samedi 20 février 2010

Danses contemporaines : l'art et le commerce

Et vous, êtes-vous plutôt McGregor ou Keersmaeker ? Plutôt Mats Ek ou Russell Maliphant ? Plutôt Théâtre de la Ville ou plutôt Chaillot ?

La danse contemporaine, c'est le bien. C'est bien parce que c'est moderne. Et tout ce qui est moderne est bien.

Une fois qu'on a dit ça, le droit à la critique, il faut bien le dire, apparaît singulièrement réduit. La danse contemporaine est un domaine d'une créativité enivrante, d'une vitalité que traduit son vaste succès public, et où pour une fois la France est bien placée, comme lieu de diffusion à vrai dire plus encore que pour les créateurs qu'elle fait naître. Mais peut-on encore critiquer l'un ou l'autre de ses nombreux courants sans passer pour réactionnaire ? La question se pose parfois avec vigueur, et c'est souvent en critiquant la partie la plus commerciale de la danse contemporaine qu'on se heurte aux réactions les plus vives - on peut parler ici de l'intouchable Béjart ou des spectacles de Sylvie Guillem, qui enchaîne les chorégraphies à sa gloire (Russell Maliphant déjà cité).

La reconnaissance dont bénéficie aujourd'hui la danse contemporaine en général (si tant est qu'une telle chose existe) a d'autres inconvénients. Le premier d'entre eux est certainement le caractère de plus en plus commercial de certaines productions. C'est le cas des shows de Sylvie Guillem, mais aussi des productions récentes d'Angelin Prelojcaj, programmées d'emblée en longues tournées, diffusées à la télévision et exploitées en DVD non par un des micro-labels spécialisés et gagne-petit, mais par la grosse machine MK2. On attend alors des chorégraphes avant tout qu'ils livrent des produits bien faits, bien finis, brillants et surtout très rythmés ; tout cela n'est pas forcément un mal, loin de là, et il y a des produits culturels beaucoup moins louables (les vieilleries de Broadway importées au Châtelet, par exemple, ou les opérettes de l'Opéra-Comique...).
Dans le monde de la danse contemporaine, ces succès commerciaux - de toute façon très circonscrits par rapport à d'autres types de divertissement populaire - n'occupent qu'une place un peu marginale dans une création plutôt marquée par une production multiple, réalisée par des opérateurs parfois microscopiques. Ils constituent une sorte de produit dérivé des quelques décennies précédentes de création, ce qui n'est au fond pas inutile. Mais il est évident que la création d'aujourd'hui, celle qui nourrira les Preljocaj de 2050, ne se fait dans ces grosses machines qui ne peuvent pas se permettre de prendre le moindre risque.
J'aurais peine à dire si elle se fait plutôt dans les micro-structures invisibles à l'oeil nu dont je parlais ou plutôt dans les grandes institutions spécialisées (Sadler's Wells à Londres, Théâtre de la Ville et Chaillot à Paris, festivals Montpellier Danse ou ImpulsTanz à Vienne...) ; je ne crois en tout cas pas du tout qu'elle se fait dans les maisons traditionnelles comme l'Opéra de Paris ou le Royal Opera House.
Ceux-ci ont pourtant fait de la création une mission prioritaire de leur activité, mais pour quel résultat ? On a souvent déploré que les chorégraphes les plus talentueux se laissent écraser par la machine Opéra et livrent des œuvres d'un ennui pesant à force d'essayer d'être à la hauteur de l'enjeu (on se souvient de l'impossible Roméo et Juliette de la si douée Sasha Waltz) ; et souvent, les essais les plus talentueux se retrouvent noyés par un océan d'indifférence (Les prisonniers du labyrinthe de Michèle Noiret).
Quant à une nébuleuse école autour du Royal Ballet dont sont sortis Wayne McGregor ou Russell Maliphant, j'y vois plus un alibi, une plante née hors sol qu'une véritable création : McGregor, en résidence au Royal Ballet et prochainement invité à l'Opéra de Paris pour créer, après Genus, une soirée complète, est un épigone bruyant et prétentieux, qui masque par l'abondance du discours le creux de la chorégraphie (Genus, n'est-ce pas, était une version chorégraphique de Darwin, en attendant un ballet sur, qui sait, Le Capital de Marx et Engels, ou De iure naturae et gentium du juriste allemand Pufendorf).

Je n'ai pas le talent (ni, avouons-le, le temps) d'explorer le foisonnement des jeunes créateurs qui me bouleverseront demain (le blog Images de danse le fait très bien). C'est sans doute un mal, c'est en tout cas un fait. En attendant, je profite de ce que m'offrent les salles plus institutionnelles où se succèdent des artistes qui, pour ne pas être les talents de demain, n'en sont pas moins les grands artistes d'aujourd'hui. Je pense notamment à Anne Teresa de Keersmaeker : ses spectacles sont un cas d'école, car toujours pleins, mais ne faisant presque jamais l'unanimité, et on se demande souvent pourquoi les spectateurs du Théâtre de la Ville continuent à se jeter sur les places s'ils n'aiment pas plus que ça son travail. Keersmaeker est elle-même une rareté, une radicale de naissance qui a su le rester. Certains survolent avec mépris cette radicalité, car elle est d'autant plus inflexible qu'elle est discrète ; c'est une radicalité du dépouillement, non de la provocation ou du trop plein que pratiquent souvent certains de ses compatriotes (le bien-pensant Sidi Larbi Cherkaoui, les trash Jan Lauwers et Jan Fabre).
Opéra de Munich Nationaltheater
Cette radicalité, elle la fait naître d'une relation d'une violente exigence avec la musique, non pas les robinets Cage ou Glass chers à trop de chorégraphes aujourd'hui, mais Bartok, mais Ligeti, mais Stravinsky, et même Mozart. Elle ne cherche jamais à en faire ressortir les structures de façon purement décorative (Balanchine...) ; au contraire, elle investit ces structures comme un territoire à explorer : c'est l'espace mental créé par la structure musicale qui compte. Et quand elle s'attaque au silence comme elle l'a fait récemment (The song), c'est au silence du mélomane qu'elle se confronte, ce silence de l'attente, qui résonne toujours de toutes les autres musiques.
C'est sans doute déroutant pour certains, peu habitués à une écoute exigeante de la musique et percevant le refus de la redondance comme un manque ;  c'est pour moi une aventure artistique sans commune mesure comme seule la danse contemporaine peut en offrir. J'ai pris l'exemple de cette chorégraphe, peut-être parce que je suis lassé de la voir souvent méprisée par la jet-set culturelle pour qui elle n'est pas assez divertissante - pas assez fun, pourrait-on dire... -, mais j'aurais pu prendre bien d'autres exemples. Tiens, disons par exemple - dans un genre différent - Josef Nadj. Ou les deux drôles de dames de Toujours après minuit. Wim Vandekeybus, pour ce que j'en sais. Mats Ek, Jiří Kylián, William Forsythe (les grands maîtres), et Merce Cunningham jusqu'au bout. Et bien d'autres, dont ceux que je ne connais pas encore.
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