vendredi 14 décembre 2007

Spectateur (2) : E voi non applaudite ?

Ne faisant pas mon deuil (pour emprunter une expression à la mode) de l’« ancien » Châtelet foyer de création et d’art vivant, j'ai dépensé de mauvaise grâce 10 euros pour aller voir l'une des 50 représentations de la production allemande de West Side Story accueillie par M. Choplin (qui a le front de faire passer cette tournée commerciale multidiffusée comme une production propre, mais passons).

Ce qui m'a frappé, plus qu'une production d'assez bonne routine, c'est l'attitude du public face à ce spectacle dont le principal mérite était sans doute à ses yeux de ne lui présenter que ce qu'il connaissait déjà. Je ne suis pas un habitué de ce genre de spectacle, et la manière entièrement mécanique avec lequel le public applaudissait systématiquement à chaque noir m’a particulièrement frappé. Ces applaudissements intenses ne variaient que très peu dans leur intensité, qu’ils concluent une simple scène de transition ou accueillent la fin d’un des tubes de la partition de Bernstein ; on sentait là un public entraîné, obéissant, plein de bonne volonté ; on ne sentait pas là la spontanéité, l’émotion, la sensibilité individuelle.

Je ne m’illusionne pas, bien sûr, sur la qualité des applaudissements qui ponctuent les concerts classiques : j’ai trop souvent observé à quel point les conclusions fortissimo appelaient des applaudissements de même intensité, à quel point un mauvais chanteur est souvent aussi ovationné qu’un bon, pour croire sans restriction à la valeur supérieure des applaudissements du public de la musique classique ; les fans d’opéra et d’Hélène Grimaud n’agissent pas ici plus intelligemment que les fans enamourés de telle starlette de téléréalité. Et tant de braves gens pour applaudir frénétiquement au moindre silence, pour retomber dans ses bavardages, ses toux, ses explorations de sac à main sitôt la musique reprise.

Il y a pourtant, parfois, souvent, dans le monde classique, des moments où les applaudissements ont un sens. Un de mes plus beaux souvenirs d’opéra est une représentation du Retour d’Ulysse de Monteverdi à Munich : l’entracte était placé après la scène émouvante des retrouvailles entre Ulysse et Télémaque. Le public ce jour-là a applaudi pendant plusieurs minutes une fois le rideau tombé, alors qu’il ne se passait rien sur scène, alors que personne n’est revenu saluer, simplement sous le coup d’une émotion collective. Beau, très beau moment.

Il faudrait dire au public que rien ne l’oblige à applaudir. Le pianiste Vladimir Horowitz, à qui on demandait ce qu’il attendait du public, répondait : « Le silence. – Les applaudissements ? – Non, le silence. On applaudit aussi les boxeurs. » Je me souviens avoir été presque incapable d'applaudir, tétanisé, lorsque Claudio Abbado est venu diriger la 9e symphonie de Schubert à la Cité de la Musique.

Les interprètes le savent comme le public des habitués : les applaudissements ne veulent rien dire quand le public a passé tout le concert à tousser, à feuilleter son programme et à se trémousser sur son siège. Dans les moments de grâce à l'inverse, il règne dans les salles un silence extraordinaire, condition d'une meilleure réception. Parler, s'exprimer, se sentir exister soi-même avant les autres, tout le monde sait le faire, et notre société nous y encourage à chaque seconde. Se taire, s'ouvrir à l'étranger, au différent, s'enrichir en abolissant temporairement la barrière du moi et du langage : la tâche n'est jamais simple, mais elle vaut qu'on s'y confronte.

dimanche 2 décembre 2007

Festivals (2) : Salzbourg pour quoi faire ?


Salzbourg, c'est le poids lourd des festivals de musique classique : plus de 200 000 places vendues, plus de 200 manifestations, près de 50 millions d'euros de budget* dont un quart seulement de subventions (et, hélas, 15 % de mécénat). Les festivals français, à côté, font pâle figure.
Ce puissant outil, moribond à la fin du règne ploutocratique de M. Karajan, réveillé en sursaut par Gerard Mortier qui lui a donné une nouvelle légitimité artistique, vit désormais sur ses rentes : Peter Ruzicka, intendant de 2002 à 2006, aurait pu reprendre à son compte une phrase inventée pour quelqu'un d'autre : "Mon bilan n'est ni bon, ni mauvais - il est juste nul" - peu de coups d'éclat, des thématiques qui laissent tout le monde indifférent, un peu de hargne contre Mortier mais une continuité molle. Jürgen Flimm, un (mauvais) metteur en scène** qui lui a succédé, est dans la même perspective, mais avec un bilan lyrique, pour sa première année, particulièrement médiocre.
Je n'ai fait qu'effleurer cette édition 2007 (une pièce de théâtre et deux concerts) : mais tous les échos de ce premier festival Flimm parlent d'un demi-succès - Eugène Onéguine et de quelques grands échecs tant musicaux que scéniques : un Benvenuto Cellini noyé sous le spectaculaires et les prononciations exotiques, un Freischütz d'avant-garde non dépourvu de bonnes idées mais mal bâti, une Armida (Haydn) vide de sens et musicalement médiocre. La bonne surprise vient du concert, dirigé par le pianiste Markus Hinterhäuser (spécialiste de musique contemporaine, celui-ci a été imposé à Flimm qui avait choisi un clarinettiste des trop conservateurs Wiener Philharmoniker): si les séries traditionnelles (Mozart-Matineen, Liederabende) semblent laissées en friche, beaucoup de propositions mêlant classique et contemporain ont revivifié un secteur que les Viennois, qui y ont toujours un rôle excessif, voudraient bien chloroformer dans la routine luxueuse.
L'an prochain, à vrai dire, paraît plus intéressant pour l'opéra, en même temps que moins aventureux : le tandem Wieler/Morabito, qui met en scène Rusalka de Dvorak, est un héritage de Mortier, Johan Simons (connu à Paris pour un Boccanegra intéressant) y met en scène un spectacle Bartok, et Claus Guth, qui a triomphé avec des Noces de Figaro en 2006, a le courage d'affronter Don Giovanni. Ce qui manque pourtant à cette programmation, c'est l'esprit du festival, une cohérence intellectuelle : n'a-t-on rien de mieux à y donner qu'Otello ou Roméo et Juliette de Gounod, qui plus est avec un couple de stars (Villazon/Netrebko) qui en garantit la vulgarité ?
Heureusement, il reste possible de piocher, dans ce festival, de quoi satisfaire tout mélomane curieux : et je ne manquerai pas, l'an prochain, d'y faire un copieux séjour. L'esprit des lieux, espérons-le, aura le dessus sur la médiocrité et la complaisance de leur maître du jour.

* Aix-en-Provence, le plus grand festival français, n'atteint pas la moitié de ces différens chiffres.
** Son King Arthur, donné à Salzbourg en 2005, est un des plus mauvais spectacles d'opéra que j'ai vus. Pour les amateurs téméraires, il existe en DVD (contrairement, par exemple, au Wozzek de Chéreau et Barenboim. Entre autres).

mercredi 21 novembre 2007

Admirations (3) : Sandrine Piau

On peut être un grand chanteur sans être ténor, sans jouer à la star et sans se reposer sur le répertoire courant. On a même le droit d'être intelligent. Sandrine Piau n'est pas la seule, bien sûr, à avoir toutes ces qualités (pour l'intelligence, allez donc voir ).
Petite anecdote: dans Tamerlano, Sandrine Piau chante un air aussi long que beau, Cor di padre. Lors d'une version de concert au Châtelet (le Châtelet d'avant...), l'ovation méritée du public n'avait pris fin que parce que Mme Piau avait fait signe à ses partenaires pour le récitatif qui suit de venir la rejoindre : modestie rare.

Sandrine Piau dispose d'une technique sûre qui lui permet d'exécuter vocalises et aigus sans effort apparent - quand d'autres bâtissent leur réputation sur la manière dont ils ne manquent pas de faire sentir au public toute la difficulté de leurs exploits. C'est évidemment fort utile dans ces Haendel qu'elle a souvent chantés, mais cette capacité seule ne justifierait pas de mention particulière si elle n'était accompagnée de cette qualité au nom suranné mais à l'actualité indémodable : le goût.

Le goût entendu ainsi n'est pas une qualité normative, qui distinguerait le bon du mauvais goût ; c'est une force positive, qui permet à celui qui le possède d'entrer dans l'esprit d'une oeuvre, d'une pensée, d'un style, d'un genre, et de le restituer non pas par les mots mais par l'action. Le goût ne se confond pas avec les recherches spécialisées des musicologues : il peut s'en nourrir, il peut les compléter par ce qu'on appellera, faute de mieux, l'instinct - il peut, aussi, dans le meilleur des cas, être un soutien pour elles, les musicologues ayant tout à gagner à voir leurs sujet d'études s'incarner dans le son - mais il s'en distingue sans complexe : il n'est pas reconstitution.

Chez un chanteur, il s'incarne dans tous les aspects de la voix : dans l'usage des registres, dans la couleur des voyelles, dans le phrasé d'une vocalise, dans l'articulation d'un récitatif. Ce sont là les qualités premières de Sandrine Piau. Chanteuse baroque ? Oui, sans doute, à en juger par son emploi du temps et par ses disques. Mais pas seulement : la musique française, et bien sûr Mozart, ont bénéficié amplement de cette clarté, de cette élégance, de cette capacité rare à susciter l'émotion par une expressivité aussi intense que dépouillée.

Mais revenons un peu sur la virtuosité : seuls quelques irréductibles lyricomaniaques perdus pour la culture en font encore, avec le timbre, un critère fondamental pour juger d'un chanteur. C'est parce qu'elle montre à quel point la virtuosité peut être un outil de l'intelligence, je crois, que Sandrine Piau est une chanteuse indispensable.


Cela fait longtemps que je voulais écrire sur Sandrine Piau. Il se trouve qu'à l'heure actuelle Mme Piau souffre de problèmes (dont la nature m'est inconnue et ne me regarde pas) qui l'ont contrainte à annuler de nombreux spectacles. J'en profite donc pour lui exprimer toute mon admiration et lui transmettre tous mes voeux pour que cette situation sans doute difficile cesse.

lundi 19 novembre 2007

Parigi, o cara, noi lascierem

Avouez-le, ô tenants de la supériorité parisienne : vous ne connaissez pas le Südostbayerisches Städtetheater. Trois villes : Passau, Landshut et Straubing, dans le sud-est de la Bavière, trois petites villes de 44 à 62 mille habitants, à trois pas de la frontière tchèque. Trois petits théâtres, une seule troupe d’acteurs et de chanteurs, un orchestre – mais trois publics.

En France on dirait : mais à quoi bon leur faire un théâtre (ne parlons même pas d’opéra), ils n’ont qu’à aller à Munich le week-end* – et ils n’auraient sans doute pas de mal à prouver qu’en effet il se trouve des citoyens de ces trois nobles villes que quelques heures de route ou de train n’effraieront pas. Mais ceux-là, ce sont les motivés, les déjà acquis à la cause de la culture : et les autres ?

A Straubing, Landshut et Passau, les autres peuvent aller, plusieurs fois par mois, voir des spectacles de théâtre et d’opéra : une dizaine de programmes de chaque genre sont répétés plusieurs fois, d’une ville à l’autre – Straubing, la plus petite, ayant au moins une représentation de chaque spectacle. Tout n’est pas rose, sans doute : il reste à s’assurer que le théâtre est rempli, que le public est diversifié socialement, et qu’une certaine qualité est au rendez-vous. Mais tout semble dire : venez chez nous, c’est pour vous que nous jouons.

Et en France ? Un communiqué des directeurs de trois opéras de province, parmi les plus petits (Tours, Avignon, Metz) fait état de la suppression de la subvention d’état à ces institutions, celle-ci ne représentant il est vrai que 10 % de leur budget. Dans le cas de Metz – le seul que je connaisse bien –, il y a une certaine logique dans cette suppression : la médiocrité de la programmation présentée, la vétusté de l’administration de la maison font que la disparition de cette institution ne serait, en apparence, pas une grosse perte pour la culture.

Pour la culture, certes. Mais pour le public ? Se désengager, bien sûr, est la solution de facilité : dire « loin de moi cette souillure » plutôt que de nettoyer ladite souillure, quelle noble attitude, et quelle lâcheté.

Pendant ce temps, à l’Opéra National de Paris… tout va bien, les salles sont pleines, les habitués râlent un peu dans leur coin, mais le modèle économique marche. Oublions donc le montant de la subvention, ne remettons rien en cause – puisque tout va bien.

Dans le domaine de la culture comme partout ailleurs, l’argent est une arme. C’est le premier moyen qu’a l’État pour peser sur les collectivités territoriales pour qu’elles jouent leur rôle culturel : c’est donc à l’État de pallier les défaillances de collectivités irresponsables : il ne s’agirait pas de faire des petits Opéras Nationaux de Paris partout, mais de s’assurer que le public de chaque ville importante reçoit sa part de culture. Pour cela, la logique voudrait que l’ONP d’une part, les maisons de province d’autre part, convergent quant à leur financement : que la Ville de Paris cofinance une maison dont elle bénéficie au premier chef**, et que l’État acquière un meilleur contrôle de la diffusion territoriale de la culture en accroissant en échange son financement.

C’est très mal venu, aujourd’hui, de parler d’État, a fortiori dans le domaine de la culture : c’est bien un signe de barbarie qu’une société ne croie plus à la possibilité d’une institution qui la rassemble et incarne ses intérêts. Une vraie res publica, un bien commun qui n’a rien à voir avec la République autoritaire et inhumaine que d’autres ne cessent de flétrir de leurs éloges.

Ah, j’allais oublier : j’étais hier soir à Metz, à l’Arsenal. Programme exigeant : Britten, Sinfonia da Requiem ; Chostakovitch, 13e symphonie Babi Yar. Orchestre National de Lorraine dirigé par Jacques Mercier, avec l’excellente basse Anatoli Kotcherga. Un concert symphonique comme j’en attends depuis longtemps de la part des orchestres parisiens : une cohésion de l’orchestre, un travail sur les plans sonores, une construction sans faille. Salle pleine et enthousiaste, au fait.

*Ce raisonnement est celui qui a retardé si longtemps la réouverture de l’Opéra de Lille ; celui-ci, du reste, n’a qu’à peine réouvert, avec un nombre ridicule de représentations et une politique qui semble plus viser le prestige que les besoins du public local.

** Seule une arrogance parisienne bien assise peut laisser croire que les tournées de l’Opéra en banlieue et en province, nombreuses cette année, relèvent d’une forme de décentralisation : c’est au contraire une belle entreprise impérialiste pour rappeler aux pauvres provinciaux l’étendue de la supériorité parisienne et de leur propre misère.

samedi 27 octobre 2007

Admirations (2) : Pierre Boulez

Pierre Boulez, compositeur, chef d'orchestre, bien sûr. Mais aussi polémiste, pédagogue infatigable, théoricien de la musique, fondateur d'orchestre...
Il est loin, le temps où Boulez symbolisait tout ce que le public ne veut pas entendre dans la musique contemporaine : tous les concerts qu'il donne sont désormais ovationnés quels qu'en soit le programme, on multiplie les hommages, et peu de grands orchestres résistent encore à inscrire sa musique à leurs programmes (hors les orchestres parisiens, bien sûr, mais sont-ils de grands orchestre). C'est le privilège du grand âge, le fruit du suivisme médiatique et la récompense de talents de chef d'orchestre hors du commun.
Un souvenir personnel tout d'abord: quand, il y a quelques années, Pierre Boulez a dirigé l'Orchestre de l'Opéra de Paris pour la première fois depuis plusieurs décennies, il avait choisi notamment Le Chant du rossignol de Stravinsky. Je me souviens d'un long solo de trompette (piccolo? Je n'ai pas l'oeuvre en mémoire) d'une beauté étincelante: bien sûr, l'instrumentiste mérite sa part de louanges, mais ce solo aveuglant illustrait à merveille l'art du chef d'orchestre : tout est dans le dialogue entre les instrumentistes et le chef.
La technique, comme dans tout art, n'est que la couche superficielle de l'accomplissement : on ne peut que plaindre les spectateurs naïfs qui décortiquent à longueur de concert la gestuelle des chefs - je citerais volontiers Claudio Abbado, chef dont chaque concert est inoubliable mais chez qui il n'y a rien à voir. Celle de Boulez, pourtant, est l'une des plus singulières qu'on connaisse : ces bras dessinant des figures géométriques, de façon presque imperturbable, de piano en fortissimo, de l'adagio au vivace - l'émotion en est, apparemment, absente, mais c'est que Boulez a compris que dans la musique l'émotion vient de l'intérieur, de la texture même du son.
On est trop blasé, à Paris, sur les fréquents concerts de ce chef d'exception : chacun d'eux reste un événement.

Vous l'aurez compris : c'est comme chef que j'ai découvert Pierre Boulez. Cela m'a aidé à découvrir son importance dans l'ensemble du monde musical, par les interrogations qu'il n'a eu de cesse de défendre sur les institutions musicales, par son activité de définition du répertoire (en faveur de Webern ou de Schoenberg, de Stravinsky, de Kurtag et de tant d'autres compositeurs plus jeunes), par son talent, dont le souvenir se perd, de polémiste.
Le compositeur, pendant longtemps, m'est resté étranger, en partie parce que la théorisation par Boulez de son activité de compositeur, trop souvent reprise sans discernement, m'avait donné, comme à tant d'autres, une fausse image de sa musique. La révélation m'en est venue par l'écoute isolée d'un mouvement du Marteau sans maître* : quelques minutes suspendues, où dialoguent une contralto et une flûte : rencontre somptueuse de deux timbres, plaisir du rythme, des frottements harmoniques, de l'individualité des interprètes. Musique intellectuelle ? Je n'en sais rien, et même je me demande ce que cela veut dire. Mais musique, ô combien, musique faite de beauté, de plaisir des sens, immédiate.
Je ne me sens pas capable, aujourd'hui, d'en dire plus sur ce monde que je ne fais que découvrir. Mais suivez-moi, et vous ne serez pas déçus du voyage.



*Plus précisément dans la dernière version, enregistrée par le maître avec la contralto Hilary Summers, qui fait partie de ma liste de grands chanteurs tellement plus intéressants qu'un Pavarotti...

vendredi 26 octobre 2007

Variétés

Le monde n’est pas si mauvais. Tandis que l’opium du peuple, magistralement vendu à un public qui n’en avait rien à faire six mois auparavant, s’incarnait en un ballon ovale et trente musculatures malmenées, un millier de personnes à chaque fois se laissait prendre à la logique tortueuse et caustique du Socrate de Telemann* (c’étaient les demi-finales) puis à la mélodie raffinée et sensuelle de la pécheresse sanctifiée de Caldara (c’était la finale). C’était à la Cité de la Musique, comme dans d’autres lieux de culture partout en France, et le chantre en était René Jacobs. C’est une forme de résistance.

Pendant ce temps, une autre opération de marketing habile vend une autre soupe, pour un public moins nombreux mais pas forcément plus délicat que celui du rugby : Decca vend Cecilia Bartoli as Maria Malibran, la plus célèbre chanteuse du début du XIXe siècle, au prix d’une identification macabre entre l’héroïne romantique et Maria Callas, morte il y a trente ans, et donc avec Bartoli elle-même. Voilà donc un album comme en variété, avec un concept en boîte. Même si Bartoli a (ou avait) bien plus de talent qu’un vulgaire Pavarotti ou qu’une banale Netrebko, cela n’a plus rien à voir avec la musique.

Cela n’a rien à voir (ce qui est le principe de ce genre de messages accumulatifs), mais l’actualité m’a fourni un excellent parallèle, en matière de ballet narratif, avec ce que j’avais écrit sur Hurlevent de Kader Belarbi.

Sasha Waltz est une chorégraphe qui ne manque pas de talent, même si elle restera sans doute toujours plus une bonne élève qu’une créatrice de tout premier plan : j’avais particulièrement apprécié Impromptus, sa création sur des lieder et des pièces pour piano de Schubert. Mais voilà que, créant pour la première fois un ballet à l’Opéra de Paris, elle a choisi de mettre en images le Roméo et Juliette de Berlioz : cela aura valu au public de Bastille un moment de musique de très haut niveau, grâce à l’Orchestre de l’Opéra merveilleusement ciselé par un Valery Gergiev pour une fois investi et poétique.

Mais, de même que la « symphonie dramatique » de Berlioz, le parti pris de la Berlinoise tourne résolument le dos à la narration : non pas l’histoire de Roméo et Juliette, mais l’essence de cette histoire. À vouloir à tout prix atteindre les sommets inaccessibles du pur amour, Sasha Waltz ne pouvait que tomber dans les abîmes de la banalité : il lui aurait fallu s’interroger sur ce qui fait que nous, êtres humains, aimons tant qu’on nous raconte des histoires, avec des personnages, des rebondissements, des moments inutiles. Ses ballets abstraits séduisaient par leur beauté, leur élégance même un peu vaines ; ici le sommet du ridicule est atteint quand Roméo escalade à dix reprises un pan de décor avant d’en glisser à chaque fois jusqu’en bas. Un prosaïsme que le plus banal des ballets classiques aurait su éviter.

*Cet opéra, La Patience de Socrate (Der geduldige Sokrates) a été enregistré dans les années 80 par une troupe hongroise pour l’éditeur Hungaroton : ces défricheursuHHHH ont fait un travail remarquable sur une œuvre qui ne l’est pas moins, et René Jacobs ne parvient pas vraiment à concurrencer ce coup d’essai, en partie en raison de sa distribution assez faible. Le disque hongrois mérite donc toute votre attention, d’autant plus qu’il est disponible (distr. Abeille Musique).

Quant à la Maddalena de Caldara, il n’y a pas d’autre choix que l’enregistrement de René Jacobs chez Harmonia Mundi, mais ce n’est pas à regretter en raison des affinités évidentes du chef belge avec ce répertoire.

mardi 2 octobre 2007

Les Hauts où souffle l'esprit

Ce message est en partie une réponse au commentaire de Pascaline sur l'article La Révolte des tutus, que je conseille à tous d'aller lire... J'aurais de toute façon parlé de ce ballet, mais je le fais d'autant plus volontiers en réponse à une telle demande!

Dès sa création en février 2002, Hurlevent avait frappé les esprits, par la qualité de sa musique (Philippe Hersant), par la densité de ses atmosphères, par la richesse de sa construction dramatique et chorégraphique - et aussi par le fossé entre une critique boudeuse - qui idolâtre la danse contemporaine et tolère qu'on joue encore le répertoire, mais n'aime pas qu'on aille entre les deux - et un public enthousiaste. Cinq ans après, la troisième série de représentations du ballet montre qu'hors le titre, revenu à l'original anglais Wuthering Heights* rien n'a changé : Hurlevent - on me pardonnera de m'accrocher au titre de 2002 - est non seulement un très grand ballet, mais aussi la meilleure preuve que le répertoire du ballet narratif n'est mort.

L'enthousiasme du public est d'autant plus remarquable, au-delà de quelques voix contraires, que la structure narrative du ballet, à l'image du roman d'Emily Brontë, est complexe : une préparation n'est pas inutile pour s'y retrouver dans les différentes générations des familles Earnshaw et Linton ; la danse, on le sait, peine à expliquer ce genre de choses, et les grands ballets du répertoire, malgré la simplicité - pour ne pas dire la minceur - de leur intrigue, ne sont pas non plus toujours d'une parfaite clarté. Une fois cet obstacle franchi se découvre une construction admirable, qui sait équilibrer les tensions en faisant croître l'émotion. Le premier acte, du "paradis des amours enfantines" à la mort de Catherine, est particulièrement implacable, pour enchâsser au mieux ces deux moments d'audace chorégraphique incroyables que sont le solo de Catherine et le pas de deux entre Heathcliff et la trop faible Isabelle.

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Le premier s'insère dans la scène où nous est présentée la société aristocratique autour de la famille Linton : société où l'on se tient droit, où la vie est mise en forme - on ne sait trop si la forme est là pour combler le vide des sentiments ou pour empêcher de crier de douleur. Et soudain : Catherine, telle qu'en elle-même, jouant, (se) racontant des histoires, sautant sur le canapé, se cachant avec l'envie de se montrer, pleine d'énergie indomptée et de sourires naïvement séducteurs - l'innocente, la sauvage, l'incompréhensible, qui pour cela même va transformer la vie d'Edgar Linton et de sa soeur Isabelle, et précipiter Heathcliff dans la folie de la vengeance.

Le second de ces moments est celui où Heathcliff s'accouple - un mot moins trivial ne serait ici pas pertinent - avec Isabelle : c'est là sans doute un des moments les plus contemporains du ballet, si tant est que la distinction classique/contemporain a ici un sens. Cette gamine trop bien élevée qui s'enflamme, qui découvre d'un seul coup tout ce qui bouillonne en elle face à un roc comme Heathcliff, qu'elle attire à elle et qui finira par accepter cette union au nom de sa vengeance - cette acceptation brûlante de la violence : cela fait peur, mais c'est aussi un des plus beaux moments de danse que j'ai pu voir, à la hauteur, par exemple, du Sacre du printemps de Pina Bausch. Ce qui distingue cette violence-là de l'orgie de violence à laquelle la scène de danse contemporaine cède avec trop de complaisance est simple : cela s'appelle la danse.

La suprême habileté de Kader Belarbi est d'avoir su insérer cette histoire dans le monde de la danse classique, qui en est apparemment si éloigné, et notamment dans le cadre du ballet romantique français : comme dans Giselle ou La Sylphide, l'héroïne - Catherine - meurt à la fin du premier acte et apparaît au héros dans le second ; et l'arbre, cette merveille visuelle qui n'est pas la seule beauté visuelle de la scénographie de Peter Pabst, est à l'emplacement de la tombe de Giselle - sans parler des créatures en blanc au 2e acte, dont le vol est celui des Sylphides.

Une autre très grande qualité de ce ballet, qui n'étonne certes pas de la part de quelqu'un qui connaît aussi bien la maison que Kader Belarbi, est l'adéquation entre ses interprètes et leurs rôles. Marie-Agnès Gillot, Nicolas Le Riche, Jean-Guillaume Bart, Wilfried Romoli, Eleonora Abbagnato : de l'éblouissante distribution de la création, seuls les trois premiers sont présents pour cette reprise, et on sent toujours autant à quel point ils incarnent des rôles créés pour eux, d'après eux, sans que cette adéquation soit pour autant un facteur de facilité pour eux : c'est autant avec leurs qualités intrinsèques qu'avec leurs difficultés qu'a travaillé le chorégraphe, sans céder au plaisir de la virtuosité ni les laisser s'installer dans le confort.

Ce ballet, on l'aura compris, est pour moi un modèle. D'autres chorégraphes d'aujourd'hui, bien sûr, travaillent toujours autour du ballet narratif : que l'on pense aux grandes réussites d'un John Neumeier ou, pour rester à l'Opéra, au Clavigo [DVD] de Roland Petit, plutôt réussi mais dans une veine nettement moins profonde. Et ce d'autant plus que, me semble-t-il, danser ce ballet, loin d'éloigner les danseurs des grands ballets classiques, Hurlevent ne peut que les aider à habiter en profondeur leurs grands rôles, créés eux aussi pour des interprètes précis par Petipa ou Noureev. L'avenir est là : comme il est beau.

* Le mot Hurlevent est issu du titre d'une traduction du roman d'Emily Brontë et est donc protégé par le droit d'auteur.
Au fait : si vous ne connaissez pas le roman, ou si vous l'avez lu dans votre lointaine jeunesse, ou si vous n'en connaissez qu'une adaptation cinématographique, ou si vous croyez que c'est un roman à l'eau de rose pour jeune fille romantique, (RE)LISEZ-LE ! Je suis toujours sidéré qu'une très jeune femme, élevée dans les conventions d'une petite bourgeoisie paniquée par le spectre du déclassement, ne connaissant rien du monde, ait pu écrire une oeuvre si fulgurante, d'une violence psychologique telle, avec un tel sens de l'ambiguïté.
Je signalerai enfin qu'une captation vidéo de la création avait été effectuée ; il est regrettable qu'elle ne sorte pas en DVD, surtout à l'occasion d'une reprise qui aurait été l'occasion d'en vendre beaucoup. Mais ne désespérons pas.

lundi 1 octobre 2007

FESTIVALS (1) : Bayreuth, à quoi bon ?

Mon chemin a croisé cet été trois des plus importants festivals de l'ère germanique: Bayreuth par la radio, Salzbourg à la marge, et Munich intensément. Petit tour d'horizon, à l'usage des Français.


C’est un fait trop peu connu dans le monde musical : le site internet du Festival de Bayreuth est un haut lieu de l’humour musical. Toujours dirigé d’une main de fer par le même pas nonagénaire Wolfgang Wagner – ou par ses proches, mais ne faisons pas de mauvais esprit –, l’antique festival se fend en effet régulièrement de communiqués qui sont de véritables bijoux. Ma perle préférée est sans doute le démenti – car la plupart de ces communiqués sont des démentis – concernant le titre de « directrice désignée du Festival » maladroitement accordé à Katharina Wagner, fille du chef, metteuse en scène et peut-être successeur de son père. Passe encore qu’on prenne la peine de nier l’évidence concernant le souhait du père et de la fille de voir celle-ci accéder à la direction du Festival – le plus étonnant est qu’il est bien précisé que ces rumeurs sont d’autant plus infondées qu’« il n’existe pas actuellement de situation qui mettrait cette succession sous les feux de l’actualité » (je traduis de mémoire)…

Et il y a aussi l’« affaire Wottrich » : après avoir annulé toutes ses représentations après la première de la Walkyrie l’an passé, le ténor a été contraint de renoncer à certaines représentations de la reprise de cette année, pour maladie. Oui, pour maladie : toute autre supposition relève, nous dit-on, de la fantasmagorie et « est de nature à nuire à la réputation de l’artiste ». On ne nous dit pas, bien sûr, quelles seraient ces supputations : peut-être pourrait-il s’agir de l’état vocal déplorable dudit Endrik Wottrich, amplement confirmé par la retransmission radio de la Walkyrie de cette année malgré tous les artifices techniques mis en œuvre ?

Passons sur le fait que Wottrich, fortement hué en 2006, soit le compagnon de ladite Katharina : seule son influence, en vérité, peut justifier un tel choix de distribution, et surtout son maintien contre vents et marées. Le problème, c’est qu’il n’y a pas que le cas Wottrich : je n’ai eu du festival de Bayreuth, où je n’ai jamais mis les pieds, que des reflets radiophoniques. Mais ceux-ci, joints à la lecture des distributions, me suffisent amplement pour savoir que je n’ai guère à le regretter. Bien sûr, tout n’est pas mauvais – ce serait beaucoup demander : le Wotan d’Albert Dohmen, par exemple, mérite d’être entendu.

Mais que dire d’un premier acte de Walkyrie où un Wottrich à bout de voix dialogue avec une Sieglinde (Adrianne Pieczonka) en parfaite santé vocale, mais sans une once d’investissement laissant apparaître une quelconque vision du rôle ? Que dire, surtout, de la direction invertébrée, qui se veut chargée d’une densité instrumentale très allemande mais qui n’est que pâteuse, de Christian Thielemann ? Le plus si jeune chef, qui se veut l’héritier d’une « grande tradition », est salué par beaucoup comme le nouveau génie de la direction à l’allemande : ce n’est pas avec un sens théâtral aussi terne qu’il me convaincra. Que dire, enfin, d’un Robert Holl, qui n’a ni la voix, ni le style, ni le sens de la déclamation de Gurnemanz (Parsifal), et qui rend interminable un monologue qui est sans doute le plus beau de tout l’œuvre de Wagner ?

Certains me répondront peut-être en invoquant la fatalité, le déclin du chant wagnérien, voire le déclin du monde en général. Voire ; mais qui a entendu le Ring donné à Munich en novembre dernier, comme moi, sait que toutes ces lamentations ne sont que de plats stéréotypes. Christopher Ventris, Philip Langridge, Waltraud Meier, John Tomlinson – et j’en passe : tous ces noms me font encore tressaillir, tant ils incarnent une forme de perfection wagnérienne à laquelle je n’aurais pas forcément cru moi-même avant de les entendre. Certes tous ne sont pas jeunes, mais la question n’est pas là : pourquoi Bayreuth n'est-il pas le lieu où on entend les meilleurs wagnériens du moment ?

On peut être reconnaissant à Wolfgang Wagner d’avoir toujours eu la volonté de renouveler la mise en scène wagnérienne sans s’enfermer dans un conservatisme mortifère – avec, peut-être, un succès moindre ces dernières années ; mais à quoi sert un tel investissement, si l’aspect musical vient trahir ces bonnes intentions ?

jeudi 27 septembre 2007

La boîte de Pandore

Ouvrir, dit-il... L'ineffable directeur du Châtelet répète ce mot tout au long de l'interview qu'il donne au site abeilleinfo.com, interview dans laquelle il exprime au passage une haine pour les amateurs d'opéra qui doit sans doute le faire beaucoup souffrir intérieurement.

DSCF1801 C'est sous le signe de cette ouverture qu'il faut sans doute placer la nouvelle création du Théâtre du Châtelet, Monkey Journey to the West (non, il n'y a pas de titre français, ça fait plus chic. Disons-le une bonne fois pour toutes : ce spectacle n'est pas le plus mauvais des spectacles de l'ère Choplin ; pendant les deux petites heures qu'il dure, on s'ennuie évidemment un peu, mais à côté de la morne platitude du Chanteur de Mexico ou le Rossini pesant de l'an dernier, il faut reconnaître une bien meilleure gestion de tous les aspects des aspects scéniques ; on s'ennuie aussi bien moins que pour Le Temps des Gitans, spectacle aux ambitions similaires, où le grand Emir Kusturica avait échoué, faute d'une maîtrise suffisante des arts de la scène, à donner à l'adaptation de son film une forme lui permettant de dompter la scène immense de la Bastille.

Au fil du spectacle, cette grande maîtrise finit tout de même par se retourner contre le spectacle : on a là un show extrêmement bien préparé, et manquant par conséquent totalement de toute forme d'humanité. Une belle machine qui ne laisse pas de place à l'émotion. La musique n'aide pas : comme souvent quand une personnalité médiatique tente de composer une musique d'inspiration classique, on a droit à tous les poncifs d'un sous-romantisme dépassé, augmenté cette fois de poncifs tout aussi éculés en provenance de la musique chinoise.

Tout cela donne donc un bon gloubi-boulga plein de bons sentiments, de toutes les choses indigestes qu'on entend sous le terme "spectacle familial" (oui, vous pouvez emmener les enfants, mais je vous assure qu'ils ont des choses plus intéressantes à faire). La fameuse ouverture, là-dedans, se révèle surtout comme une ouverture au mercantilisme effréné: il n'est question que de produits dérivés de taux de remplissage ; la Chine, là-dedans, joue le rôle de prestataire de services et est finalement tellement bien digérée que l'étrangeté que nous devons aller chercher dans ce qui nous est étranger est annihilée avec grand soin dans un produit de consommation courante pour bourgeois incultes, qui de ce fait aura le plus grand succès (il suffit de voir la couverture médiatique dont il bénéficie auprès de médias serviles comme Les Inrocks).

Devant une telle politique culturelle qui, dans ses principes et dans le public visé, a plus à faire avec l'extrême droite qu'avec l'idée que je me fais de la gauche, il me paraît exclu que je puisse donner ma voix à M. Delanoé aux élections municipales à venir.

(évidemment, en matière de gaspillage d'argent public, ce spectacle, sans aspect artistique et parfaitement finançable par des moyens privés, est très fort...)

mercredi 19 septembre 2007

L'intelligence des sens

DSCF1684 À l'opéra, la sensualité prête plus souvent à sourire qu'à alimenter des fantasmes. Même en écartant le cas des interprètes physiquement disgracieux, les jeux de mains supposés nous évoquer les grands moments des amours lyriques sont souvent des jeux bien vilains, pour une raison simple : les metteurs en scène les moins inspirés résolvent le problème par une accumulation de gestes banals, alors qu'un seul geste non banal aurait suffi (voire pas de geste du tout : un des souvenirs les plus puissants que je conserve est le duo final du Couronnement de Poppée de Monteverdi il y a quelques années au Conservatoire de Paris, où il n'y avait pourtant, en apparence, rien à voir).

On aurait pu craindre le pire avec Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, avec l'évocation de caresses lesbiennes bien dans le ton de cette époque (1907) où les oripeaux antiques tentaient de ranimer la vigueur des vieux abonnés. Anna Viebrock, qui signe une nouvelle production de l'oeuvre à l'Opéra Bastille, n'a pas cherché à éluder cette sensualité qui nous paraît aujourd'hui lourde et datée, pas plus qu'à la représenter. Elle l'a mis au contraire au centre de sa mise en scène : non pas seulement dans l'érotisme, qui chez elle est désir avant d'être plaisir, mais la plénitude des sens de l'être humain : dans l'ouïe, en plaçant le spectateur dans une position intense d'écoute de la musique ; dans la vue, matérialisée par des lumières primaires (comme on dit couleurs primaires) ; dans le toucher, qui n'est jamais consommé mais reste à l'état de désir - et de répulsion, c'est selon.

La richesse orchestrale de la musique de Dukas, dans ces conditions, apparaît dans toute sa splendeur - je ne cache pas avoir été séduit par cette oeuvre, malgré le livret surchargé et maladroit de Maeterlink; la grande réussite de la mise en scène de Viebrock, qui nécessite de ses spectateurs une capacité d'attention et de concentration que tous n'ont pas, c'est de réussir à ouvrir leurs sens pour recevoir cette profusion. C'est remarquable, et l'équipe musicale elle-même accompagne avec les honneurs cette grande réussite.

Que tous ceux qui ne sont pas à Paris tentent de trouver un enregistrement de cette oeuvre ou écoutent la retransmission radiophonique de ces spectacles; que les Parisiens profitent des places vides qui restent!

PS: Il se trouve que j'ai lu récemment le livre d'Alain Corbin Les Filles de noce, sur les pratiques et les représentations de la prostitution en France entre 1870 et 1914. Les années 1900 sont les années du développement du mythe de la "traite des blanches", selon lequel des jeunes filles européennes étaient enlevées par des réseaux internationaux de prostitution (souvent, dans le mythe, dirigés par de riches étrangers - xénophobie oblige). Voir Ariane, dans ce contexte, est intéressant : l'oeuvre a été créée en 1907, et son sujet doit être compris dans cette perspective ; il faut aussi penser à l'opéra de Bartok, créé quatre ans plus tard, sans compter que l'Opéra de Paris, un an avant l'opéra de Dukas, avait créé un opéra de Massenet sur le thème d'Ariane et du Minotaure, opéra totalement oublié aujourd'hui mais qui avait eu un certain succès. On peut aussi penser à la pièce de Wedekind que Berg adaptera plus tard sous le titre Lulu, et qui avait été écrite dès 1896/1904...

lundi 17 septembre 2007

Un exemple très concret de gaspillage d'argent public. Hier, Opéra Bastille, 14 h 30: Donizetti, L'Elisir d'amore, 24e représentation d'une production créée en mai 2006. Voilà un opéra qui n'est pas intello, qui est accessible pour le grand public, qui n'a pas de prétention artistique très élevée. Pourtant, depuis la création de cette production, la salle n'a jamais été pleine. Hier, plusieurs centaines de places étaient libres, notamment dans les catégories chères - et la question se pose : à quoi bon ? Il était évident que cette reprise ne remplirait pas, quand tant d'autres spectacles, dont le financement par la subvention publique ne serait ni plus ni moins élevée, rempliraient la salle et/ou apporteraient une valeur artistique bien supérieure. Lulu, de Berg, réputé bien plus difficile, remplissait au moins autant la salle lors de sa dernière reprise...

Je ne dis pas cela pour vous inciter à y aller, à moins que les voix aigres de Mlle Rancatore ou de M. Korchak vous attirent...

samedi 15 septembre 2007

Und alsobald krähete der Hahn

DSCF1756 NB: je sais parfaitement que les articles sur la politique culturelle intéressent beaucoup moins que les critiques de spectacles, à valeur plus immédiate. Mais ce blog n'est pas un blog de critiques de spectacles; il part du principe que la consommation culturelle peut vite n'être qu'une consommation comme une autre, et que, finalement, Art sans conscience n'est que ruine de l'âme. Que ceux qui croient que la réflexion politique est un devoir du citoyen et non quelque chose qui se passe au dessus de nous et que nous ne pouvons que subir en râlotant me suivent.

Je ne pouvais pas, vous vous en doutez, ne pas lire la lettre que M. Nicolas Sarkozy, président de la République, a adressé à Mme Christine Albanel, Ministre de la culture et de diverses autres choses. J'ai lu évidemment aussi les réactions diverses et variées de différents responsables institutions culturelles, souvent à côté du problème - quelle que soit leur bonne volonté.

Bien sûr, il y a quelques petits moments qui me font sursauter. Par exemple, l'étatisme forcené dont il est question en matière de développement des offres numériques licites (p. 3-4) : comme si Mme Albanel allait, par ses propres forces, régler un problème mondial où personne ne sait ce qu'il faut faire (on en reparlera sans doute). Le bilan de la démocratisation culturelle, caricaturalement réduit à un échec - il y a des problèmes énormes, certes, mais ce n'est pas en recourant à ce genre de simplifications qu'on comprendra les choses. Il y a aussi des choses avec lesquelles on ne peut pas être en désaccord: par exemple sur le fait que l'argent public dépensé par les acteurs culturels doit être justifié, et que la raison culturelle ne justifie pas le gaspillage (la posture d'artiste étant parfois une manière bien désinvolte de se tirer d'affaire).
Mais de toute façon le problème n'est pas dans les constats: on ne peut que se réjouir de lire une critique du "déséquilibre persistant entre Paris et la province", mais on attend surtout de savoir quelle solution on va apporter à ce déséquilibre: pour le dire brutalement, quelles institutions parisiennes vont perdre des subventions, et comment va-t-on répartir l'argent dans les institutions de province? On peut toujours faire des voeux pieux, mais on va sans doute encore devoir reprendre le mot fameux de Malraux, qui portait sur la musique mais peut s'appliquer à bien des choses: "On ne m'a pas attendu pour ne rien faire".

La lettre cède donc à une mode qui gangrène l'ensemble des institutions culturelles et toutes les administrations : les indicateurs, autrement dit les statistiques, au nom d'une foi aveugle dans la puissance des nombres. Comme si les nombres avaient un sens. Va-t-on comparer le coût par place du Centre Dramatique National de X avec celui de Y, sachant que le contexte local n'est pas le même (ville aisée d'une part, ville ouvrière de l'autre), que la jauge de la salle n'est pas la même, que le bassin de population qu'il dessert n'est pas le même, etc.? En attendant l'administration des deux CDN aura passé des heures à remplir de la paperasse, à faire des comptes dans tous les sens, au lieu de s'occuper de produire.

Je ne cite pas les CDN par hasard: d'abord parce que ce sont les grands instruments de la décentralisation culturelle, ensuite parce que les patrons de CDN ont été les premiers à réagir violemment à cette lettre, et aux critiques qu'un responsable de l'association qui les encadre a formulées*. Les CDN sont un exemple parfait des réussites et des limites de la décentralisation: avec les scènes nationales**, ils ont en effet apporté la culture à des endroits où elle n'était pas très présente, soit. Pour autant, M. Sarkozy a tort de ne pas mettre la question des structures comme les CDN au coeur du débat, de même que les artistes-directeurs de CDN ont tort de refuser toute remise en cause de leur statut.
Les CDN sont des structures de production, soit. Mais pour qui? Un CDN aujourd'hui va créer sur place, mais sa survie dépend de la manière dont il va vendre sa pièce: à d'autres CDN et scènes nationales, idéalement à un théâtre parisien, voire à Avignon. Le public local, ici, est important, mais il n'est pas fondamental. En Allemagne, le réseau très critiqué mais extraordinaire des théâtres municipaux et nationaux, lui, joue pour le public local et ne vit que par lui: ce qui veut dire, entre autres, que ville par ville le public voit une variété de spectacles qui n'a rien à voir avec ce que le public d'une ville française peut voir. En attendant, le coût des tournées, financé par les subventions, empêche de créer plus, de faire vivre aussi plus d'artistes de leur travail dans de bonnes conditions (en Allemagne, les acteurs sont engagés à la saison, ce qui coûte certainement moins cher que le système des intermittents).

J'ai dérivé très loin de la lettre de M. Sarkozy. Ou plutôt, je suis en plein dedans : voilà ce que j'aurais aimé y trouver (pas forcément les solutions auxquelles je crois, mais au moins une réflexion sur les problèmes centraux), pour que nous reconstruisions un monde culturel tourné vers le public, financé par l'argent public mais délesté de la nécessité de mendier, et qui soit capable de tenir le rôle capital qui doit être le sien dans la société. Au lieu de cela, on nous parle d'industrie, de télévision, et évidemment de mécénat : on va donc continuer, comme si de rien était, à gérer paisiblement son portefeuille, entre rockeurs sans voix et décervelés à ballon rond ou ovale. Cinq ans pour rien - mais on le savait déjà...

*Cf. Le Monde du 30 août dernier.

** Les CDN ont une mission de production plus importante que les Scènes nationales, qui sont en général implantées dans de plus petites villes et sont surtout des structures d'accueil.

samedi 8 septembre 2007

È morto - or gli perdono

Telle est l'oraison funèbre que Tosca lance, dédaigneusement, devant le corps du vil Scarpia à la fin du 2e acte de l'opéra de Puccini.

Vous avez déjà deviné que je vais vous parler du décès de Luciano Pavarotti, chanteur d'opéra devenu sur le tard chanteur de variété, et que je ne vais en dire exactement la même chose que ce qu'on lit à satiété dans les journaux. Je n'avais, évidemment, rien contre la personne de M. Pavarotti, et je m'associe, bien sûr, à la douleur de sa famille, de ses proches, de ses fans, de ses fournisseurs et de ses médecins (je ne m'associe pas à la douleur de ses éditeurs discographiques, car il n'y a rien de tel qu'un mort pour doper les ventes).

L'icône Pavarotti représentait tout ce qu'il peut y avoir de détestable dans l'opéra. Le répertoire, d'abord: pendant longtemps centré classiquement sur le répertoire italien du début du XIXe jusqu'à Puccini, ce qu'on ne peut lui reprocher sinon comme le signe d'un manque d'imagination et de curiosité confondant, puis progressivement réduit à une poignée d'airs inlassablement répété. Son manque absolu de talent scénique ramenait le monde de l'opéra cinquante ans en arrière, et il est trop facile d'invoquer ici son physique ou, plus tard, sa santé: il est vrai que son répertoire ne devait pas l'inciter à prendre au sérieux le caractère théâtral de l'opéra; le problème est qu'il a ainsi nourri les pires stéréotypes sur l'opéra qui, bien plus sûrement que les difficultés à acquérir des places ou le prix de ces places, empêchent bien des gens souvent plus cultivés que les amateurs d'opéra de s'y intéresser, alors que le monde de l'opéra dans son ensemble (les gesticulations frénétiques qui tiennent lieu de talent d'acteur chez M. Villazon ne me sont pas plus sympathiques, du reste). Et, évidemment, il y a le fléau des fans, que plus que tout autre il a nourri par sa médiatisation irraisonnée.
Le cross-over n'a pas été inventé par Luciano Pavarotti, mais, devant le déclin de sa voix, il a exploité ce filon jusqu'à la corde, avec la complicité des médias. Ce n'est, au fond, pas plus nuisible que Céline Dion, mais croire que cela a pu amener une seule personne à ouvrir ses oreilles, c'est une terrible naiveté.
Mais, me dira-t-on, et sa voix? Sans doute, sans doute - mais il y a des centaines de chanteurs qui ont, eux aussi, une voix, mais ont en plus l'intelligence et le goût; qui cherche trouve...

Tout cela, bien sûr, ne disparaîtra pas avec sa mort. Anna Netrebko, avec une voix plutôt moins solide, a d'une certaine facon pris le relais, et d'autres aussi. Maintenant, laissons le marketing faire ses affaires, et revenons à la musique.

lundi 3 septembre 2007

Aphorisme

Parfois, tu crois ne pas aimer une oeuvre, mais c'est elle qui ne t'aime pas.
Et il est possible qu'elle ait raison.

mardi 28 août 2007

Préjugeons

Si seulement on pouvait toujours venir au concert en pensant que Mozart n'est qu'un compositeur de second ordre, ou que la réputation de Bach est décidément surfaite (selon le programme du jour) !

Nous avons tous des préjugés. Nous en avons besoin, un peu par paresse intellectuelle, beaucoup parce que l'offre culturelle et l'offre de divertissement (qui n'ont pas grand-chose en commun mais visent le même marché) est si vaste qu'on ressent le besoin de s'en protéger en élaguant ce qui ne nous convient pas. Il n'y a rien de mal à cela, au contraire... à condition de pouvoir en sortir.

Qui n'a jamais été à un concert sans entrain, voire à reculons, pour en sortir aux anges ne sait pas ce qu'est le plaisir. Bien sûr, il y a d'autres plaisirs dans la vie de mélomane : le rendez-vous avec un artiste qu'on aime, dans un répertoire qu'on aime, est un plaisir à ne pas dédaigner. Mais ce plaisir de voir ses préjugés, minute après minute, s'évaporer dans le plaisir est un bonheur plus rare, qui vaut bien qu'on les cultive avec soin, ses préjugés, et cela vaut aussi qu'on fasse l'effort, parfois, de ne pas aller qu'aux concerts où tout vous agrée a priori, de ne pas écouter que les disques qu'on est sûr d'aimer, d'allumer la radio, parfois, sans regarder le programme.

samedi 18 août 2007

Admirations (1) Carlos Kleiber

Ainsi commence une nouvelle série sur ce blog. Contrairement à ce que cette première livraison pourrait laisser entendre, elle sera consacrée essentiellement à des musiciens vivants. Je parlerai un autre jour de l'admiration, qui se distingue de l'idolâtrie en ce qu'elle est amour et raison réunis en un seul sentiment.

Carlos Kleiber: pendant longtemps, cela n'a été pour moi qu'un nom, et peut-être un ou deux disques, peu et mal écoutés. Un nom environné d'un mystère un peu agaçant, agrémenté de reproches - vrais ou faux, en tout cas sans intérêt - sur l'avidité supposée du musicien*.
Je l'ai découvert par un disque Orfeo, qui publiait pour la première fois l'enregistrement de son unique interprétation de la 6e de Beethoven, cette Pastorale si rabattue qu'on a un peu tendance à la ranger dans la catégorie des tubes qu'on connaît trop bien pour vouloir encore les écouter. C'était à l'été 2004: j'ai eu l'impression que je n'avais jamais écouté cette symphonie. Là où les autres chefs interprètent Beethoven qui devient leur Beethoven, Kleiber joue la musique et elle seule, et le Beethoven qu'on entend est le Beethoven de Beethoven. A-t-on jamais entendu l'Orage ainsi joué, terrifiant, à la fois naturaliste - selon les conceptions parfois un peu naïves de la nature dont est tributaire Beethoven - et métaphysique, cataclysme d'un monde qui perd ses repères?
Pendant ce mois de juillet 2004, je n'ai jamais pu écouter ce (court) disque sans le réécouter aussitôt. Je me souviens d'une fois où je l'ai écouté en marchant dans la rue : arrivé à destination, je suis resté dehors, sur une petite place silencieuse, sous un arbre, et l'ai réécouté entièrement avant de faire les dix derniers mètres. Pendant ce temps, comme je l'appris plus tard, mourait Carlos Kleiber.

Ce que Kleiber m'a appris, outre son absolue fidélité à l'esprit et à la lettre de la musique, c'est une chose très simple: mieux vaut pas de musique du tout que de la mauvaise musique. Kleiber dirigeait très peu, trop peu sans doute. Mais il ne dirigeait que pleinement, qu'en pleine possession de ses moyens. Caprice de star, soit. Mais c'est respecter à la fois la musique et le silence que de préférer le silence à la mauvaise musique.
Une telle conception pourrait paraître une critique acérée contre bien des routiniers de la baguette, de Barenboim à Mehta, de Masur à Muti. C'est surtout un enseignement pour le mélomane que je suis, qui me fait apprécier plus profondément les moments où la musique est ce qu'elle doit être.

* La source principale de cette histoire est un concert donné à Ingolstadt, ville-coffre-fort abritant le siège d'Audi, qui aurait obtenu ce concert en promettant au chef une voiture de luxe de sa marque.

mercredi 15 août 2007

Indifférence


Il y a une polémique éternelle dans le monde de l'opéra: faut-il, peut-on, doit-on, ne doit-on pas huer? Je veux dire par là huer les chanteurs, car les metteurs en scène, eux, cela ne fait pas le moindre doute qu'on peut se déchaîner à coeur joie, parce qu'il paraît que les chanteurs, eux, sont de petits êtres sensibles alors qu'il paraît que les metteurs en scène, eux, non. J'ai dit: il paraît.
Je parlerai peut-être un jour plus en détail de cette polémique, et du fait que les huées que j'ai entendues ne tombent pas toujours sur les bonnes personnes (comment le public munichois peut-il en un même mois faire une ovation à Mme Gruberova qui ne respecte ni le texte, ni les hauteurs, ni le rythme, et huer Camilla Nylund qui chante une Eva [Wagner, Les Maîtres Chanteurs] certes un peu terne, mais musicalement juste et professionnelle?).

Mais il me semble que les huées ne sont qu'un faux problème par rapport à un autre problème beaucoup plus important - et qui, pour le coup, concerne toute la sphère de la musique classique, voire l'ensemble du spectacle vivant. Je veux parler de l'indifférence. Bien sûr, le public ne manque pas dans les concerts classiques, et encore moins à l'opéra: cela fait maintenant plusieurs décennies qu'on gère la pénurie de places plus que la pénurie de spectateurs. Donc tout va bien? Non, tout ne va pas bien. Je suis lassé de voir tant d'applaudissements automatiques, qui sont sans doute en partie sincères, mais trop souvent de l'ordre du réflexe pavlovien. L'oeuvre est finie: j'applaudis. Et quand l'oeuvre finit en force, j'applaudis encore plus fort. J'entends un air connu: j'applaudis.

Il y a là certainement une imprégnation en provenance directe des publics serviles de la télévision, qui n'ont pas honte de venir faire la claque aux yeux de tous - et sans se faire payer, les naïfs... Mais c'est une explication, pas une justification valable. Il n'y a pas d'art là où il n'y a pas d'exigence, et là où il y a consommation passive il y a souvent absence d'exigence. Où est l'exigence quand on applaudit autant un bon pianiste qu'un mauvais? Cette indifférence, pourrait-on dire, est regrettable, mais qu'ai-je à m'en plaindre, si de mon côté, égoïstement calé dans mon fauteuil, je goûte mon petit plaisir individuel? C'est que cette indifférence mine toute l'"industrie" de la musique classique, en la livrant pieds et poings liés aux as du marketing.
On va me dire que je défends une conception élitiste de la musique et de la culture en général. Soit. Peut-être. Bon. Mais à une condition: que l'élite dont il s'agit ne soit pas une élite sociale, mais une élite culturelle. Parce que l'indifférence dont je parle est une maladie, et que cette maladie est particulièrement répandue dans le public actuel de la musique classique, qui est en étroite coïncidence avec les élites sociales.
C'est bien à tort que la musique classique est associée à un certain conformisme. Ce qui y est dit et exprimé est incroyablement plus divers, plus audacieux, plus vivant que les chanteurs du jour (j'ai entendu un jour une chanson d'Emilie Simon, l'une de ces chanteuses labellisées Telerama et idolâtrées par les intellos dans le vent. Si les intellos aiment ça, on est mal partis. Il y a Vincent Delerm, aussi, pour changer). C'est une musique qui exige la patience, l'écoute, la capacité à se taire, le sens de la longue durée - une musique contre le zapping. Une musique aussi où il faut savoir accepter l'ennui: on ne va pas à un concert classique pour visiter une icône comme tant de concerts pop, et on ne sait jamais si le concert sera intéressant: là où il n'y a pas de risque, il n'y a pas de vie.
L'indifférence d'une partie des publics de la musique classique est une réaction contre ce risque, une manière de se rassurer en s'applaudissant soi-même d'être venu. J'allais écrire que c'était un danger mortel pour le spectacle vivant, mais c'est parfaitement idiot : le public n'est pas près de disparaître, malgré les éternelles fausses Cassandres, d'abord parce que cette musique est au coeur de notre civilisation (mortelle certes, mais pas encore mourante, je crois), ensuite parce que les conformistes, mais aussi les passionnés ne cesseront pas d'exister...

jeudi 19 juillet 2007

Spectateur (1)

Le mauvais spectateur vient en voiture, n'arrive pas à se garer ou est pris dans les embouteillages et arrive donc en retard. Le bon spectateur vient en transport en commun.

Le mauvais spectateur entre alors en s'excusant bruyamment, s'agite pour montrer qu'il est paniqué par ce retard et met un quart d'heure à retrouver sa respiration. Le bon spectateur arrivant malgré tout en retard attend une interruption, enlève son manteau avant de pénétrer dans la salle et se place sur le fauteuil le plus proche.

Le mauvais spectateur applaudit consciencieusement le chef d'orchestre, puis tripote frénétiquement son programme pour tenter de savoir ce qu'il fait là, avant de se rendre compte qu'il lui faut ses lunettes perdues au fond de son sac. Le bon spectateur préfère ne pas applaudir avant plutôt que de devoir faire du bruit pendant, arrive en sachant déjà ce qu'il va entendre et, s'il est myope (on ne peut en exclure la possibilité), acceptera de voir le concert dans le flou plutôt que de faire du bruit en cherchant ses lunettes.

Le mauvais spectateur demandera, innocent, "ça vous dérange? Ah bon?" au quidam se plaignant desdits bruits. Le bon spectateur ne dira rien, fera tout son possible pour arrêter le bruit et, si le quidam s'avère avoir tort, ne prendra même pas la peine de le lui faire remarquer.

En été, le mauvais spectateur s'évente avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le bon spectateur, lui, préfère s'habiller en rapport avec la saison.

Le mauvais spectateur aime surtout ce qu'il connaît déjà. Le bon spectateur aime aller à l'aventure et découvrir ce qu'il ne connaît pas.

Le mauvais spectateur aime tellement la musique qu'il agite les mains, voire tout le haut du corps, pour marquer le rythme. Le bon spectateur, lui, a constaté qu'il y avait déjà un chef sur l'estrade et qu'il n'avait donc pas besoin de se donner en ridicule.

Le mauvais spectateur, qui est une spectatrice, a mauvais goût en matière de bijoux et trimballe donc une quincaillerie malsonnante de bracelets. Le bon spectateur, qui est une spectatrice, laisse ses avertisseurs sonores au vestiaire.

Le mauvais spectateur, qui est néanmoins consciencieux, lit avec grand soin le programme pendant le concert, quitte à en tourner les pages avec un bruit à la hauteur de sa bonne conscience. Le bon spectateur préfère écouter la musique ou regarder la danse plutôt que de lire ce que des plumitifs en ont écrit.

lundi 9 juillet 2007

La beauté n'est pas toujours où on l'attend

Eh bien non, cette Traviata ne restera pas un post-scriptum à l’article précédent. Elle me permet, d’ailleurs, d’illustrer à merveille le propos de ce dernier : non pas demander le retrait de tous les Verdi du répertoire, mais demander une distinction entre les bons et les autres, et surtout exiger que leur programmation soit justifiée par un réel travail dramaturgique autour de l’œuvre.

Le spectacle que Christoph Marthaler a créé autour de Christine Schäfer compte parmi les plus beaux spectacles qu’il m’ait été donné de voir à l’opéra (quel contraste avec le Bal Masqué deux jours auparavant !). Qu’il s’agisse de la meilleure nouvelle production parisienne de la saison est une évidence, si on considère que Les Troyens mis en scène par Herbert Wernicke datent en réalité de 2000.

Pour les esprits grincheux, parlons un peu des chanteurs : bien sûr, Christine Schäfer n’est pas une Violetta très classique, bien sûr, elle n’a pas la puissance qu’on attendrait. Bien sûr, José Van Dam est affaibli par l’âge et rate son aigu. Bien sûr, les options radicales de Sylvain Cambreling ont leurs incohérences et leurs moments faibles.

Mais José Van Dam, vocalement à la peine, garde son talent de diseur et crée l’émotion. Mais Christine Schäfer donne une intensité bouleversante à tout ce qu’elle chante : je ne citerai que la phrase Ma se tornando non m’hai salvato (acte III). Mais surtout, pour ce qui concerne la partie musicale de la soirée, les choix de Cambreling font entendre la partition de façon totalement nouvelle et totalement convaincante, dès lors qu’on n’a pas les oreilles encrassées par la routine des « versions de référence » : mieux vaut une version inégale mais habitée qu’une routine confortable. Entendons-nous bien : je ne dis pas que cette direction est ici à sa place parce qu’elle s’accorde avec la mise en scène de Marthaler, je dis qu’elle constitue une lecture passionnante de la partition en soi.

Cela dit, je reconnais que ce qui m’a le plus intéressé hier soir est la partie scénique. J’ai détesté les deux premières mises en scène de Marthaler que j’ai vues, cette Katia Kabanova surlignée et affligée d’une direction d’acteurs mortifère, ces Noces de Figaro boulevardières. J’ai donc aimé à la folie cette Traviata (dont je signale au passage qu’elle sera reprise à l’automne et qu’elle a été filmée, pour un futur DVD j’espère).

Si je devais en garder une seule image, ce serait la mort de Violetta, appuyée contre un mur et s’affaissant doucement – « un petit être mystérieux, comme tout le monde ». Ce qui est intéressant dans le spectacle n’est pas l’identification de Violetta à Piaf, qui est une hypothèse de travail peut-être créative pour le metteur en scène mais n’est pas très intéressant en soi (les coups de projecteur répétés sur Violetta comme sur une chanteuse en scène ne sont d’ailleurs pas le meilleur de ce spectacle). Cette identification n’est d’ailleurs pour Marthaler qu’un moyen expressif, pas un but en soi : rien à voir avec la Makropoulos-Monroe de Warlikowski, qui n’avait guère d’autre idée que cette assimilation banale.

Le but de Marthaler ici, contrairement aux idées reçues sur le Regietheater à l’allemande, n’est pas de délivrer un message ou de faire passer des fantasmes personnels, c’est de faire vivre le drame tel qu’il est dans l’œuvre. Ce qui frappe dans ce spectacle, outre le caractère très détaillé d’une direction d’acteurs qui ne laisse aucun moment à l’abandon, c’est son absolue fidélité à l’œuvre, non pas dans la lecture littérale de la moindre didascalie du livret (les gens qui font cela avec les textes sacrés s’appellent des intégristes), mais dans une lecture vivante, émue : je crois que si Marthaler a voulu faire ce spectacle, c’est parce qu’il était lui-même bouleversé par ce qu’il y lisait. Ridiculiser la société présente au moment du Brindisi et de la fête chez Flora, ce n’est pas adopter un point de vue critique d’extrême gauche, c’est adopter le point de vue de Verdi (et de Dumas, d’ailleurs*) ; ce qui en ressort est la fragilité, la solitude, la douleur de Violetta.
Il se trouvera bien des gens pour m’objecter que cela est fort laid. Évidemment, si vous êtes là pour voir « en vrai » le film de Zeffirelli, changez de crémerie – rejoignez Zeffirelli dans le large clan de ceux qui ne comprennent rien à une telle œuvre. Le décor, évidemment, n’est pas un « beau » décor, comme peut l’être par exemple celui du Così de Chéreau. Mais un décor n’est pas, en premier lieu, fait pour être beau, il est fait pour porter le drame. Il faudrait que les spectateurs d’opéra arrêtent de se focaliser sur l’esthétique générale du décor comme ils commenteraient le papier peint de leurs voisins. Il faut aussi voir la manière dont l’espace se trouve délimité, les possibilités de jeu, les contraintes, les entrées, les sorties, les volumes. Reste que l’atmosphère de ce décor est désolante : mais je n’ai jamais trouvé que la Traviata était une œuvre particulièrement gaie, et affirmer que tous les moments d’apparente gaieté sont en permanence ombrées par le désespoir et la mort ne me paraît pas très contestable.

Ils sont si nombreux, ces Beckmesser qui voient dans les metteurs en scène la source de leurs malheurs à l’opéra : l’opéra, donné pour mort il y a encore trente ans, le serait réellement si l’opéra n’avait pas été revivifié par eux. On peut bien accepter quelques égarements pour cela. Surtout, dans le paysage théâtral français d’aujourd’hui qui est navrant, il n’y a, je crois, qu’à l’opéra qu’on peut voir du théâtre de cette qualité.

À tous les participants de ce spectacle : merci.

*Ce qui me conduit à recommander chaleureusement à ceux qui ne l’ont pas fait la lecture du roman (plutôt que de la pièce qu’il en a tiré), qui mérite mieux que l’oubli dans lequel il est presque tombé, et qui n’est pas réservé aux jeunes filles.

samedi 30 juin 2007

Répertoires (2) : Nausée verdienne

DSCF1685La fin de saison, à l'Opéra de Paris, est verdienne. Un Ballo in Maschera à Bastille, La Traviata à Garnier. J'ai vu l'un, pas encore l'autre - je mettrai un post-scriptum quand ce sera fait. La représentation du 28 juin 2007 du Ballo à Bastille restera sans doute un de mes pires souvenirs d'opéra, et certainement la plus ennuyeuse de toute la saison - oui, plus ennuyeuse que La Juive, où l'exécution musicale avait quelques qualités. Dans la mise en scène vaseuse de Gilbert Deflo, des pantins s'agitent (peu, à vrai dire, car tout cela est plutôt statique), mais pour quoi dire, quoi faire? L'absence de direction d'acteurs est un fait, mais l'absence d'une direction musicale est bien plus gênante: a-t-on déjà entendu Ludovic Tézier autant à la peine? A la peine, oui, mais à cause de la direction vulgaire, bruyante et peu rigoureuse de Semyon Bychkov : quand pourra-t-on faire comprendre aux lyricomanes que la faiblesse d'une distribution peut être, en réalité, causée par le chef?


Mais au fond, cette nullité confondante n'est encore qu'un problème conjoncturel. Ce qui ne va pas, c'est l'oeuvre. Et, plus largement, la place de Verdi dans le répertoire des maisons d'opéra du monde entier.
Arrêtons-nous un instant sur le Bal masqué. Dites-moi sincèrement: que penseriez-vous d'un film qui se présenterait à vos yeux ébahis avec un scénario aussi niais, aussi mélodramatique, avec des personnages aussi sommaires? - ---- - Et vous auriez bien raison. Mais alors, pourquoi diable l'acceptez-vous à l'opéra, quand il y a, dans les dizaines de milliers d'oeuvres composées depuis la naissance du genre, tant d'oeuvres plus simplement émouvantes, plus ravageusement drôles, plus captivantes et plus enrichissantes ? Et puis cette musique: écoutez donc l'air de Riccardo La rivedrò nell'estasi, écoutez surtout l'accompagnement. Oui, parfaitement: zim-boum zim-boum. C'est à la portée de n'importe quel candidat de Star Academy. Une émotion (supposée) : aussitôt, fortissimo. Le moment où Amelia se prépare à tirer au sort le nom du futur assassin est un sommet.
Mais point d'énervement: la question n'est pas de descendre cette pauvre oeuvrette, qui n'y peut rien, mais de savoir ce qu'elle vient faire, en 2007, sur une scène lyrique. Tout, chez Verdi, n'est pas mauvais: on peut apprécier par exemple Falstaff, Don Carlos, Boccanegra; mais elles ne sont pas les plus souvent jouées, au profit des éternels Aida, Trovatore, et Ballo justement. Loin de moi l'idée d'interdire à quiconque d'aller voir ces oeuvres - après tout, la consommation culturelle est libre, et on peut aussi aller voir Florent Pagny ou Johnny Halliday, avec toutes mes bénédictions. La question est de savoir si l'opéra n'est que de la consommation, ou peut un peu prétendre, parfois, être quelque chose de plus.
On est donc placé devant un dilemne : il faut d'une part bien sûr remplir les salles, ce qui est une condition primaire de la légitimité de la subvention publique à la culture; mais d'un autre côté, cette subvention est là surtout pour faire ce que ne peut pas faire le privé, c'est-à-dire soutenir la création, l'originalité, la prise de risque ; pour le reste, on peut faire comme le Met et fonctionner à égalité avec du mécénat et les recettes propres.
Le problème central ici est l'inertie du répertoire, que les lyricomanes acceptent en bloc au lieu de réfléchir, chaque soir, à la raison d'être de ce qu'on leur présente. Cela renvoie, bien sûr, à des problèmes bien connus, le développement de la consommation culturelle ("culture-Fnac"), la renonciation de la bourgeoisie à toute légitimation par la culture, et la frilosité intellectuelle qui est la marque de notre époque.
Mais au-delà même du cas Verdi, je voudrais en venir à une idée plus générale: aucun compositeur ne mérite d'occuper ainsi les scènes lyriques, de truster 10, 15, 20 % des représentations de telle ou telle institution et du monde lyrique en général. Ni, Verdi, ni (horresco referens) Puccini, ni même Mozart que j'adore. Il ne s'agit pas pour moi de remplacer tel ou tel compositeur que je n'aime pas par mes compositeurs préférés, de Britten à Cavalli, de Janacek à Haendel, des musiciens du XVIIe à la création contemporaine. Il s'agit d'ouvrir les portes et les fenêtres de l'opéra, empêcher qu'il ne s'enferme dans sa petite routine et son petit public (mon Dieu, protégez-nous des fans!), substituer à la sensation délétère du trop familier le plaisir de la découverte, de la curiosité, la fraîcheur de l'inconnu.

mardi 26 juin 2007

Couperin au coeur

Je suis en train d'écouter du Couperin, plus précisément le Second livre interprété par Christophe Rousset*.
Cette musique me bouleverse. Une bonne partie du répertoire de clavecin me bouleverse, et il y a un compositeur qui, d'habitude, me bouleverse encore plus que Couperin : le cosmopolite, secret et ardent Froberger**. Mais en ce jour, c'est Couperin qui l'emporte.
C'est banal de le dire, mais je le dis quand même: Couperin, c'est l'apogée du clavecin. Pas dans le sens où ce serait le meilleur compositeur: il faudrait qu'on arrête de vouloir à tout prix qu'il y ait un meilleur partout, surtout en musique où ça n'a aucun sens. Mais c'est un point d'équilibre, entre la caractère presque ésotérique du répertoire du XVIIe siècle et la brillance, parfois un peu vaine mais souvent très séduisante, de ses successeurs moins connus (Balbastre, Armand-Louis Couperin). Couperin, cela s'entend immédiatement à la première écoute, c'est une rhétorique, le mouvement de la parole humaine : comme un langage, sans doute, mais un langage que notre intellect ne peut pas comprendre. Ce serait sans doute trop facile de dire: un langage du coeur, mais c'est un peu cela. Une langue rationnelle, articulée, qui affolle notre esprit de raison parce qu'il ne comprend pas, mais qui nous émeut, parce que quelque chose en nous la comprend.


Deux notes discographiques pour que ce message semble servir à quelque chose:
* Couperin, Intégrale des pièces de clavecin. Christophe Rousset (Harmonia Mundi)
Intégrale sublime, avec la simplicité joyeuse (mais pas exubérante) qui caractérise le jeu de Christophe Rousset. Malheureusement, elle est totalement indisponible et difficile à trouver, même d'occasion.
** Pour Froberger, mon coup de coeur est l'intégrale en cours de Bob van Asperen (Aeolus, distr. Abeille Musique), sur des clavecins différents et tous plus beaux les uns que les autres.

jeudi 14 juin 2007

Le tutu pense

Pourquoi deux messages de suite sur la danse classique? Peut-être à cause de la frustration causée par La Belle de Jean-Christophe Maillot au Châtelet la semaine dernière, mélange aussi malhonnête qu'habile d'emballage classique pour appâter les foules et de contenu "contemporain mou" pour se donner une légitimité culturelle et créatrice sans faire trop peur auxdites foules. On ne travaille pas à Monaco sans que cela ait des effets...

Parlons donc encore un peu de danse classique, en prenant ce terme dans son sens le plus étroit, c'est-à-dire le répertoire hérité de l'école romantique française (de Giselle à La Sylphide) et de ses branches russe (Petipa) et danoise (Bournonville)*.
Il est de bon ton de se moquer du ballet classique: élitiste, enfermé dans son passé, artificiel. Il est vrai que son propre public n'aide pas à en assurer l'éloge: quand on voit un public applaudir à la moindre performance athlétique au détriment de l'émotion, quand on voit ce public mi-parti danseuses frustrées, mi-parti grand-mères et petites-filles, souvent privé de toute curiosité en direction d'autres formes de danse, applaudir à la moindre prouesse physique, on peut parfois se poser des questions; mais ma longue fréquentation du Théâtre de la Ville m'a convaincu que l'opposition entre les deux publics de la danse est sans doute moins forte qu'on ne le croit: les spectateurs de la danse contemporaine consomment leur Bausch, leur Preljocaj, leur Forsythe, et même leur petit scandale périodique avec autant de passivité et de conformisme que les spectateurs du Ballet de l'Opéra devant leur Petipa.
Partagé que je suis entre classique et contemporain, je n'ai pas l'impression, en allant voir un Lac des Cygnes, une Sylphide, voire un Corsaire, de m'abêtir, de diminuer mon niveau d'exigence intellectuelle, de me laisser aller à la facilité.
Prenons l'exemple le plus basique, le plus connu, le plus rabâché: Le Lac des Cygnes. Un conte de fées qui tient en cinq lignes : un magicien a transformé une princesse et sa suite en cygnes qu'il tient en son pouvoir. Un prince épris d'absolu tombe amoureux de la princesse, lui promet fidélité, ce qui assurerait le salut des cygnes. A la suite d'une méprise manigancée par le magicien, il trahit sa promesse et les cygnes sont condamné(e)s à rester sous l'emprise du magicien (ou pas, selon les versions).
On peut, bien sûr, ne voir là que les figures géométriques des actes blancs, que la grâce des cygnes grands et petits, que les acrobaties des solistes. Ce n'est d'ailleurs pas négligeable : il y a là une authentique beauté, un art classique à qui on peut difficilement dénier une grande noblesse: qui dira l'émotion du début du quatrième acte, quand la troupe des cygnes déplore l'échec du prince? La géométrie, ici, comme la technique, sont au service de l'émotion.
Mais il y a plus. A lire mon petit résumé, on aura déjà perçu quelques thèmes: réalité/illusion/image, humain/animal, tous thèmes profondément actuels parce que profondéments humains. C'est cela qui fascine inconsciemment les spectateurs du Lac depuis un siècle: les petits mouvements des bras par lesquels les danseuses imitent les mouvements des cygnes nous émeuvent parce qu'ils sont beaux, mais aussi parce qu'ils sont porteurs d'une souffrance, celle de l'humain soumis à une puissance extérieure et y perdant sa propre humanité, la nostalgie de la déchéance.

Je ne prétends pas avoir convaincu les exclusifs de la danse contemporaine. Mais j'ai envie de leur dire que, s'ils n'ont pas envie du ballet classique, le ballet classique n'a pas non plus besoin d'eux. J'ai dit du mal, de façon évidemment caricaturale, du public de la danse classique; mais il faut dire aussi qu'il y a là, au moins chez ses piliers, une accumulation d'amour, de passion, d'enthousiasme, d'exigence, qui ne font pas taire les critiques précédemment formulées, mais méritent aussi un grand respect, une grande tendresse. Et surtout, ce public, contrairement aux idées reçues, n'a pas vraiment besoin de renforts en nombre: en partie à cause des limites de la diffusion de la danse classique évoquées dans le message précédent, les spectacles sont de toute façon pris d'assaut au-delà du raisonnable.

Il est plus facile de railler le conformisme de la danse classique que de résister à ses séductions, quand elles sont accompagnées de sous-textes aussi riches et bouleversants que celles des plus beaux classiques...


*C'est évidemment une définition trop restrictive, mais elle est au moins pratique pour mon propos du jour. La question de la définition du ballet classique (entre vocabulaire chorégraphique, technique de la danse, répertoire, contexte intellectuel et artistique) est aussi complexe qu'intéressante, et j'ai bien l'intention à terme de lui consacrer un message à part entière.

lundi 11 juin 2007

La révolte des tutus


J'aime passionnément la danse contemporaine. Si je jette un regard rétrospectif sur la saison en cours du Théâtre de la Ville - institution de référence dans ce domaine à Paris -, j'y vois une liste de bonheurs : Michèle Anne de Mey, Win Vandekeybus, Anne Teresa de Keersmaeker, le duo Montllo Guberna/Seth, Joëlle Bouvier. La France, en ce domaine, est très riche, avec le réseau des CCN (Centres Chorégraphiques Nationaux) et des scènes nationales : souvent centrés autour d'un seul chorégraphe, ils sont en réalité financés essentiellement par les collectivités locales et ont pour défaut principal qu'ils n'apportent pas beaucoup de variété aux spectateurs locaux, qui peuvent avoir l'impression qu'ils essuient les plâtres avant l'apothéose qu'est la venue à Paris; mais foin du mauvais esprit, ces lieux de création sont une richesse exceptionnelle.

La situation, hélas, n'est pas la même en danse classique. Bien sûr, il y a l'institution de référence qu'est le ballet de l'Opéra, ses cent cinquante formidables danseurs, son Lac des Cygnes merveilleux (cf. la couverture du DVD récent tout aussi formidable et merveilleux), son ouverture au contemporain, etc., etc. En tant que Parisien, je ne devrais donc pas me plaindre.
Mais on entend déjà les ballettomanes se plaindre: oui, mais le ballet de l'Opéra ne danse plus assez son répertoire, on emploie les danseurs dans des choses où leur formation et leur niveau n'est pas employé, etc.
Tout cela n'est pas faux, et même assez vrai. Mais il s'agit là d'une mauvaise stratégie. Ce qui est affolant aujourd'hui, c'est qu'au delà de ses défauts le Ballet de l'Opéra est le seul en France à conserver le répertoire classique et à le porter au public. Cela va bien à la centralisation française: si vous voulez voir le Lac, "montez" à Paris. En 2007/8, Toulouse programme un Don Quichotte et beaucoup de Balanchine mais avec en tout et pour tout trois programmes sur une saison, Bordeaux propose en tout trois programmes également dont deux classiques revus par l'étoile Charles Jude. Et ailleurs ? Rien. On a vu le virage contemporain de Nancy ou de Marseille.
On nous parle beaucoup de démocratisation de la culture: c'est là qu'elle devrait débuter, cette démocratisation, par amener les oeuvres aux citoyens là où ils se trouvent. Bien sûr, il est toujours possible au provincial de venir à Paris, mais à quel prix? Là où il doit prendre le train, réserver un hôtel, se battre avec l'administration de l'Opéra pour conquérir une place, je n'ai qu'à passer au guichet le bon jour et, le soir du spectacle, à partir de chez moi une demi-heure avant l'heure, tout juste si je n'y vais pas en pantoufles. Où est la justice?
Il faut donc créer, et soutenir, des troupes de danse classique, ouvertes sur le monde et la création contemporaine mais attachées à ce patrimoine classique. Peut-être en faudrait-il six ou sept, qui seraient chargées de tourner dans toutes les villes disposant d'un théâtre ad hoc (il n'y en a pas tant que cela!); dans leur financement, les collectivités locales auraient une large part, mais il faudrait que l'Etat s'investisse fortement - quitte à demander, légitimement, à la Ville de Paris de participer à celui de l'Opéra.

Il le faut, mais cela sera-t-il ? Avec la ministre actuelle, Ministre des situations acquises, Ministre de l'air du temps, Ministre du Mécénat content de lui, on peut en douter.

samedi 9 juin 2007

Le monstre noir

DSCF1770Il y a toujours quelque chose d'un peu agaçant dans les concerts où paraît une star médiatique: outre la foule d'admirateurs parfois superficiels, on ne peut se défendre de penser que bien d'autres interprètes mériteraient eux aussi salles pleines et applaudissements frénétiques - quant à leur souhaiter des fans énamourés, c'est là quelque chose que je ne leur souhaiterais pas.
Le concert que donnait Hélène Grimaud ce vendredi au Châtelet était de ces concerts-là, mais pas tout à fait, la salle n'étant pas pleine et les applaudissements finalement pas si frénétiques. Et puis, reconnaissons-le, Hélène Grimaud est une pianiste honorable. La déception venait finalement de l'orchestre de la SWR et de son chef Michael Gielen: leur prestation reste meilleure que celles de la plupart des orchestres parisiens, mais ce n'est pas assez pour des artistes aussi exceptionnels.
Il y a deux sortes de pianistes. Les vrais musiciens, les poètes, ceux pour qui la partition reste le guide absolu, les Brendel, les Barenboim, les Lipatti autrefois. Et ceux qui vivent une relation plus tempêtueuse avec leur clavier, ceux chez qui la virtuosité prend souvent le pas sur la musique, ceux pour qui l'oeuvre qu'ils jouent (n')est (que) matériau pour leur propre création, Pollini, Arrau, Lupu. Et, à la frontière exacte entre les deux, Kissin.
Ma préférence va nettement aux pianistes du premier genre, Hélène Grimaud, elle, appartient au second. Dans ce second genre, qui est souvent le préféré des pianolâtres, il y a de très grands artistes, qui me passionnent comme ils passionnent les foules: qu'on pense seulement à une Argerich. Evidemment, Hélène Grimaud est loin d'occuper les premières places dans cette prestigieuse troupe, comme le concert d'hier l'a bien montré. Ses qualités sont aussi ses défauts, cette crispation des bras, cette conquête périlleuse de chaque son constituent une approche extrêmement vivante de l'oeuvre qu'elle jouait - le second concerto de Brahms -, mais il faut pour cela passer par tant d'ornements à peine effleurés, tant de passages où le piano est couvert par l'orchestre, où le contraint croise le débridé. Une pianiste qui n'est pas sans intérêt donc, bien loin des fausses valeurs comme Lang Lang ou Fazil Say - mais certainement pas une artiste inoubliable.

Photo: Théâtre du Châtelet, 2e balcon.

lundi 4 juin 2007

Thalia bifrons

Autrefois - à l'époque de Jean-Pierre Miquel, dans les années 90 -, il y avait un "ennui Comédie-Française, fréquent mais non systématique. On arrivait, on s'installait confortablement, la pièce commençait... Au bout d'un quart d'heure, on s'endormait paisiblement, assuré que rien d'important n'allait se passer, et on se réveillait un quart d'heure avant la fin, constatant avec satisfaction qu'en effet rien ne s'était passé. On sortait de là, pas plus avancé en sagesse, mais au moins bien reposé. C'était notamment le cas du Misanthrope que le maître des lieux avait mis en scène lui-même, et dont le moment fort était l'allumage des bougies.
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La formule de cet ennui exclusif est-elle perdue? Le Misanthrope que Lukas Hemleb vient de créer à la Salle Richelieu, le laisse croire. Car on s'y ennuie beaucoup, bien sûr, mais on ne peut plus dormir aussi tranquillement. A moins d'avoir une forte résistance à la bêtise, à la vulgarité et aux cris. Car Alceste, le crasseux Alceste, crie beaucoup: et malgré tout, Thierry Hancisse, un si bon acteur, n'en est pas moins d'une pâleur atterrante. Quelques acteurs ressortent un peu plus, dont Elsa Lepoivre (Eliante). Mais qu'est-ce qu'une mise en scène sans idée sur la pièce, contre laquelle les acteurs doivent se battre pour exister ne serait-ce qu'un peu?
L'esthétique générale est plutôt classique, pas de frayeur: mais on n'échappe pas à une caractérisation caricaturale, digne de TF1, des petits marquis. Au moins, dans l'Ariodante qu'il avait mis en scène au TCE cette saison, Hemleb ne pouvait-il pas tuer entièrement les charmes de la musique. De la pièce de Molière, hélas, il ne reste cette fois rien.
On peut seulement espérer que ce spectacle malheureux, qui ennuiera des masses de scolaires au nom d'une vision sclérosée de la culture, est un résidu du mandat de Marcel Bozonnet plus qu'une affirmation de la part de la nouvelle administratrice Muriel Mayette...


Heuresement, ceux qui veulent croire que la Comédie-Française a encore un avenir pourront se consoler en regardant à la télévision le merveilleux Cyrano de Bergerac mis en scène par Denis Podalydès: un spectacle à l'esthétique certes classique, mais qui n'en est pas moins du vrai théâtre, intelligent et moderne. Bien sûr, il vaudrait encore mieux aller le voir en vrai, ce spectacle, et on ne peut qu'espérer qu'il sera repris la saison prochaine; en attendant, le voilà à la portée de tous...
Diffusion le 15 juin à

jeudi 31 mai 2007

Un criminel revient toujours sur le lieu de ses crimes

Qui l'eût cru? Le lecteur qui a lu mon message de l'automne dernier sur les concerts de Daniel Barenboim à la tête de sa Staatskapelle Berlin aura du mal à croire que je me suis rendu hier soir au récital du même Daniel Barenboim, retransformé en pianiste, toujours au théâtre du Châtelet (dans le cadre de la saison de Piano****, l'"association" du déplaisant André Furno, qui tient à ce que la dernière catégorie soit à 20 €, quitte à ce qu'il reste comme hier soir des centaines de places). Il serait encore plus surpris s'il savait que je n'aime guère Liszt , au programme hier.
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Dire que ce concert suffira à faire que Liszt ("Lits", comme tenait à le dire une dame croisée hier soir) un de mes compositeurs préférés, ce serait bien excessif. Souvent, sous les doigts de nombreux interprètes, j'entends dans ses oeuvres plus du piano que de la musique, de la même manière que bien des opéras satisfont bien plus le lyricomane que le mélomane.
Chopin, parfois, donne la même impression: mais c'est uniquement la faute des interprètes, plus préoccupés de faire sonner leur monstre noir que de faire de la musique et de comprendre le compositeur qu'ils jouent. Liszt, c'est un peu différent: je le soupçonnerais volontiers d'être complice de ce genre de débordements pianistiques. Mais la preuve est faite qu'un interprète sensible peut en faire de la musique : clarté du jeu, nuances, variété du toucher. Le tout confirmé par cinq bis (Bach, Scarlatti et Chopin) d'une poésie et d'une concentration magnifique.
La morale de l'histoire? C'est évidemment qu'il faut toujours aller contre ses propres blocages, contre ses préjugés, contre ses habitudes. La curiosité paye : on a bien le droit d'avoir tous les préjugés qu'on veut, mais il n'y a rien de plus agréable que de les voir voler en éclat.

lundi 28 mai 2007

Le prix de la gratuité

Les concerts gratuits à Radio France, c'est fini, et paradoxalement on ne s'en plaindra pas. Créés en 2001 par René Koering, ces concerts regroupés sur une poignée de week-ends chaque année depuis seront en effet victimes du vaste chantier de rénovation qui commencera dans toute la Maison Ronde. La musique y gagnera certainement, puisque la très laide et très peu pratique Salle Olivier-Messiaen (photo) deviendra une salle de répétition pour les orchestres, tandis qu'un nouvel auditorium de 1500 places verra le jour.
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Quel bilan peut-on tirer de cette expérience?
Au niveau de la programmation, les expériences positives s'unissent aux concerts indigestes. A vrai dire, le partage entre les deux est souvent trop simple à faire: les plus mauvais concerts sont souvent ceux des orchestres maison (National de France et Philharmonique de Radio France); ceux-ci ne sont déjà pas très bons en général, mais le manque de répétitions et de motivation sont encore plus flagrants lors des concerts gratuits. Beaucoup de bons concerts, en revanche, notamment dans le domaine baroque: on se souviendra longtemps d'un concert Monteverdi avec Gaële Le Roi et Sandrine Piau, accompagnées par Christophe Rousset et trois musiciens...
Au niveau de la fréquentation, les débuts avaient été positifs, si on considère comme positif le fait de faire faire une heure de queue à certains en étant incapable de les accueillir ensuite (car on ne réserve pas); depuis, les choses ont bien changé : si les concerts d'orchestre, même mauvais, font toujours plus ou moins le plein, la plupart des concerts frappent par des centaines de places vides. Que la subvention généreusement dispensée dans ces concerts serve à faciliter l'accès de tous à la musique, soit; qu'elle finance des places vides, c'est déjà plus douteux!
En outre, il faut parfois s'interroger sur la qualité du public. Oublions immédiatement toute idée d'un public populaire: on est dans le XVIe arrondissement, pas loin du XVe, le public est largement local et ces gens sont pour la plupart tout à fait capables de payer. Et ce public apparaît particulièrement mal élevé, avec la complicité passive des organisateurs: on rentre et sort quand on veut, en plein pendant la musique; on passe d'une place à l'autre, on tripote généreusement son programme (oui, cela fait du bruit); et on amène les enfants, avant de se rendre compte en général au bout d'une demi-heure que ce n'est pas de leur âge (d'où départ souvent bruyant et précipité). Le magnifique concert du pianiste Ivan Klansky hier en aura été un parfait, et triste, exemple.
Il convient donc de s'interroger sur l'intérêt de la gratuité: on a souvent souligné que ce qui est gratuit est ce qui ne vaut rien, et que dans le domaine culturel cela entraînait souvent manque de respect et désaffection à moyen terme. Il faut surtout souligner qu'un concert gratuit ne coûte pas moins cher à produire qu'un concert payant: quelle légitimité y a-t-il à ce que l'Etat subventionne à 100% certaines places de concert ? Je ne me réjouis pas des prix élevés des places au TCE ou à Pleyel, mais je ne suis pour autant pas du tout sûr que le public en soit moins populaire. Le fait de faire payer, même de façon symbolique, les places de concert, c'est aussi une sorte de "test de motivation"; dans notre société du "trois pour le prix de deux", de la "bonne affaire" comme motivation suprême, l'étiquette magique "gratuit" attire des gens plus fascinés par ce mot qu'intéressés par la musique.
Adieu donc, salle Olivier-Messiaen; adieu, concerts gratuits: nous ne vous regretterons pas!
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