mardi 28 juin 2011

Wayne McGregor, L'Anatomie de la prétention

Oui, bon, je sais. Mais vous comprenez, avec cette chaleur, il fallait bien que je me réfugie quelque part, et puis il n’y avait pas un concert correct à Paris en ce lundi soir. Donc générale du spectacle de Wayne McGregor à l’Opéra-Bastille – au moins, contrairement au cinéma, c’était gratuit. Comment ça s’appelait, déjà, cette chose ? La psychologie de la reptation, La scatologie de la déviation, L’autonomie de la fixation* ?
Vous en rêviez, hein ?  Moi non plus, en fait.


Le titre n’est pas négligeable, dans cette ambitieuse entreprise – ah oui, ça y est, L’Anatomie de la sensation - Pour Francis Bacon, rien que ça. Parce que vous comprenez, le jargon pseudo-philosophique, ça ne suffisait pas, il fallait aussi qu’il y ait un peu d’art-people, pour que le visiteur moyen du Centre Pompidou se dise « Ah oui, c’est vraiment moderne ». Notez que j’aime beaucoup Bacon ; mais c’est bien le genre d’allusion facile qui sont plus un marqueur de modernité qu’un réel apport – je ne veux pas remuer le couteau dans la plaie, mais on se souvient peut-être que Gerard Mortier, lui, avait fait venir un vrai grand artiste vivant d’aujourd’hui, Anselm Kiefer, pour un spectacle qui restera : d’un côté un spectacle qui donne à voir le travail d’un artiste vivant, de l’autre la récupération de l’aura d’un artiste mort….
Mais rassurez-vous : toute cette gangue pseudo-intellectuelle n’a laissé aucune trace dans ce qu’on voit sur scène. La pièce, qui suit les 9 mouvements de la pièce Blood on the floor de Mark-Anthony Turnage, est au contraire d’une platitude structurelle assez étonnante, enchaînant les solos et les duos avec à peu près autant de nécessité que chez Balanchine, qui au moins a le mérite, certes relatif, de limiter son ambition au pur divertissement. Les duos et solos se suivent donc, et on sent qu’ils sont calibrés pour être ensuite exploités à longueur de galas. Une vague scénographie, jointe à des effets de lumière d’un très sûr mauvais goût dans les effets faciles, est censée donner une identité visuelle différente à chacune de ces 9 scènes : les arts de la scène ont un peu évolué, tout de même, ces dernières décennies, et on est un peu ébahi devant la naïveté de ce travail.
Reste la gestuelle McGregor, ces mouvements en quelque sorte saccadés où le corps semble vivre sa vie propre – non sans une forte teinture de culture hip-hop. Mais une gestuelle, en tout état de cause, ne suffit pas à faire une chorégraphie, quand bien même on y adjoint une généreuse rasade d’hyperextensions. J’ai plutôt apprécié le duo qui ouvrait le spectacle, entre Mathias Heymann et Jérémie Bélingard, malgré les tics de ce dernier, et soudain une vague d’inquiétude s’est emparée de moi : me serais-je trompé sur McGregor. Ouf, la vague retombe vite, dès le solo suivant : Marie-Agnès Gillot, si magnifique danseuse pour peu qu’elle soit stimulée, s’y révèle le vecteur idéal des maniérismes autistes de McGregor. Le pire est cependant le 6e mouvement : que les fans de Myriam Oud-Braham ne se réjouissent pas trop vite, ils ne pourront l’admirer que dans ce trio très impersonnel et d’une incommensurable vulgarité, soutenue par la musique ad hoc de Turnage. Il résume en quelque sorte les deux grands problèmes du spectacle.
D’une part l’impersonnalité de la danse : si comme moi vous n’êtes pas très physionomiste, je vous préviens qu’on pourrait vous fourguer à peu près n’importe quelle danseuse à la place d’Aurélie Dupont sans que vous vous en rendiez compte. On vous offre 5 étoiles, et même Alice Renavand en prime, mais vous ne les verrez pas. L’Opéra offre un corps de ballet de 19 danseurs, mais il n’est utilisé que comme bouche-trou ; on sent qu’il s’agit de justifier la masse salariale du ballet plutôt que d’une nécessité artistique.
D’autre part la musique : le rapprochement avec Balanchine évoqué ci-dessus pour la structure lâche de revue à numéros est aussi pertinent pour la relation avec la musique. La musique détermine tout, avec une distance presque nulle (pas d’inflexion musicale sans traduction chorégraphique immédiate, pas de mouvement dansé sans stimulus musical), alors que Balanchine à son meilleur savait donner un peu d’air à sa danse pour mieux faire ressortir les grandes structures musicales au-delà du note à note. Et puis, malheureusement, Turnage n’est pas Stravinsky : essayer de faire passer quelques accents contemporains en les noyant dans un jazz qui ne m’a pas paru particulièrement ambitieux, c’est sans doute payant auprès du grand public, mais pas bien glorieux (je crois que je n’avais jamais entendu l’Ensemble Intercontemporain dans une pièce aussi faible). La vulgarité de la musique et de la chorégraphie se regardent ainsi les yeux dans les yeux, et on n’a pas très envie de venir déranger leur tête à tête.
La soirée est moins désagréable dans son ensemble que ne l’avait été la première pièce de McGregor à l’Opéra, interminable bien que court et franchement vil quant à sa musique. Ici, le succédané de contemporain à l’usage des compagnies classiques que propose McGregor se digère sans trop de peine, mais sans trop de plaisir. Disons que ça m’a laissé tout loisir de sentir la faim progresser dans mon estomac : la grande déception de la soirée, c’est au fond qu’il ait fait trop chaud pour pouvoir envisager de manger après le spectacle aux Associés, l’indispensable cantine du vrai balletomane.

PS : je précise que je n’étais pas moi-même invité à cette générale, mais il n’était pas difficile de récupérer une invitation auprès des personnes présentes… Je peux donc me permettre de gâcher l’effet de surprise sans scrupule.

EDIT : comme la plupart de mes lecteurs le savent, la première de l'Anatomie de la Sensation, prévue ce soir, est annulée. Ce qui, vu le niveau des ventes pour ce spectacle, n'est pas une perte financière considérable, sans compter la faiblesse de la perte artistique. Que les syndicats de l'Opéra me contactent, j'ai toute une liste de premières (et même si possible de séries complètes) à annuler pour l'année prochaine : la vieille Cenerentola de Ponnelle, Faust, La Force du Destin (aussi appelée L'Idiotie du Hasard), Cavalleria Rusticana/I Pagliacci...).

*J’ai aussi une version pas pour les enfants de ce titre, mais on ne peut décemment pas la diffuser sur un média généraliste à une heure de grande écoute. Un mélange de Georges Tron et de DSK, disons.

3 commentaires:

  1. Je suis en partie d'accord avec vos remarques à la différence près que j'apprécie beaucoup Balanchine. Le gros défaut de cette pièce était selon moi l'aspect "catalogue d'influences"...
    http://1enviedailleurs.com/2011/07/07/lanatomie-de-la-sensation-une-creation-sans-reelle-patte-personnelle/
    A part ça j'aime beaucoup votre blog très mordant...

    RépondreSupprimer
  2. Ah, mais je ne suis pas si négatif sur Balanchine. Disons que j'aime "bien" Balanchine, ni moins, ni plus...
    Merci pour votre message en tout cas, revenez quand vous voulez...

    RépondreSupprimer
  3. Pascal Gottesmann9/7/11 01:19

    Cessez, mon cher Rameau de vouer aux gémonies la magnifique Cenerentola de Ponnelle et voyez plutôt le film adapté de cette mise en scène. Ce film, chef d'œuvre de son auteur est d'une douceur et d'un raffinement inégalable, sublimée par la lumineuse présence de Federica Von Stadde. Les grandes mises en scène méritent de rester à la postérité et celle ci en fait indéniablement partie. De plus, la production sera reprise avec soin par Grischa Asagaroff, ancien assistant de Ponnelle et lui même responsable, entre autre, d'un beau Don Pasquale disponible en DVD avec Raimondi et Florez. Sinon d'accord avec vous pour le livret de la force du destin (que sa musique est pourtant belle) et à moitiée pour Cav/Pag (je ne garderais que le seul Pagliacci)

    RépondreSupprimer

Une petite râlerie ? Une pensée en l'air ? Une déclaration solennelle à faire ? C'est ici !

NB : Les commentaires sont désormais modérés en raison de problèmes de spam. Je m'engage à publier tous les messages qui ne relèvent pas du spam, même à contenu désagréable

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...