipe Sven-Eric Bechtolf (mise en scène)/Christoph Eschenbach (direction) ne m’inspirait aucune confiance, mais il n’y avait vraiment rien d’autre ce soir-là, et ma foi, mon attachement pour le Festival fait que j’aime bien savoir ce qui s’y passe, fût-ce parfois au prix d’une soirée pénible. Sur la production de Bechtolf, la seule chose positive que je peux dire est que c’est toujours mieux que son insupportable Ariane à Naxos dans ce même lieu (qui existe désormais en DVD, quel bonheur) : c’est très ennuyeux, il n’y a aucune idée, mais au moins, justement, il n’y a aucune idée, ce qui est mieux avec lui que quand il y en a. Tout se passe dans un hall d’hôtel, comme dans la production de Keith Warner que j’avais vue au Theater an der Wien il y a longtemps et qui datait d’il y a encore plus longtemps. Soit.

La distribution, elle, n’est naturellement pas du niveau que j’attends à Salzbourg ; le mieux, c’est D’Arcangelo et Pisaroni, qui ont de toute façon chanté leurs rôles sur toutes les scènes du monde ; il n’y a en revanche pas grand-chose à sauver des autres, de ceux qu’on aurait voulu nous faire « découvrir » : Lenneke Ruiten en Donna Anna manque de couleur et de poids, mais elle a l’excuse qu’Eschenbach semble ne pas du tout s’intéresser à son personnage ; Annett Fritsch (Elvira) est tout à fait inexistante ; quand à Andrew Staples (Ottavio), on aimerait en dire autant, tant le timbre est insupportablement aigre (à ce point, on se dit que ce ne peut être qu’une méforme passagère ; je ne crois tout de même pas qu’Alexander Pereira nous aurait offert ça volontairement).

La relative bonne surprise, donc, horresco referens, c’est Eschenbach lui-même, et les Viennois avec lui. Les deux dernières fois que j’avais vu DG à Salzbourg, dans la peu reluisante production de Claus Guth, c’était sous de Billy (calamiteux) puis Nézet-Séguin (inexistant et chichiteux). Là, bien sûr, ça manque pas mal de théâtre, il y a des moments de creux, et on sent encore et toujours que les baroqueux c’est le mal, et c’est très lent ; mais tout de même, c’est tenu, il y a une logique et une cohérence dans cette lenteur. Mon souvenir précédent d’Eschenbach à l’opéra, c’était le Ring du Châtelet en 2005, un naufrage inégalable ; vous pouvez donc penser que je n’étais pas prêt à beaucoup de mansuétude, et pourtant voilà : non seulement je trouve qu’il aurait été très injuste qu’il reçoive les mêmes huées que l’année dernière pour Così, mais j’ai même trouvé qu’un peu plus de chaleur à son encontre lors des saluts n’aurait pas été volée. Ce n'est pas mon Mozart, mais c'est un Mozart digne et cohérent. On reverra Eschenbach faire une apparition côté concerts, pour une étrange et intéressante soirée.

Fierrabras

Le point commun avec Fierrabras, c’est l’orchestre, ces Viennois qui m’intéressent beaucoup moins que leurs concurrents directs, Berlinois, Radio Bavaroise ou Concertgebouw. Le choix de monter le dernier opéra achevé de Schubert avait été à l’origine une réponse au souhait de Nikolaus Harnoncourt de diriger cet opéra ; Harnoncourt ayant renoncé pour raisons d’âge, c’est Ingo Metzmacher, qui devait diriger le Dalbavie, qui a récupéré le bébé. J’aime beaucoup Metzmacher dans le répertoire moderne, j’avais quelques interrogations pour Schubert, mais elles se sont révélées infondées : un son très riche, varié, vivant ; un vrai professionnel efficace et compétent, ça vaut souvent mieux que les stars de la baguette à la mode, et au moins dans ce répertoire rare l’or
chestre ne peut pas se reposer sur ses habitudes.


Saurez-vous reconnaître les gentils des méchants ? Fierrabras vu par Peter Stein. Photo Salzburger Festspiele/Monika Ritterhaus
Là encore, hélas, les qualités du spectacle s’arrêtent à peu près là : je ne dirai pas du mal individuellement des chanteurs, puisque je n’ai vu qu’une générale (je n'aurais pas forcément payé pour cela, et puis le soir de la première, il y avait Pollini, qui est quand même un peu plus intéressant), mais vraiment, hors Dorothea Röschmann, il n’y a pas eu beaucoup de plaisir vocal. 
Côté mise en scène, c’est Peter Stein qui signe le pensum : Stein est un type extrêmement sympathique, qui après avoir pensé quand il était jeune que tous les vieux étaient des imbéciles, a découvert en devenant lui-même vieux que c’était les jeunes qui étaient des crétins. Il s’est donc réfugié dans un style rétro à souhait, qu’il vend comme le retour à une vraie et authentique tradition (qu'il a été le premier à dynamiter quand il était jeune) ; et en effet, il refait pour Fierrabras la Cenerentola de Jean-Pierre Ponnelle, millésime 1974, avec des décors constitués d’agrandissements de gravures (noir et blanc, donc). Dans le monde de Peter Stein, on peut encore sans scrupule peinturlurer le visage des (méchants) Maures en noir, au premier degré du racisme inconscient.
Par ailleurs, il s’est visiblement dispensé de répéter avec les chanteurs qui parviennent à des sommets de gaucherie, en particulier le jeune Benjamin Bernheim. C’est souvent maladroit (les lumières!!!), mais plus souvent encore drôle, involontairement ; le plus comique (réel succès autour de moi), c’est le cœur rouge qui apporte la seule touche de couleur  du spectacle, en guise d’image finale. La dernière fois que j'avais vu un spectacle de Peter Stein, c'était La Cruche cassée, au Berliner Ensemble : ce que je peux en dire, c'est qu'il y avait des poules (des vraies, vivantes), et qu'elles étaient les seules à déranger un peu la poussière. Là, hélas, ni poules, ni rats*...
Difficile de dire, dans ces conditions, ce qu'il faut penser de l’œuvre, à laquelle Alexander Pereira semble tenir beaucoup (cf. le DVD de Zurich avec Jonas Kaufmann) : le surtitrage est une invention diabolique, parce qu'on ne peut souvent s'empêcher de rire à la lecture détaillée du texte, et le livret ne crée jamais une situation dramatique intéressante ; on sent tout de même Schubert là-dessous, dans les chœurs, parfois dans les ensembles, assez peu dans les airs - concentrons-nous plutôt sur les dizaines de chefs-d’œuvre réels que nous a laissés Schubert !

*Allusion subtile à la mise en scène de Lohengrin à Bayreuth par Hans Neuenfels, dont je vous reparlerai.

vendredi 22 août 2014

1914, Musique française, musique allemande

J'interromps une seconde mes élucubrations salzbourgeoises pour vous parler un peu de ma lecture du jour : en plein centenaire du déclenchement de la première guerre mondiale, me voilà donc lisant sur Gallica le numéro de 1914 de la vénérable Revue Musicale. Je n'en suis pas encore très loin, mais c'est amusant de constater, sur ce début d'année, l'extrême vigueur de la germanophilie musicale française (pas toujours des collaborateurs de la revue, mais visiblement celle du public). On le voit dans la véritable obsession pour Beethoven, Schubert et les autres, par l'enthousiasme que suscitent les concerts dans les grandes villes du monde germanique (avec un peu de moquerie pour Munich, d'ailleurs, et son incapacité à se doter d'une salle de concert digne de la ville - c'est d'ailleurs toujours le cas en 2014 !), mais aussi avec l'événement majeur du début d'année que constitue la première française de Parsifal, tombé dans le domaine public trente ans après la mort de Wagner. J'imagine que le revirement suivant l'entrée en guerre aura quelque chose de réjouissant.
Mais je tombe surtout sur cet article qui relate une exécution de la quatrième symphonie de Mahler, j'imagine la création française de cette œuvre :

"Dès la douzième mesure, par exemple, ça change, ça tourne définitivement au Caf"Conc' du Prater, avec le Damen-Orchester, les écharpes jaunes, la quête de la jolie flûtiste, au milieu des bruits de fourchettes, des odeurs de schnitzel panirt, des relents de veuves-joyeuses... et ça part en une enfilade de valses, viennoises, je veux bien, mais, à coup sûr, d'une terrible trivialité qui n'a plus rien du tout de schubertien."
"c'est un morceau pour Alhambras ou Moulins-rouges, mais pas pour salle de concerts symphoniques."
"Les trois autres pièces de la symphonie, aussi simplettes de forme que nulles de recherches harmoniques, ne viennent malheureusement pas relever le niveau musical donné par le premier mouvement..."
"Et partout, depuis le premier mouvement jusqu'au final, s'étale la plus parfaite, la plus complète vulgarité. Est-il possible qu'un compositeur puisse manquer à ce point de goût et de sens artistique, et ne semble point se douter que, quelque sujet qu'il traite, il doit avant tout choisir de beaux matériaux, s'il veut créer de la beauté? Mais Haydn, mais Beethoven, mais Schubert, viennois cependant d'origine ou d'adoption, ne sont jamais triviaux dans leurs peintures populaires ou paysannes, parce qu'ils laissent parler leurs âmes de poètes et ne cherchent point à faire de la photographie...
En quelle estime ne devons-nous pas tenir nos musiciens français d'avoir su se garer de cette tare de vulgarité qui paraît s'étendre actuellement sur la musique allemande !"

Mon pauvre, si tu savais... L'auteur de ces lignes immortelles, c'est naturellement Vincent d'Indy. Le dernier fragment, je trouve, est significatif. Ce goût, ce refus de la vulgarité, ce choix des beaux matériaux qui font les vraies beautés... Voilà bien pourquoi la postérité a recouvert les œuvres de d'Indy lui-même comme celles de beaucoup de ses contemporains français. Il n'y a rien de plus fatigant que les efforts que le public français subit avec patience, mais sans jamais rien de plus que de la politesse, depuis des décennies, cette réhabilitation de la "musique française" qui n'aura jamais lieu, fort heureusement. Je mets "musique française" entre guillemets, parce que bien sûr il ne s'agit certainement pas de faire une sorte d'anti-nationalisme qui serait forcément à peine moins idiot que le nationalisme du camp d'en face - mais quand on a Rameau, Berlioz ou Boulez, on a mieux à faire que de s'occuper des chantres du bon goût et des beaux matériaux que vante d'Indy !

PS: en continuant ma lecture, je tombe sur un autre fragment du même, relatif cette fois à une exécution en concert du Sacre du printemps, "un chef-d’œuvre selon les rites de la petit église moderniste. - Chef d’œuvre, non certes, il faut tout de même autre chose pour motiver ce titre, mais œuvre d'un très grand intérêt rythmique, sinon musical, et qui dénote chez son auteur un réel tempérament d'artiste. Nous attendons avec confiance le jour où M. Strawinsky ayant secoué le joug et s'étant libéré des dogmes de sa petite confrérie, nous donnera une œuvre d'émotion dans laquelle il osera laisser parler son coeur plus haut que son ingéniosité".
Une œuvre d'émotion, tiens, encore un concept esthétique d'une prodigieuse profondeur...

mercredi 20 août 2014

Salzbourg 2014 (1) - Généralités sur le programme lyrique


Ça y est, ou presque : la malheureuse « Ère Pereira » touche à son terme à Salzbourg, et même si rien n’indique que les deux prochaines années d’intérim seront beaucoup plus heureuses que les trois étés qu’il aura dirigés, cette fin précipitée est la moins mauvaise des solutions, et il n’est plus très utile de souligner à quel point sa nomination était une idée vouée à mal tourner dès son origine.
Ceci étant, cet été salzbourgeois aura été pour moi de très loin le meilleur de ce court règne, non pas tant grâce à une programmation sensiblement plus intelligente qu’en 2012 et 2013 que grâce à mes choix dans ce programme, et souvent plutôt dans les marges du programme que dans ce qui devait être les axes fondateurs du programme de Pereira. De manière caractéristique mais non surprenante, aucun des plus grands moments du festival n’est à mettre au compte de ce qui est pourtant censé être le joyau du festival, c’est-à-dire la programmation lyrique. Tout ce qui concerne l'opéra à Salzbourg n’est donc pas très positif, mais attendez la suite, c’est-à-dire les concerts.

Dalbavie, Charlotte Salomon, avec Marianne Crebassa (de face). Photo Salzburger Festspiele/Ruth Waltz


dimanche 13 juillet 2014

Journal anglais (1) - Mattila en Ariane

Comme c'est très long, je vous publie ça en deux fois, sinon vous n'irez pas jusqu'au bout !

7 juillet, Liverpool, Everyman
Dead Dog in a Suitcase (and other love songs)
Compagnie Kneehigh

La quasi-disparition en Angleterre du théâtre parlé est un phénomène qui mériterait certainement notre attention, ne serait-ce que pour éviter que ce fléau n'arrive un jour chez nous (déjà, la vogue récente à Paris des musicals est un mauvais signe). Le "nouvel" Everyman est visiblement le théâtre intello de Liverpool, fréquenté comme partout ailleurs par le troisième âge et les scolaires, dans un cadre très agréable, mais sa programmation n'a tout de même pas grand-chose à voir avec la Colline ou Bobigny. Dead Dog (etc.) est donc une sorte de musical sans le nom, avec trois phrases de dialogue parlé séparées par des songs, semble-t-il tirés de mélodies en vogue comme l'était il y a 250 ans ceux de la pièce dont le spectacle s'inspire, l'indémodable Beggar's opera. On retrouve toute la narration dudit, avec simplement un angle narratif supplémentaire qui semble pour le coup venir directement de Macbeth : Peachum n'est plus entrepreneur en mendicité ; son créneau, ce serait plutôt d'assassiner le maire pour prendre sa place (le chien dans une valise qui donne le titre du spectacle, c'est celui du maire, assassiné avec son maître).
Le résultat est diablement efficace, il faut bien le dire. Le professionnalisme du théâtre anglais n'est pas un vain mot, et s'il y a parfois un certain manque d'âme dans cette machinerie bien huilée, on ne peut s'empêcher de penser qu'un peu de ce professionnalisme ferait du bien au théâtre français, qui croit trop souvent "faire artistique" en se montrant le moins professionnel possible. On rit, on est ému, on a peur, sur commande, à volonté. Le public trépigne, et on ne peut pas totalement lui donner tort. La limite, c'est cette volonté d'en mettre plein les yeux, avec des effets de concert pop dans les éclairages ; c'est cette crainte mortelle du temps mort, qui impose que le moindre effet soit calculé : c'est un peu ce que j'avais ressenti aussi avec Le Maître et Marguerite de Simon McBurney (moins intéressant que celui-ci), sans parler de Katie Mitchell dont l'aspect violemment réactionnaire me rebute forcément. Dead Dog en France, ce serait le succès assuré, mais on me permettra de préférer toujours les grands artistes du théâtre continental, de Warlikowski à Ostermeier, de Perceval à Marthaler.

9 juillet, Liverpool, St George's Hall
Mozart, Così fan tutte
Nazan Fikret, Hamida Kristoffersen, Héloïse Mas, Alexander Sprague, Biagio Pizzuti, Francesco Paolo Vultaggio ; Liverpool Philharmonic Orchestra/Laurent Pillot ; mise en scène Bernard Rozet

Oui, bon, quand on est à Liverpool en juillet le choix de spectacles est forcément limité ; j'évite en général de voir les opéras de Mozart trop souvent pour éviter l'accoutumance, mais après tout le cadre inhabituel de cette production pour jeunes chanteurs (hélas avec coupures, et sans chœur) méritait peut-être une exception. Cette production avait lieu dans un lieu assez inhabituel, le Concert Hall néoclassique construit dans les années 1850 au sein de cet étrange complexe qu'est le St George's Hall. L'espace scénique est limité, mais il est assez habilement utilisé pour une mise en place qui ne laissera pas nécessairement un grand souvenir, mais qui est beaucoup mieux que ce à quoi je m'attendais, ce qui est déjà un bon point (l'idée de modifier la donnée de départ en faisant que Fiordiligi aime déjà Ferrando et Dorabella Guglielmo est un moins bon point, mais on n'y fait à vrai dire moins attention). Mais l'essentiel, c'étaient les chanteurs, donc : je ne suis pas un grand découvreur de jeunes chanteurs et je ne sais pas trop prévoir les futures grandes carrières (je n'ai jamais compris comment certains mélomanes s'enthousiasment pour les concours et leurs lauréats, d'ailleurs), mais du moins j'ai trouvé l'ensemble très digne, avec un peu moins d'enthousiasme pour les hommes comme souvent un peu raides, et un peu plus pour Dorabella (Hamida Kristoffersen, donc) et Despina (Héloïse Mas).

10 juillet, Londres, Royal Opera
Strauss, Ariadne auf Naxos
Ruxandra Donose, Thomas Allen, Ed Lyon ; Karita Mattila, Roberto Saccà, Jane Archibald ; Antonio Pappano ; mise en scène Christoph Loy

Ariane à Naxos, c'est un peu la même chose : j'ai tellement vu cet opéra que je n'y vais qu'à condition que je puisse raisonnablement penser que ça en vaut la peine. Ce soir, c'était naturellement Karita Mattila qui suscitait mon attention, dans la production de Christoph Loy qui avait défrayé la chronique avec une affaire de "little black dress" qui avait occasionné (?) le renvoi de Deborah Voigt, décidément incapable de rentrer dans le costume prévu pour le rôle-titre (ladite "little black dress" n'a semble-t-il pas survécu, d'ailleurs, puisque Mattila est vêtue de manière beaucoup plus couvrante que ce qu'avait souhaité Loy).
Lorsque je vais voir un opéra sur une petite scène, mes attentes ne sont pas les mêmes que pour une grande scène, et il ne me paraît pas illégitime d'avoir à l'égard d'une maison comme le Royal Opera de hautes exigences. Disons-le tout de suite, Roberto Saccà reste en Bacchus nettement en-deçà de mes attentes, comme il l'était déjà dans les Maîtres-Chanteurs salzbourgeois (où il s'est d'ailleurs fait huer, je crois, à toutes les représentations) ; quand on a eu la chance d'entendre Kaufmann dans ce rôle, on a du mal à retomber sur terre avec ce chant prosaïque, sans élan et sans style. Autre performance qu'on ne devrait pas entendre dans une pareille maison : Ruxandra Donose (Compositeur), qui patauge dans son texte et dans ses notes avec un certain allant, mais le personnage en perd tout son charme juvénile ; c'est vraiment le Compositeur le plus moche que j'ai jamais entendu sur scène.
Heureusement, le reste est mieux. Comme souvent, les petits rôles s'en sortent plutôt bien, notamment l'inusable Thomas Allen en Maître de Musique, ou Markus Werba qui est abonné à Harlekin. Plus intéressante encore, la Zerbinetta de Jane Archibald est vraiment la meilleure de la soirée. Bizarrement, comme je l'avais vue à Munich dans une production créée par Diana Damrau, je m'attendais à entendre la voix de cette dernière, qui aura été en début de carrière une des plus belles promesses qui soient avant de devenir, pour moi, une des plus grandes déceptions (avec Petra Lang, peut-être). Heureusement, j'ai vite été détrompé : Archibald a une voix infiniment plus libre, plus expressive que Damrau ; et si on n'en est pas au degré absolu de maestria de la Dessay des grandes années, c'est vraiment très séduisant.
Mais l'élément-clef de la soirée, naturellement, c'était Karita Mattila pour ses débuts tardifs en Ariane. J'avais été déçu par sa Jenufa à Munich (on parle d'une des plus grandes chanteuses du monde, là, on peut avoir des attentes stratosphériques), son Ariane me convainc beaucoup plus. Le passage du temps est encore et toujours là, qui se voit par un manque de précision qui nuit notamment à la diction et oblige parfois à des détimbrages peu agréables, mais il y a vraiment une force expressive exceptionnelle dans cette voix si lumineuse et si chaleureuse en même temps. Quel dommage que cette Ariane ne soit pas venue un peu plus tôt, à la place de cette grosse erreur qu'aura été sa Tosca ! Mais quelle chance d'avoir pu l'entendre à Londres plutôt que de l'entendre se perdre la saison prochaine sur la scène de Bastille !
Reste à parler de la production et du chef. J'aurais un peu le même constat : joliment fait, globalement efficace, mais finalement superficiel et pas très personnel. Je n'ai jamais eu beaucoup d'estime pour Christoph Loy, mais c'est à peu près tenu à défaut d'être stimulant (et quelle sottise que cet entracte de 40 minutes qui casse tout !!!) ; à l'inverse, Pappano dont on fait un peu vite un immense chef d'opéra ne m'a pas paru très à l'aise dans cette partition : c'est professionnel et bien meilleur que le naufrage de Philippe Jordan à Bastille, mais il y a un côté très littéral et scolaire qui ne parvient pas vraiment à rendre compte de la singularité hybride de cette œuvre où le sublime n'a de place qu'à proximité immédiate du comique.

jeudi 5 juin 2014

Opéra, mises en scène pour aujourd'hui

Non, rassurez-vous, je ne vais pas rouvrir le vieux débats entre traditionalistes ennemis du Regietheater (qui n'existe comme chacun sait pas) et modernistes partisans d'une approche ambitieuse de l’œuvre (quel débat, d'ailleurs, ce sont les premiers qui ont tort). Mais en lisant un commentaire à la critique de la Traviata de l'Opéra de Paris sur Forumopéra, j'ai eu envie d'aborder un point de détail, qui n'est pas celui des grands débats de principe sur l'interprétation des œuvres, les approches conceptuels ou je ne sais quoi - un point de détail qui n'est peut-être pas moins banal, mais quand même assez essentiel.

mercredi 21 mai 2014

Tancredi au TCE : le Rossini seria encore privé de drame

Les opéras sérieux de Rossini n’ont pas vraiment fait une grande carrière, ces vingt dernières années, sur les scènes parisiennes. Côté français, le Guillaume Tell de Bastille n’était pas musicalement honteux, au contraire (Thomas Hampson, notamment), mais c’est sans doute à cause de la mise en scène de Francesca Zambello qu’aucune reprise n’en a été affichée (quel gâchis, d’ailleurs !). Côté italien, j’ai un souvenir horrifique (mais vague) d’une Zelmira richement distribuée, mais suintant l’ennui dans une mise en place de Yannis Kokkos plongée dans la pénombre pendant quatre heures ; je n’ai pas vu la récente Sémiramis, toujours au TCE, mais les échos que j’en ai eus ne me donnent pas trop de regrets ; et surtout, surtout, nous nous souvenons tous de l’éblouissant ratage de La Donna del Lago, certes lui aussi formidablement distribué, mais tellement mal dirigé et tellement pathétiquement mis en scène que même Florez et di Donato n’y pouvaient rien.
Donc, le Tancrède du TCE prend place dans une longue et peu glorieuse lignée ; dans cette lignée, disons-le tout de suite, il s’en tire plutôt bien, en tout cas (exclusivement, même) du point de vue musical. La « mise en scène » de La Donna del Lago par Lluis Pasqual et Ezio Toffolutti empêchait d’écouter la musique ; ce Tancrède par Jacques Osinski, au contraire, a pour mince mérite de ne pas gêner l’écoute. C’est un peu étrange qu’un metteur en scène de théâtre novice à l’opéra ose si peu, ait si peu d’ambition, comme s’il avait cru que le monde de l’opéra en était resté aux années 60 et que le moindre souffle de vie aurait risqué de tout mettre à terre, comme s’il n’avait pas entendu parler de Bieito et de Marthaler, de Warlikowski et de Tcherniakov, de Konwitschny et de Simons, voire, plus classiquement, de Robert Carsen. Ce qu’on voit sur scène, on ne l’a en effet pas vu sur scène depuis les années 60 (je n’étais pas né, j’imagine seulement). La fin de l’acte I est le plus pur rang d’oignon qu’il m’ait été donné de voir sur une scène d’opéra.

Photo Vincent Pontet/WikiSpectacle
On m’objectera peut-être que ce livret, avec l’imbécile coup de théâtre de la lettre surprise et l’incroyable non-résolution de ce nœud si faible pendant une heure et demie, n’offrait de toute façon pas beaucoup de matière au metteur en scène, et naturellement ce n’est pas faux. Mais quand même. Sur la société de guerre, sur l’imaginaire médiéval de la société romantique, sur la place de la femme aussi, avec cette belle figure de femme écrasée par les hommes, il me semble tout de même qu’on pouvait faire quelque chose, à la façon de ce qu’Andrei Serban, pour un de ses rares bons spectacles, avait réussi avec Lucia à Bastille. Et quand bien même, cela n’excuse pas l’absence de maîtrise des paramètres minimaux du spectacle, ces rideaux noirs qui mettent une heure à se baisser entre chaque tableau et cassent le rythme, cet oubli des personnages qui ne participent pas directement aux scènes et qu’Osinski laisse plantés debout comme des épouvantails. Sans doute ne peut-on pas en vouloir à la direction du TCE de ne pas avoir su anticiper la catastrophe, mais on ne peut que leur conseiller de tirer profit de l’expérience de la Médée de Cherubini ou des Dialogues mis en scène par Py : il y a un public à Paris qui est en quête de spectacles forts…
Musicalement, heureusement, ça va mieux. Ne sous-estimons pas les mérites du chef Enrique Mazzola, qui sans doute ne parvient pas à dépasser une vision linéaire de l’œuvre, consistant à faire beaucoup de bruit quand il peut (l’ouverture !!!) et à retenir le son quand il faut, sans construire un parcours émotionnel et dramatique comme avait su le faire René Jacobs lors d’une version de concert à Pleyel il y a quelques années ; et naturellement l’Orchestre Philharmonique n’est quand même pas très bon. Mais enfin, il y a des couleurs, des nuances, de l’allant, ne soyons pas trop difficiles. Dans la distribution, le moins bon est clairement Antonino Siragusa, qui passe tout en force et ne laisse jamais la place à l’interprétation. Il a les notes, il a même en partie la souplesse, mais c’est décidément trop brut. Marie-Nicole Lemieux pose des problèmes différents, outre son aversion marquée pour le jeu scénique : l’instrument est très beau, la conduite assez sûre, mais l’émotion est totalement absente ; le fait d’avoir, avec ce Tancrède-là, choisi une version où le rôle-titre meurt à la fin est difficilement compréhensible, tant justement cette scène de la mort est ici désincarnée.

Photo Vincent Pontet/WikiSpectacle

Le reste de la distribution est beaucoup mieux : excellents seconds rôles, efficace Orbazzano, et Ciofi triomphante. Triomphante, mais tout sauf parfaite : il y a toujours cet espèce de halo autour de sa voix, toujours ces graves détimbrés, toujours ces à-coup expressifs, toujours cette diction floue – et en plus, ce soir, un bien mauvais début. Mais on vibre, la voix a des nuances et de la souplesse, l’interprète a de l’énergie, de l’engagement, de l’intelligence – même scéniquement, d’ailleurs, elle est bien moins naufragée que ses collègues ; la scène où elle est seule, prostrée, dans sa prison est le seul moment où on peut un peu croire à ce qu’on voit sur scène.
Le jour où Paris redeviendra une capitale européenne du théâtre lyrique n’est pas encore arrivé, et on aimerait pour le TCE – la salle la plus démocratique de Paris, aujourd’hui, pour la musique classique ! – un peu plus de réussite pour ses opéras. Mais ce Tancrède n’est certainement pas ce qu’on a vu de plus déshonorant dans le plus gros bourg de la province lyrique européenne.

vendredi 2 mai 2014

Britten à Lyon (3) - Curlew River, entre deux mondes

Il est temps de conclure la trilogie Britten par l’œuvre la moins évidente du choix de l’Opéra de Lyon : le sous-titre que lui donne Britten, Curlew River. A church parable, suffit à mettre en évidence la difficulté inhérente, qui est celle jamais vraiment résolue du théâtre musical sacré – du Sant’ Alessio de Landi à Moïse et Aron en passant par le Jephté de Montéclair, qui participe des tentatives désespérées de l’Opéra de Paris pour donner une nouvelle jeunesse à la tragédie lyrique. Ici encore, ce que tente Britten est bien de redonner une forme d’intensité primitive à la forme opéra dans cette période où l’existence même du genre semble menacée (nous qui vivons un demi-siècle plus tard savons qu’il a survécu, et fort bien, mais pouvait-on le deviner ?). Hybridation renforcée par le métissage entre Occident médiéval et Japon – dont il reste, outre la trame narrative, cette manière de raconter un bref épisode resserré, plutôt que les vastes fresques du théâtre musical occidental, et naturellement bien des procédés musicaux, que Britten intègre dans son écriture de façon fusionnelle, loin de toute japoniaiserie façon Madame Butterfly.
http://www.lyoncapitale.fr/var/plain_site/storage/images/media/01-photos/culture/curlew-river-britten-4/3067270-1-fre-FR/Curlew-River-Britten-4_univers-grande.jpg
Photo Opéra de Lyon

Le mérite du spectacle d’Olivier Py est d’avoir tenu compte de tous ces mélanges : la ritualité des interventions du chœur, le maquillage en bord de scène comme distance établie entre les interprètes et leurs personnages. Le plus beau pourtant de son spectacle, ce ne sont pas les costumes noirs un peu trop mode du chœur, ni l’inévitable structure métallique de Pierre-André Weitz, mais la fascinante danse de la Folle, dont le visage peint en rouge fait voir l’étrangeté. Là où tous, l’abbé, les moines, le voyageur, restent figés dans leur verticalité, elle seule, prend possession territoriale du plateau en une fascinante chorégraphie, à la fois ancrée dans le sol et légère, à la fois libre et partie prenante du rituel. Et on y croit à peine quand on entend que cette femme éperdue de douleur, en plus de danser, chante, avec la voix du ténor Michael Slattery : performance remarquable, d’autant que la voix ne souffre pas du tout de l'investissement scénique de l'artiste. À tout point de vue, c’est là le meilleur de ce spectacle : aucun des autres chanteurs, y compris la voix de son jeune garçon mort, ne parvient à dépasser une honorable solidité. Le chœur masculin, qui ouvre et clôture la pièce, est d’une belle homogénéité ; pour une fois, c’est leur chef Alan Woodbridge qui dirige non seulement l’ensemble vocal, mais aussi les 7 instruments du petit ensemble : le résultat est raisonnablement tenu, même si on aimerait parfois que les instrumentistes osent s’exposer un peu plus pour dialoguer de façon plus intense avec la scène. On n’en sort pas moins avec une idée juste de cette œuvre à part, qui ne deviendra jamais un succès de billetterie, mais mérite vraiment d’être vue. Si Peter Grimes reste le spectacle le plus réussi de cette trilogie pascale, si à l’inverse Le Tour d’écrou n’est pas sans défauts, l’Opéra de Lyon aura donc réussi sa trilogie Britten, et le public n'a pas boudé son plaisir.

lundi 28 avril 2014

Britten à Lyon (2) - Dans la tête de Peter Grimes

Les réserves sur The Turn of the Screw une fois passées, il était temps d'en venir à la pièce maîtresse du cycle lyonnais, avec Peter Grimes et ses grandes dimensions. Revoir cet opéra, pour la première fois depuis la production ratée de Graham Vick à Bastille, aura été très bénéfique pour moi : ce que j'y aimais le moins ne s'est pas révélé plus convaincant que dans mon souvenir (le manque de cohérence et de vie du personnage d'Ellen Orford, en particulier), mais j'y ai redécouvert des trésors de théâtre en musique que j'ai bien honte d'avoir oublié. Une vraie malchance : je n'ai pas arrêté de voir Billy Budd, avec un plaisir jamais en défaut, parce que l'Opéra de Paris en a fait une production qui était, elle, suffisamment réussie pour justifier pas moins de 4 séries, parce que Munich l'a donné (et pas Peter) et que l'ENO, à Londres, a eu la mauvaise idée de donner son Peter Grimes à un moment où je ne pouvais pas aller le voir alors que j'avais trouvé son Billy Budd admirable (grâce, surtout, à la direction d'Edward Gardner).
Ce qui m'a frappé, donc, en revoyant cet opéra sur la scène lyonnaise, c'est peut-être à quel point la question de la culpabilité de Peter est finalement un faux problème : ce qui rôde autour de lui n'est pas le crime, c'est la maladie ; et il ne faut pas croire entièrement ce que dit Peter sur la malfaisance de la société qui l'entoure : cette société, certes, elle finit par l'envoyer à la mort, et par la voix de ceux-là même qui le défendaient, Balstrode et - à son corps défendant - Ellen ; mais elle le fait parce qu'elle est elle-même démunie, et seule face à ce défi, abandonnée aux éléments autant que les marins de l'Indomitable dans Billy Budd. Comme nous le sommes aujourd'hui encore, quand certains hommes politiques aussi bêtes que sans scrupule n'ont pas hésité, ces dernières années, à chercher comment on pourrait mettre en cage des malades en raison de leur "dangerosité" supposée.

Britten n'a pas essayé de rendre Peter aimable, tout comme il a eu le courage de n'en faire ni un facteur d'identification, ni une figure qui repousse. La maladie n'est jamais dite, elle n'est jamais montrée comme telle, mais elle plane, comme plane, parfois, la voix de Peter, quasiment a capella, comme isolée de toutes les règles de l'harmonie musicale et sociale. La scène où meurt son apprenti, une des scènes les plus déchirantes de l'opéra du XXe siècle (avec Marie lisant la Bible dans Wozzek, peut-être), comme l'hallucination qui marque sa déchéance dans l'acte qui suit, quand tout espoir est perdu, est admirable d'abord par l'extrême sobriété de ses moyens musicaux : la voix humaine, moins instrumentale que jamais, est l'arme magique de Britten, lui qui, partout ailleurs dans cet opéra admirable, montre une richesse d'invention orchestrale que je ne me lasse pas d'admirer. Et le silence obstiné du petit garçon est bien plus éloquent que tous les babils de Miles et Flora dans The Turn of the Screw.
Et, par chance, ce qu'a monté ici l'Opéra de Lyon est à la hauteur de l’œuvre et de sa complexité. N'importe qui, pourvu qu'il ait beaucoup d'argent, peut faire venir Anna Netrebko ou Placido Domingo chez lui, voyez Salzbourg. Mais réussir une distribution de cette qualité générale, voilà le vrai défi, et ce n'est pas plus simple sous prétexte que ce n'est pas un pilier du répertoire. Vraiment, du méthodiste intégriste aux deux filles de joie, de l'insupportable Mrs Sedley (Rosalind Plowright, plus à l'aise que chez Poulenc il y a quelques mois au TCE) au curé, de l'apothicaire à Tantine, la maison a réussi à réussir une série de chanteurs qui savent vraiment utiliser leur voix pour faire vivre un personnage, lui donner de l'épaisseur et faire ressortir à chaque instant les enjeux des différentes scènes. Dans les personnages principaux, Michaela Kaune est une bonne Ellen, même si j'aurais aimé un peu plus de lumière dans sa voix (et un costume moins lourd, mais elle n'y est pour rien). Je n'ai en revanche pas l'ombre d'une critique à faire à Andrew Foster-Williams, qui a tout ce qui faut, et surtout une chaleur, une humanité dans la voix, qui sont certes exigées par le personnage, mais qui n'en sont pas moins admirables. Enfin, le grand bonheur de la soirée, c'est Peter Grimes lui-même, Alan Oke, que je n'avais je crois jamais entendu : voilà un chanteur qui prouve qu'il n'y a pas de séparation entre investissement scénique et qualité vocale. Voix précise, percutante, diction habitée, investissement scénique : admirable, encore (j'abuse de cet adjectif aujourd'hui, mais admirer, après tout, est une des choses les plus agréables qui soient).
Cette fois, il est vrai, la fosse n'a pas joué contre les chanteurs, bien au contraire. Kazushi Ono ne dirige certes pas le meilleur orchestre du monde, mais l'orchestre est discipliné et à l'aise dans cette musique ; lui-même rend parfaitement compte de toute la diversité de cette musique, sans effets appuyés, avec une grande clarté dans la construction du récit, et un soutien de tous les instants aux chanteurs, qui n'ont jamais eu à combattre contre l'orchestre ou à se débrouiller par eux-mêmes. Rolf Liebermann disait déjà que c'était crucial dans une maison d'opéra et qu'on s'en prenait trop souvent aux chanteurs quand ils étaient eux-mêmes trahis par la fosse : rendons donc grâce à Ono et à l'orchestre lyonnais, à l'égal des chanteurs, pour ce grand moment de théâtre lyrique.
Théâtre, au fait : oui, c'est vrai, il y avait une mise en scène, réalisée par Yoshi Oida. Il serait très injuste de ne pas en parler, parce que le spectacle est incontestablement réussi, mais il n'est pas surprenant que je n'en parle qu'ainsi en fin d'article : c'est que Oida a livré un spectacle d'un très grand classicisme, qui ne pouvait pas offenser les plus traditionalistes des spectateurs - même la barque mal en point qui joue un grand rôle dans le spectacle était d'une telle beauté plastique, utilisée avec tant d'intelligence, qu'on ne pouvait pas s'offusquer. Oui, un spectacle classique, donc. Et, pourtant, un spectacle fort. Pas uniquement à cause des qualités de la direction d'acteurs (oui, quand on a travaillé avec Peter Brook, on sait ce que ça veut dire - encore que, d'ailleurs, le travail sur le personnage-titre m'a paru beaucoup plus approfondi que celui sur les autres rôles principaux), mais parce que tout, pour une fois, est formidablement pensé et maîtrisé. Lumières, usages de l'espace scénique, enchaînements : voilà donc, se dit-on, à quoi ressemble un bon spectacle classique, quand il est fait par des gens compétents. Salutations à l'Opéra de Paris, où on croit depuis 2009 qu'il suffit de ressortir des costumes d'époque pour faire un beau spectacle.

mardi 22 avril 2014

Britten à Lyon (1) - The Turn of the Screw : c'est joli, c'est anglais

Il y a dans The Turn of the Screw quelque chose de terriblement anglais (mes excuses pour cette banalité), avec cette gouvernante, cette éducation élitiste, la stricte application de ces stéréotypes de genre qui ravissent tant nos glorieux hérauts modernes de la cause réac - c'est un peu beaucoup pour moi, et c'est sans doute pour cela que je n'arrive toujours pas à aimer cette œuvre autant que Billy Budd, Le Songe d'une nuit d'été, Le viol de Lucrèce, même si j'entends bien qu'il y a un contraste volontaire entre cette pesante normalité et l'atmosphère horrifique des apparitions. J'ai pourtant pu noter la réception enthousiaste par les nombreux scolaires présents : ils ne s'attendaient certainement pas à une œuvre aussi intense, aussi addictive même, qui parle immédiatement au public d'aujourd'hui - j'ai toujours pensé qu'il était bien plus malin d'initier des novices à l'opéra par Britten ou Janacek que par les monuments révérés de la tradition lyrique qu'on croit à tort plus abordables pour le grand public (souvenir cuisant d'un Don Giovanni dans l'excellente production de Michael Hanecke, qui n'a vraiment pas réussi à séduire des amis cinéphiles - mais le rythme de l'oeuvre n'est pas celle des films de Hanecke, et la longueur de l’œuvre non plus).
Valentina Carrasco, qui met en scène cette production lyonnaise, est un produit de La Fura dels Baus, et elle avait déjà travaillé à Lyon, aux côtés d'Alex Ollé, pour un Tristan où seul l'orchestre (dirigé par Kirill Petrenko) m'avait séduit (et même plus). Je n'ai pas beaucoup de respect pour La Fura : je veux bien croire que leurs premiers spectacles aient pu être audacieux et créatifs, mais tout ce que j'en ai vu de mes propres yeux semblait rechercher l'effet plus que la profondeur, la masse scénique plutôt que l'humain, l'image immédiate plutôt que la construction de l'émotion (le pire étant certainement le célèbre Turandot de l'Opéra de Bavière avec ses lunettes 3D crépitantes). Cette première production solitaire de Valentina Carrasco (pour moi du moins) a un peu les mêmes limites que celles de la maison-mère, mais en mieux. La grande beauté plastique des décors, la pertinence de leur usage au fil des tableaux, la fluidité de leur enchaînement méritent sans aucun doute le respect. La limite de cette beauté, c'est qu'elle n'apporte pas plus à l'interprétation de l’œuvre que ce qu'on y lit au premier coup d’œil - ces toiles d'araignée qui sont à la fois le cordage qui révèle le jardin du domaine et la trame des maléfices qui entourent les enfants en sont un exemple parlant : il fallait nous perdre, on nous indique le chemin. Et la direction d'acteurs, avouons-le, pourrait elle aussi gagner en intensité, en précision, en variété, et surtout en rythme.

Photo Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
C'est peut-être par une volonté consciente de contraste qu'à l'inverse Kauzshi Ono a choisi à l'inverse de faire ressortir la modernité de la partition en défaisant le fondu orchestral que Britten, malgré l'effectif réduit de son ensemble instrumental, parvient à créer en alternance avec les parties les plus chambristes de son instrumentation. La démarche n'est pas illégitime, mais je trouve qu'elle aboutit ici un peu trop souvent à une certaine confusion qui ne favorise pas la fluidité de la progression dramatique, qu'on entend si naturellement sur l'enregistrement classique dirigé par Britten lui-même. Et, plus gênant, je me demande si ce choix mal maîtrisé n'est pas sans influence sur la distribution, qui ne parvient pas à me satisfaire totalement - il y a, sans doute, le souvenir de la gouvernante lumineuse de Mireille Delunsch dans la production de Luc Bondy donnée à Aix, puis Paris et autres (DVD), mais j'ai eu un peu de mal tout de même à me convaincre de l'adéquation des chanteurs à leurs rôles, en particulier Mrs Grose et les enfants : l'impression dominante est que les chanteurs ne sont pas assez assurés par le soutien venant de la fosse pour pouvoir - fléau majeur - accorder toute l'attention nécessaire à la diction. Je m'abstiendrai d'en désigner les responsables, mais je crois tout de même que la fosse n'a pas aidé les chanteurs à donner le meilleur d'eux-mêmes.
Vous verrez qu'il n'en aura pas été de même pour Peter Grimes dans un prochain épisode.

mercredi 9 avril 2014

Britten à Lyon, en attendant la première

En Angleterre, le centième anniversaire de la naissance de Benjamin Britten a été célébré avec une intensité qui a pu indisposer même les plus grands admirateurs du compositeur ; en France, on ne peut pas dire que quiconque aurait risqué une indigestion, tant au contraire la plupart des institutions musicales se sont au mieux contentées de la portion congrue – l’Opéra de Paris, cela va sans dire, jouant le rôle du mauvais élève. L’Opéra de Lyon a donc eu bien raison de programmer, pour cette année post-anniversaire une trilogie Britten constituant l’édition 2014 du Festival qui, chaque année au printemps, y est consacré à un thème plus ou moins contraignant.
Britten n’est qu’un exemple parmi d’autres de ce miraculeux XXe siècle qui, tout en ne cessant de proclamer la déchéance et l’inactualité du genre lyrique, est constellé d’une série de chefs-d’œuvre singuliers qui force l’admiration. À la façon de son cadet Hans Werner Henze, il y joue le rôle de l’outsider en marge des courants avant-gardistes de l’après-guerre, sans pour autant cultiver la moindre nostalgie passéiste – je me permettrai de m’épargner ici la tâche écrasante qui consisterait à dresser un catalogue de toutes les inventions dramaturgiques et musicales par lesquelles Britten étend les potentialités du théâtre musical, chacune de ses œuvres, ou presque, trouvant des solutions nouvelles pour rendre possibles des projets à chaque fois différents.
Les trois opéras proposés par l’Opéra de Lyon ne forment pas un tout : Peter Grimes,  premier grand opéra de Britten, créé en 1945 moins d’un mois après l’armistice, s’appuie encore sur le grand orchestre post-romantique, tandis que les deux autres, conçus pour la troupe formée par Britten et son compagnon et interprète Peter Pears autour de leur résidence d’Aldeburgh (Suffolk), tiennent compte des contraintes économiques qu’impose cette production à l’écart des grandes compagnies lyriques : orchestre réduit, absence de chœur, nombre de personnages limité. Si The Turn of the Screw (1954), malgré l’irruption d’une sorte de fantastique du quotidien, suit une dramaturgie presque aussi classique que celle de Peter Grimes, Curlew River (La rivière aux courlis, 1964), qui fait partie d’un cycle de trois « paraboles d’église », transplante une pièce du théâtre dans une atmosphère médiévale bien occidentale - et dans un langage musical à la fois très brittenien et très radical dans son dépouillement.
Si on voulait pourtant tracer un fil rouge dans cette trilogie lyonnaise, ce serait bien la figure du paria, de l’étranger, du fou. Le Tour d’écrou, ce sont les fantômes du passé, d’anciens domestiques menant à leur perte les enfants qu’ils hantent ; dans La Rivière aux courlis, c’est le souvenir douloureux d’un enfant mort pleuré par sa mère rendue folle par cette perte, que l’apparition miraculeuse de l’enfant saura consoler ; Peter Grimes, lui, est un marginal social, une sombre et torturée figure d’inadapté à qui on fera payer la souffrance qu’il traîne avec lui. Cette figure, c’est un peu celle de Britten lui-même, homosexuel dans une société puritaine et objecteur de conscience pendant la Seconde guerre mondiale, une figure qui revient constamment dans son œuvre lyrique aussi bien avec le lumineux marin Billy Budd (1951) que dans la figure comique d’Albert Herring (1947), le fils de l’épicière que de bonnes âmes vont faire enfin sortir des jupes de sa terrible mère.
Sans doute, le choix lyonnais n’est pas celui de la légèreté et de la diversité – d’autres opéras auraient pu donner de Britten une image très différente, du shakespearien – et délicieux – Songe d’une nuit d’été à la comédie Albert Herring ; après tout, non seulement cette étroite parenté thématique sera bien de nature à faire ressortir toute la richesse de l’écriture de Britten même dans ce cadre restreint, mais la noirceur n’est pas le propre de l’opéra du XXe siècle : vous connaissez bien cet opéra où on brûle une vieille femme et un bébé et où la vengeance la plus cruelle est un plat qui se mange très, très froid ? Oui, Le Trouvère, bien sûr…
Ce qui me frappe toujours chez Britten, ce qui en fait un vrai, grand compositeur d'opéra, c'est son sens inné du théâtre. Regardez le début de Peter Grimes : ce n'est certainement pas, musicalement, un des moments les plus marquants de l’œuvre de Britten. Mais à partir d'une chose très simple, Britten sait rendre frappante cette scène de procès provincial, quand un officier judiciaire fait prêter serment à Peter accusé d'avoir fait mourir son apprenti : le premier lit d'un ton rapide et mécanique, qui est proprement agressif, les termes du serment ; dans la lenteur étonnante de Peter répétant ces mots sans vie apparaît immédiatement l'étrangeté du personnage, son inadéquation profonde. Cette lenteur, on pourrait dire que c'est celle du simplet pour qui le langage est difficile (et on pourrait le rapprocher ainsi du bégaiement de Billy Budd), mais il y a autre chose, quelque chose de paradoxalement aérien, de poétique. Vous vous ferez une idée (le poème de George Crabbe qui a servi de base au livret est à ce qu'il paraît très clair dans sa condamnation du pêcheur mal embouché), mais rien qu'à écouter cette petite chose je ne peux croire à sa culpabilité.
C'est là, peut-être, qu'on mesurera le mieux la richesse de la trajectoire de Britten musicien de théâtre : ce que je viens de décrire là, c'est du théâtre psychologique somme toute assez classique, si j'ose du Puccini en (beaucoup) mieux. Vous verrez en découvrant Curlew River que Britten n'en est pas resté là :  ce court et très dense opéra de chambre réussit à intégrer une tradition musicale européenne sans cesser jamais de porter la signature sonore de Britten. La personnalisation extrême de chaque instrument, renonçant au profit d'une expressivité dépouillée à la fusion des timbres qui donne souvent, dans des opéras à faible effectif orchestral (y compris Le tour d'écrou...) l'illusion d'avoir affaire, malgré tout, à un orchestre "classique", n'est que la systématisation d'une intuition qui taraudait Britten depuis longtemps et dont on pourra trouver la trace dans différentes œuvres antérieures composées pour sa petite troupe. Il en tire une expression intériorisée, où on entend mieux que jamais la vibration humaine qu'il recherche en ses personnages humains.
Curlew River avait été monté il y a une quinzaine d'années à Aix, puis en tournée notamment aux Bouffes du Nord à Paris, dans une belle production de Yoshi Oida. Cette fois, Oida se charge de Peter Grimes, qui sera sans doute l'une des premières productions lyriques à grande échelle de cet acteur majeur associé depuis des décennies au travail de Peter Brook. Pour Curlew River donc, l'Opéra de Lyon a choisi Olivier Py, qui paraît comme une évidence dans cette oeuvre éminemment spirituelle, et on espère y retrouver l'intensité de ses récentes Carmélites du TCE (il s'agit certes d'une reprise, mais je n'avais pas vu la production précédemment). Je suis un peu moins enthousiaste pour la troisième metteuse en scène, Valentina Carrasco, connue pour avoir fait ses premières armes dans le collectif catalan La Fura dels Baus que je considère plus comme une entreprise commerciale bien menée que comme un véritable lieu de créativité, mais laissons-la voler de ses propres ailes : l’œuvre, disons-le, est difficile à rater.
Je verrai ces trois spectacles à la mi-avril, je vous ferai un compte-rendu aussi rapidement que possible ensuite : en attendant, et puisqu'il reste des places, je ne peux que vous encourager à aller prendre un grand bol d'air anglais dans les ténèbres exiguës de l'Opéra de Lyon !

vendredi 21 mars 2014

Pour la dignité de la danse - Souvenirs de Londres

On se bat souvent, dans le milieu des balletomanes, pour savoir ce qu'on peut mettre sous le terme fourre-tout de néoclassicisme. Balanchine, Cranko, Grigorovitch, les premiers ballets de Neumeier ? Vaine querelle, sans doute, beaucoup moins importante qu'une question, qui, elle, n'embarrasse pas les forums de discussion : le classique, en danse, c'est quoi ? Retour tardif sur quelques soirées (et matinées) hivernales.

http://www.danceeurope.net/sites/default/files/styles/leave-it-alone/public/ENB_Corsaire_201_1917.jpg?itok=JUzx3pOi

vendredi 14 mars 2014

Gerard Mortier, les amours de l'opéra et du monde d'aujourd'hui

Je n'aime pas les nécrologies, et je n'aime pas en écrire, et j'en ai déjà écrit une récemment (pour Claudio Abbado) ; mais celle, particulièrement imbécile, que l'AFP a diffusée sur le décès de Gerard Mortier (et que liberation.fr, par exemple, a repris sans scrupules), avec toutes ses insinuations de mégalomanie et de je ne sais quoi, me fait un peu réagir, même si je sais bien qu'il est normal que des incompétents écrivent des âneries.
Parce que le caractère de Gerard Mortier, ses qualités humaines ou ses défauts criminels, ça ne nous intéresse pas, aujourd'hui moins encore qu'hier. Dans le monde de l'art, la pesée des âmes ne se fait pas comme sur les retables médiévaux, les péchés dans un des plateaux de la balance, les bonnes actions dans l'autre. En art, seuls comptes les hauts faits, les œuvres essentielles, ce qui restera. Vous avez écrit quantité de belles petites choses sympathiques ? Vous n'existez même pas. Vous avez écrit un chef-d’œuvre, un diamant ? Restez toujours parmi nous.
Gerard Mortier n'a pas tout réussi, dans sa dense carrière. Je me souviens, par exemple, quand il est arrivé à l'Opéra de Paris : toutes ces productions importées, qui avaient peut-être marqué leur public original, mais étaient exsangues sur les scènes de Bastille ou de Garnier (je pense à La Clémence de Titus version Herrmann ou De la maison des morts par Klaus-Michael Grüber, notamment) ; quelques productions choc et toc, comme le Tristan de Bill Viola ou cette Flûte enchantée de La Fura dels Baus, qu'il défendait tant (je n'ai jamais compris pourquoi il tenait tant à La Fura, ces faiseurs, ces commerçants, tout en méprisant Calixto Bieito, qui ne réussit pas tout mais a tout de même une autre profondeur).
Mortier avait sauvé La Monnaie ; il avait sauvé le Festival de Salzbourg, qui était dans un état d'inanité artistique absolument incroyable à la mort de Karajan qui l'avait exploité sans aucun scrupule ; il n'a pas sauvé l'Opéra de Paris qui ne se portait pas si mal, mais à qui il manquait précisément cette flamme qu'il lui a apporté.
Les faiblesses que j'ai relevées ne pèsent rien aujourd'hui, elles n'existent plus. Mortier à l'Opéra de Paris, c'est tellement de grands souvenirs de l'opéra vraiment comme un art total. Le Don Giovanni de Haneke, tétanisant d'intensité ; la sublime scène autour de Zerlina et Masetto, ces petites gens qui font la fête et qui sont les seuls, ici, à trouver du plaisir dans la vie ; la direction sépulcrale de Cambreling ; et une distribution dominée par deux chanteurs incroyables - vous vous souviendrez de Peter Mattei quand vous entendrez l'impitoyable beugleur Schrott dans le rôle titre la saison prochaine.
La Traviata mise en scène par Marthaler, cette danse de mort poignante ; Christine Schäfer aussi peu orthodoxe que possible, mais brûlante, avec cette "petite mort", cette petite flamme qui s'éteint dans le silence ; et puis, pour un directeur d'opéra censé négliger la musique, un certain Jonas Kaufmann en Alfredo...
Parsifal vu par Warlikowski et réinventé dans la fosse, du cœur de la partition, par Hartmut Haenchen, tellement supérieur à Philippe Jordan ou à Thielemann qu'on nous présente comme des chefs wagnériens, quelle blague. Cette manière fascinante de Warlikowski de sembler parcourir à loisir, comme dans un labyrinthe touffu, les espaces de Parsifal, cette liberté d'approche, cette manière de changer constamment de point de vue pour nous amener dans des recoins que nous ne connaissions pas. Et cette fin en guise d'utopie post-fin du monde, cette réconciliation impossible dans un monde remis en ordre.
Et tout Warlikowski, bien sûr, même si certaines productions étaient plus excitantes que d'autres, Warlikowski que Mortier nous a révélés et qui n'est pas près de sortir de notre horizon culturel, un génie théâtral qui n'a pas peur de suivre un chemin personnel pour nous amener à des choses universelles.
Am Anfang, spectacle singulier où la musique de Jörg Widmann et l'installation scénique d'Anselm Kiefer refusaient aussi bien la narration que cette manière de vouloir "traiter un thème", faire une dissertation scénique que tant de créateurs d'aujourd'hui prennent pour justification de leurs spectacles.
Johan Simons, surtout pour Simon Boccanegra, si vilipendé par les ignares. Un spectacle presque immobile, tétanisé par la perte des illusions, la tristesse du pouvoir, les ombres du passé, et cette manière qu'avaient les personnages d'écouter la musique, comme si elle leur parlait d'un monde disparu dans lequel ils voudraient tant encore agir.
Anna Viebrock et Ariane et Barbe-Bleue, fantastique découverte d'une œuvre française qui m'était totalement inconnue ; Viebrock, cette décoratrice de génie, et Cambreling l'avaient génialement dépouillée de tout le clinquant Belle Époque qui la masquait aux yeux du monde contemporain. "D'abord, il faut désobéir, quand l'ordre est absolu et ne s'explique pas"...

Excusez-moi, j'arrête là : il y en aurait bien d'autres, et si on me reproche de trop mettre en avant les metteurs en scène, je citerais volontiers d'autres noms, les chefs, les chanteurs qui ont marqué cette période : Salonen, Donhanyi, Ozawa, Nagano, Minkowski et Cambreling bien meilleur qu'on ne l'a dit, et tant de jeunes chefs de talent que l'orchestre a honteusement snobé, Gardner, Hanus, Netopil et d'autres ; Meier, Denoke, Kaufmann, et toute la cohorte des grands noms du circuit international que j'aime moins mais que le public aime, Villazon même dans ses derniers feux, Urmana, Graham, Netrebko, Dessay toujours là, Westbroek, et tant d'autres...
Voilà ce dont je me souviens, ou du moins une petite partie du tout. Voilà comment l'opéra a gagné son droit d'existence pour le XXIe siècle. Que les idiots qui disent que le "Regietheater" (concept imbécile, utilisé uniquement par l'ennemi, comme "théorie du genre") met en péril l'opéra pensent à l'action de Mortier : au contraire, la mise en scène, qu'on le veuille ou non, a sauvé l'opéra, et les directeurs d'opéra y ont joué un rôle comme aucun autre acteur du monde lyrique. Merci.

jeudi 6 mars 2014

Opéra de Munich : Prochaine saison

Deux jours à peine après l'Opéra de Paris (non, je ne vais pas revenir dessus, ça m'intéresse tellement peu...), l'Opéra de Munich a publié sa saison ; voici le lien vers la brochure de saison ; j'espère qu'il y aura une bonne âme pour l'envoyer à Jean-François Copé : une institution gavée de subventions publiques, qui se prétend culturelle, et qui ose publier une brochure toute pleine de dames toutes nues, hein, franchement.

samedi 1 février 2014

Opéra de Paris - 2014/2015, le ballet



La Source. Espérons simplement que le décor aura été revu !

29/11/2014-31/12/2014 La Source - Garnier 


Il n'y a que ça qui vous intéresse à l'Opéra, et vous avez bien raison. On ne peut pas détruire l'intérêt d'une compagnie de danse aussi facilement que Nicolas Joel l'a fait pour la maison d'opéra qui l'accompagne, et pourtant Brigitte Lefèvre, future ex-directrice du Ballet de l'Opéra, a posé des jalons importants dans ce sens (faisons confiance à Benjamin Millepied pour, euh... faire pire ? faire mieux ?).
Passons sur le fait, naturellement, que si je relaie les informations ayant bizarrement fuité (voir message précédent), cela ne fait que concourir à la tendance de plus en plus dérisoire de faire connaître - volontairement ou, comme ici ou cet automne au Festival de Salzbourg, par des inadvertances diverses. Laissez-nous donc le plaisir de découvrir par nous-mêmes !

Voilà donc ce que nous promet la nouvelle saison :

1-7 septembre Tanztheater Wuppertal - Garnier

Pina Bausch, donc, de retour sur la scène de Garnier après de longues années de fidélité au Théâtre de la Ville. Bausch avait présenté Iphigénie en Tauride puis Orphée à Garnier en 1991 et 1993 ; elle avait traversé la place du Châtelet pour un crochet par le théâtre du même nom il y a moins longtemps, mais évidemment, aujourd'hui, les temps sont durs et un financement un peu plus conséquent ne peut pas être de trop. On ne connaît pas encore le nom de la pièce choisie, mais ce sera de toute façon intéressant.

20 septembre-10 octobre Lander / Forsythe - Garnier

Études, c'est un peu comme Suite en Blanc de Lifar, sauf qu'on s'y ennuie nettement plus. Si le Forsythe pouvait être Artifact Suite, je m'y précipiterais.

21 octobre-7 novembre Rain - Garnier

Retour d'un chef-d’œuvre sur la scène de Garnier. Mal accueillie lors de son entrée au répertoire, la pièce d'Anne-Teresa de Keersmaeker y était de toute façon très mal dansée par des danseurs incapables du moindre abandon. Et naturellement, comme toujours dans ce cas-là, trop de balletomanes en ont accusé la chorégraphe. Que je tiens, naturellement, pour une des plus grandes artistes du spectacle vivant d'aujourd'hui.

26 novembre-31 décembre Casse-Noisette - Bastille 

Le sacro-saint ballet des fêtes revient à Bastille, ce qui n'est pas un mal (on l'avait certes vu en 2007 et 2009, mais après une longue disette). La production, malgré quelques bizarreries, est une des plus convaincantes dans le très discuté héritage Noureev.

29 novembre-31 décembre La Source - Garnier 

Une des rares commandes pertinentes et pérennes qu'aura faites Brigitte Lefèvre ces dernières années. Comme je l'avais écrit lors de la création, La source, c'est le triomphe que l'Opéra de Paris ne méritait pas.

6-10 janvier Ballet Royal de Suède (Juliet & Roméo Mats Ek) - Garnier

Mats Ek est un génie. Point. Je ne connais pas celui-là, mais il faut y aller. Avec une troupe qu'on ne voit pas tous les quatre matins.

3-20 février Paul / Rigal / Lock - Garnier

Une création, celle de Pierre Rigal, et deux reprises, si j'ai bien compris (à vérifier). La pièce du canadien Édouard Lock, créée en 2002 à l'Opéra, me laisse des souvenirs cuisants, malgré une Marie-Agnès Gillot en majesté (elle qui danse si magnifiquement le contemporain mais semble tant aimer les platitudes chorégraphiques les plus clinquantes). La pièce de Nicolas Paul, elle, me laisse tellement peu de souvenirs que j'en viens à douter de l'avoir vue.

24/02/2015-12/03/2015 Le Chant de la Terre - Garnier

Grande inquiétude ici : l'inénarrable Lefèvre ne va pas oser vendre la très belle pièce de McMillan toute seule ? À peine une heure pour des prix pareils ? (c'est aussi le cas de Rain, comme précédemment de Kaguyahime et ses moins de 60 minutes de danse). À Londres, je l'avais vue avec The Dream d'Ashton (55 minutes, pas très passionnantes il est vrai) ; à Munich, c'était une pièce de 25 minutes signée Lucinda Child qui le précédait.. Je serais ravi de revoir cette pièce qui réussit le pari fou de créer de la danse sur une musique qui l'appelle si peu, mais vraiment, ceux qui ne se contentent pas comme moi de vulgaires fonds de loge ont de quoi s'interroger quant à l'utilisation de leurs précieuses finances.

11 mars-9 avril Le Lac des Cygnes - Bastille

Ne faisons pas les difficiles, ça fait toujours plaisir. Mais l'état de la troupe est tel que le risque de tomber sur une distribution vraiment pas à la hauteur est grand.

3-8 avril Spectacle de l’Ecole de Danse - Garnier

Si ça pouvait être la reprise de la magnifique Coppélia d'il y a 3 ans...

20 avril-20 mai L'histoire de Manon - Garnier

Dans le contexte pas très gai de l'Opéra version Lefèvre fin de règne, la dernière série de Manon il y a deux ans avait été une excellente surprise, entre autres parce que ce répertoire semble mobiliser nettement plus l'énergie des danseurs que les grands classiques. La pièce est en tout cas plaisante et riche, ça vaut le coup d'essayer (on rêve forcément de telle ou telle danseuse de la jeune génération dans le rôle titre...)

2-19 mai Paquita - Garnier

Hein ? ... Oh, pardon, je m'étais endormi en vous parlant. Oui, il suffit qu'on dise Paquita et je m'endors, c'est comme ça. Non, franchement, je l'ai pas mal vu, ce ballet, et je vois difficilement quel plaisir on peut en tirer. Même le Grand pas du second acte, tel que remonté à Paris, n'a pas l'aura souvent irrésistible des vrais morceaux de Petipa.

28 mai-6 juin Les Enfants du Paradis - Garnier

Oh, alors ça, c'est la reprise qu'on attendait tous. La pire musique de toute l'histoire de la danse (non, je plaisante, il y a La petite danseuse de Degas), une incapacité désolante à combiner danse et narration, et une manière sans scrupule d'appâter le touriste par le pittoresque parisien.

29 juin-14 juillet La Fille Mal Gardée - Garnier

Bon, Paris me dégoûte tellement en été qu'il n'y a aucune chance que j'y aille, mais la pièce est diablement sympathique.

4 juillet-16 juillet L’Anatomie de la Sensation - Bastille

 L'Opéra de Paris a un certain nombre ou un nombre certain de daubes à son répertoire et au tableau de ses créations maison, mais celle-là remporte tout de même la palme de la prétention. Parce que, vous comprenez, il ne faut pas juste faire de la danse, il faut aussi afficher de hautes ambitions philosophiques. Et on ne peut nier que Wayne McGregor s'élève, si j'ose dire, au même niveau en matière de philosophie que de danse. Le zéro absolu, donc.

vendredi 31 janvier 2014

Opéra de Paris - 2014/2015

Une fuite assez incompréhensible, sur le site d'une agence de voyage japonaise (merci Google Translate...), a informé le monde entier un peu étonné du programme de la prochaine saison de l'Opéra de Paris. En matière d'opéra, beaucoup de rumeurs étaient connues, et surtout il manque sans doute quelques productions (il y en a 16 dans la liste ci-dessous contre 18 à 20 habituellement) ; on avait cru comprendre que la saison s'ouvrirait sur Moïse et Aron de Schönberg mis en scène par Romeo Castellucci, à la place de Patrice Chéreau, ce qui serait une très bonne nouvelle (à la fois parce que Castellucci et parce que Moïse et Aron, qui est tout sauf le monument froid et rébarbatif qu'on croit), c'est sans doute en fait pour la première saison effective (donc la suivante) du mandat de Stéphane Lissner. En tout cas, rien ici ne porte la marque particulière du nouveau patron et la saison, sous réserve naturellement du comblement des manques, est tout aussi terne que l'actuelle :

[NB: dans cette liste comme la suivante, je conserve par paresse l'ordre japonais des dates, année/mois/jour)]


2014/9/8 ~ 10/12 Bastille La Traviata (reprise de l'ère Joel)
2014/9/19 ~ 11/3 Bastille Le Barbier de Séville (reprise de l'ère Gall)
2014/10/10 ~ 11/28 Bastille Tosca (antique production pré-Gall, 1994 - mauvaise un jour, mauvaise toujours)
2014/10/16 ~ 2015/2/15 Garnier L'Enlèvement au Sérail (nouvelle production d'une œuvre trop rare à Paris et que j'apprécie de plus en plus, hélas confiée à une people sans expérience, Zabou Breitman)
2014/11/20 ~ 12/18 Garnier Hänsel et Gretel (reprise de l'ère Joel)
2014/11/30 ~ 12/30 Bastille La Bohème (nouvelle production, apparemment)
2015/1/15 ~ 2/14 Bastille Don Giovanni (reprise de l'ère Mortier : la production de Hanecke est la seule ou presque des grandes réussites de l'ère Mortier que Monseigneur Nicolas Joel a daigné reprendre)
2015/1/22 ~ 2/17 Bastille Ariadne auf Naxos (reprise de l'ère Gall - beaucoup vue et pas franchement inoubliable ; si en plus c'est à nouveau Philippe Jordan qui dirige, tous aux abris)
2015/2/7 ~ 2/28 Bastille Pelléas et Mélisande (reprise de l'ère Gall, d'une production initialement produite par Mortier à Salzbourg - une assez belle production, bien connue et depuis peu éditée en DVD)
2015/3/2 ~ 3/28 Bastille Gounod; Faust (reprise de l'ère Joel, d'une des légendaires catastrophes de ce brillant mandat)
2015/3/27 ~ 4/21 Garnier Massenet; Le Cid (nouvelle production - Massenet, cette incarnation musicale de la poussière, si chère aux amateurs d'opéra travail-famille-patrie. En prime, vous aurez Roberto Alagna)
2015/4/3 ~ 4/26 Bastille Rusalka (reprise de l'ère Gall, d'une des plus belles productions de Robert Carsen - et naturellement l'oeuvre est fabuleuse, mais vous le savez tous)
2015/4/17 ~ 6/28 Bastille La Flûte enchantée (reprise de l'ère Joel)
2015/5/16 ~ 6/14 Bastille Chausson; Le roi Arthus (et non le King Arthur de Purcell qui n'aurait naturellement rien à faire à Bastille - une oeuvre que je ne connais pas, mais que je préfèrerais découvrir sans Sophie Koch et Roberto Alagna !)
2015/6/16 ~ 7/15 Garnier Gluck; Alceste (reprise de l'ère Joel, dont on peut se passer : ni Olivier Py, ni Marc Minkowski n'étaient au sommet de leur forme l'automne dernier)
2015/6/23 ~ 7/15 Bastille Cilea; Adriana Lecouvreur (nouvelle production - l’œuvre n'est pas indispensable, et on remarquera l'admirable obstination de Nicolas Joel à produire ces œuvres véristes qui coûtent cher et n'intéressent pas les foules ; ceci étant, parmi les pensums produits par lui, celui-là n'est certainement pas le pire)

Ce n'est pas très gentil, mais je vais vous faire attendre un peu pour le ballet, où la saison est incontestablement plus intéressante.

mercredi 22 janvier 2014

La force de l'utopie. Claudio Abbado in memoriam

À quoi bon, mes amis ? Claudio Abbado est mort, et on ne sait pas trop quoi dire qui n'ait été dit mille fois. Je l'ai vu en tout et pour tout une toute petite dizaine de fois - dans son ultime carrière, depuis son retour après sa terrible maladie -, sans aller l'entendre dans son Olympe de Lucerne (erreur), et n'étant pas discophile je n'ai finalement pas tant de disques de lui. Je n'ai pas de compétence particulière, pas d'expérience extraordinaire comme peuvent en avoir ceux qui le suivaient depuis des décennies, simplement ma relation de mélomane avec lui, comme tant d'autres mélomanes.
Mais, si banale qu'elle soit dans la république des mélomanes, cette relation, pour moi, est une des plus fortes que j'ai eues. Parce que Claudio Abbado chef d'orchestre a été un interprète exceptionnel, et je me souviens de cette "Grande" symphonie de Schubert donnée en mai 2002 à la Cité de la Musique avec le Chamber Orchestra of Europe - le retour à la vie d'un miraculé, et pour moi une expérience d'une intensité presque traumatisante, m'empêchant d'applaudir (c'est sans doute depuis ce jour-là que j'ai de moins en moins envie d'applaudir au concert - à quoi bon faire du bruit quand la musique a parlé ?). Interprète exceptionnel, évidemment, et un interprète qui n'est pas humaniste qu'en paroles, avec cette chaleur et cette proximité irradiante qui, à travers la personne du chef, vous mettent nez à nez avec l'oeuvre qu'on devait, j'imagine, ressentir avec Carlos Kleiber et qu'on ressent aujourd'hui souvent avec Mariss Jansons.
Mais ce qui rend Abbado exceptionnel, plus encore que Jansons par exemple qui, si admirable soit-il, est interprète et seulement cela, c'est la manière dont, sans jamais sortir de sa modestie d'interprète, il a contribué à façonner la vie musicale de son temps. Pensons à cette Italie des années de plomb où, avec ses compagnons de marche, Berio, Nono, et Pollini qui seul nous reste, il a contribué à ancrer la musique dans les utopies de notre temps - en nos temps où se moquer des utopies est devenu le sceau suprême de l'intelligence, que cette leçon puisse être rappelée. Pensons à cette capacité d'entraînement qui a fait de tant de musiciens d'orchestre, au fil des orchestres fondés - ne citons que le Gustav Mahler Jugendorchester, encore aujourd'hui l'un des meilleurs orchestres du monde, fondé en 1986 pour que la musique passe les frontières du rideau de fer -, des compagnons et des partenaires, dans une vision de la musique qui se nourrissait toujours de dialogue et d'écoute - les grandes symphonies de Mahler comme des joyaux chambristes. Pensons enfin à son engagement constant pour la musique de son temps, y compris quand il s'est agi de faire évoluer le mastodonte berlinois de l'immobilisme marmoréen de l'ère Karajan à ce qu'il est aujourd'hui, l'un des orchestres les plus passionnants bien au-delà de la question du niveau technique : pour ce qui m'intéresse le plus, je n'oublierai pas que c'est lui qui, en 1994, a commandé et créé à Berlin l'un des derniers chefs-d’œuvre orchestraux du XXe siècle, Stele de György Kurtág.
Je ne vois pas de conclusion meilleure pour conclure ce petit propos que de citer cette épitaphe trouvée par son ami Luigi Nono :

Caminantes, no hay caminos, hay que caminar. Vous qui cheminez, il n'y a pas de chemin, il n'y a qu'à marcher.
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