mardi 2 octobre 2007

Les Hauts où souffle l'esprit

Ce message est en partie une réponse au commentaire de Pascaline sur l'article La Révolte des tutus, que je conseille à tous d'aller lire... J'aurais de toute façon parlé de ce ballet, mais je le fais d'autant plus volontiers en réponse à une telle demande!

Dès sa création en février 2002, Hurlevent avait frappé les esprits, par la qualité de sa musique (Philippe Hersant), par la densité de ses atmosphères, par la richesse de sa construction dramatique et chorégraphique - et aussi par le fossé entre une critique boudeuse - qui idolâtre la danse contemporaine et tolère qu'on joue encore le répertoire, mais n'aime pas qu'on aille entre les deux - et un public enthousiaste. Cinq ans après, la troisième série de représentations du ballet montre qu'hors le titre, revenu à l'original anglais Wuthering Heights* rien n'a changé : Hurlevent - on me pardonnera de m'accrocher au titre de 2002 - est non seulement un très grand ballet, mais aussi la meilleure preuve que le répertoire du ballet narratif n'est mort.

L'enthousiasme du public est d'autant plus remarquable, au-delà de quelques voix contraires, que la structure narrative du ballet, à l'image du roman d'Emily Brontë, est complexe : une préparation n'est pas inutile pour s'y retrouver dans les différentes générations des familles Earnshaw et Linton ; la danse, on le sait, peine à expliquer ce genre de choses, et les grands ballets du répertoire, malgré la simplicité - pour ne pas dire la minceur - de leur intrigue, ne sont pas non plus toujours d'une parfaite clarté. Une fois cet obstacle franchi se découvre une construction admirable, qui sait équilibrer les tensions en faisant croître l'émotion. Le premier acte, du "paradis des amours enfantines" à la mort de Catherine, est particulièrement implacable, pour enchâsser au mieux ces deux moments d'audace chorégraphique incroyables que sont le solo de Catherine et le pas de deux entre Heathcliff et la trop faible Isabelle.

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Le premier s'insère dans la scène où nous est présentée la société aristocratique autour de la famille Linton : société où l'on se tient droit, où la vie est mise en forme - on ne sait trop si la forme est là pour combler le vide des sentiments ou pour empêcher de crier de douleur. Et soudain : Catherine, telle qu'en elle-même, jouant, (se) racontant des histoires, sautant sur le canapé, se cachant avec l'envie de se montrer, pleine d'énergie indomptée et de sourires naïvement séducteurs - l'innocente, la sauvage, l'incompréhensible, qui pour cela même va transformer la vie d'Edgar Linton et de sa soeur Isabelle, et précipiter Heathcliff dans la folie de la vengeance.

Le second de ces moments est celui où Heathcliff s'accouple - un mot moins trivial ne serait ici pas pertinent - avec Isabelle : c'est là sans doute un des moments les plus contemporains du ballet, si tant est que la distinction classique/contemporain a ici un sens. Cette gamine trop bien élevée qui s'enflamme, qui découvre d'un seul coup tout ce qui bouillonne en elle face à un roc comme Heathcliff, qu'elle attire à elle et qui finira par accepter cette union au nom de sa vengeance - cette acceptation brûlante de la violence : cela fait peur, mais c'est aussi un des plus beaux moments de danse que j'ai pu voir, à la hauteur, par exemple, du Sacre du printemps de Pina Bausch. Ce qui distingue cette violence-là de l'orgie de violence à laquelle la scène de danse contemporaine cède avec trop de complaisance est simple : cela s'appelle la danse.

La suprême habileté de Kader Belarbi est d'avoir su insérer cette histoire dans le monde de la danse classique, qui en est apparemment si éloigné, et notamment dans le cadre du ballet romantique français : comme dans Giselle ou La Sylphide, l'héroïne - Catherine - meurt à la fin du premier acte et apparaît au héros dans le second ; et l'arbre, cette merveille visuelle qui n'est pas la seule beauté visuelle de la scénographie de Peter Pabst, est à l'emplacement de la tombe de Giselle - sans parler des créatures en blanc au 2e acte, dont le vol est celui des Sylphides.

Une autre très grande qualité de ce ballet, qui n'étonne certes pas de la part de quelqu'un qui connaît aussi bien la maison que Kader Belarbi, est l'adéquation entre ses interprètes et leurs rôles. Marie-Agnès Gillot, Nicolas Le Riche, Jean-Guillaume Bart, Wilfried Romoli, Eleonora Abbagnato : de l'éblouissante distribution de la création, seuls les trois premiers sont présents pour cette reprise, et on sent toujours autant à quel point ils incarnent des rôles créés pour eux, d'après eux, sans que cette adéquation soit pour autant un facteur de facilité pour eux : c'est autant avec leurs qualités intrinsèques qu'avec leurs difficultés qu'a travaillé le chorégraphe, sans céder au plaisir de la virtuosité ni les laisser s'installer dans le confort.

Ce ballet, on l'aura compris, est pour moi un modèle. D'autres chorégraphes d'aujourd'hui, bien sûr, travaillent toujours autour du ballet narratif : que l'on pense aux grandes réussites d'un John Neumeier ou, pour rester à l'Opéra, au Clavigo [DVD] de Roland Petit, plutôt réussi mais dans une veine nettement moins profonde. Et ce d'autant plus que, me semble-t-il, danser ce ballet, loin d'éloigner les danseurs des grands ballets classiques, Hurlevent ne peut que les aider à habiter en profondeur leurs grands rôles, créés eux aussi pour des interprètes précis par Petipa ou Noureev. L'avenir est là : comme il est beau.

* Le mot Hurlevent est issu du titre d'une traduction du roman d'Emily Brontë et est donc protégé par le droit d'auteur.
Au fait : si vous ne connaissez pas le roman, ou si vous l'avez lu dans votre lointaine jeunesse, ou si vous n'en connaissez qu'une adaptation cinématographique, ou si vous croyez que c'est un roman à l'eau de rose pour jeune fille romantique, (RE)LISEZ-LE ! Je suis toujours sidéré qu'une très jeune femme, élevée dans les conventions d'une petite bourgeoisie paniquée par le spectre du déclassement, ne connaissant rien du monde, ait pu écrire une oeuvre si fulgurante, d'une violence psychologique telle, avec un tel sens de l'ambiguïté.
Je signalerai enfin qu'une captation vidéo de la création avait été effectuée ; il est regrettable qu'elle ne sorte pas en DVD, surtout à l'occasion d'une reprise qui aurait été l'occasion d'en vendre beaucoup. Mais ne désespérons pas.
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