mercredi 21 novembre 2007

Admirations (3) : Sandrine Piau

On peut être un grand chanteur sans être ténor, sans jouer à la star et sans se reposer sur le répertoire courant. On a même le droit d'être intelligent. Sandrine Piau n'est pas la seule, bien sûr, à avoir toutes ces qualités (pour l'intelligence, allez donc voir ).
Petite anecdote: dans Tamerlano, Sandrine Piau chante un air aussi long que beau, Cor di padre. Lors d'une version de concert au Châtelet (le Châtelet d'avant...), l'ovation méritée du public n'avait pris fin que parce que Mme Piau avait fait signe à ses partenaires pour le récitatif qui suit de venir la rejoindre : modestie rare.

Sandrine Piau dispose d'une technique sûre qui lui permet d'exécuter vocalises et aigus sans effort apparent - quand d'autres bâtissent leur réputation sur la manière dont ils ne manquent pas de faire sentir au public toute la difficulté de leurs exploits. C'est évidemment fort utile dans ces Haendel qu'elle a souvent chantés, mais cette capacité seule ne justifierait pas de mention particulière si elle n'était accompagnée de cette qualité au nom suranné mais à l'actualité indémodable : le goût.

Le goût entendu ainsi n'est pas une qualité normative, qui distinguerait le bon du mauvais goût ; c'est une force positive, qui permet à celui qui le possède d'entrer dans l'esprit d'une oeuvre, d'une pensée, d'un style, d'un genre, et de le restituer non pas par les mots mais par l'action. Le goût ne se confond pas avec les recherches spécialisées des musicologues : il peut s'en nourrir, il peut les compléter par ce qu'on appellera, faute de mieux, l'instinct - il peut, aussi, dans le meilleur des cas, être un soutien pour elles, les musicologues ayant tout à gagner à voir leurs sujet d'études s'incarner dans le son - mais il s'en distingue sans complexe : il n'est pas reconstitution.

Chez un chanteur, il s'incarne dans tous les aspects de la voix : dans l'usage des registres, dans la couleur des voyelles, dans le phrasé d'une vocalise, dans l'articulation d'un récitatif. Ce sont là les qualités premières de Sandrine Piau. Chanteuse baroque ? Oui, sans doute, à en juger par son emploi du temps et par ses disques. Mais pas seulement : la musique française, et bien sûr Mozart, ont bénéficié amplement de cette clarté, de cette élégance, de cette capacité rare à susciter l'émotion par une expressivité aussi intense que dépouillée.

Mais revenons un peu sur la virtuosité : seuls quelques irréductibles lyricomaniaques perdus pour la culture en font encore, avec le timbre, un critère fondamental pour juger d'un chanteur. C'est parce qu'elle montre à quel point la virtuosité peut être un outil de l'intelligence, je crois, que Sandrine Piau est une chanteuse indispensable.


Cela fait longtemps que je voulais écrire sur Sandrine Piau. Il se trouve qu'à l'heure actuelle Mme Piau souffre de problèmes (dont la nature m'est inconnue et ne me regarde pas) qui l'ont contrainte à annuler de nombreux spectacles. J'en profite donc pour lui exprimer toute mon admiration et lui transmettre tous mes voeux pour que cette situation sans doute difficile cesse.

lundi 19 novembre 2007

Parigi, o cara, noi lascierem

Avouez-le, ô tenants de la supériorité parisienne : vous ne connaissez pas le Südostbayerisches Städtetheater. Trois villes : Passau, Landshut et Straubing, dans le sud-est de la Bavière, trois petites villes de 44 à 62 mille habitants, à trois pas de la frontière tchèque. Trois petits théâtres, une seule troupe d’acteurs et de chanteurs, un orchestre – mais trois publics.

En France on dirait : mais à quoi bon leur faire un théâtre (ne parlons même pas d’opéra), ils n’ont qu’à aller à Munich le week-end* – et ils n’auraient sans doute pas de mal à prouver qu’en effet il se trouve des citoyens de ces trois nobles villes que quelques heures de route ou de train n’effraieront pas. Mais ceux-là, ce sont les motivés, les déjà acquis à la cause de la culture : et les autres ?

A Straubing, Landshut et Passau, les autres peuvent aller, plusieurs fois par mois, voir des spectacles de théâtre et d’opéra : une dizaine de programmes de chaque genre sont répétés plusieurs fois, d’une ville à l’autre – Straubing, la plus petite, ayant au moins une représentation de chaque spectacle. Tout n’est pas rose, sans doute : il reste à s’assurer que le théâtre est rempli, que le public est diversifié socialement, et qu’une certaine qualité est au rendez-vous. Mais tout semble dire : venez chez nous, c’est pour vous que nous jouons.

Et en France ? Un communiqué des directeurs de trois opéras de province, parmi les plus petits (Tours, Avignon, Metz) fait état de la suppression de la subvention d’état à ces institutions, celle-ci ne représentant il est vrai que 10 % de leur budget. Dans le cas de Metz – le seul que je connaisse bien –, il y a une certaine logique dans cette suppression : la médiocrité de la programmation présentée, la vétusté de l’administration de la maison font que la disparition de cette institution ne serait, en apparence, pas une grosse perte pour la culture.

Pour la culture, certes. Mais pour le public ? Se désengager, bien sûr, est la solution de facilité : dire « loin de moi cette souillure » plutôt que de nettoyer ladite souillure, quelle noble attitude, et quelle lâcheté.

Pendant ce temps, à l’Opéra National de Paris… tout va bien, les salles sont pleines, les habitués râlent un peu dans leur coin, mais le modèle économique marche. Oublions donc le montant de la subvention, ne remettons rien en cause – puisque tout va bien.

Dans le domaine de la culture comme partout ailleurs, l’argent est une arme. C’est le premier moyen qu’a l’État pour peser sur les collectivités territoriales pour qu’elles jouent leur rôle culturel : c’est donc à l’État de pallier les défaillances de collectivités irresponsables : il ne s’agirait pas de faire des petits Opéras Nationaux de Paris partout, mais de s’assurer que le public de chaque ville importante reçoit sa part de culture. Pour cela, la logique voudrait que l’ONP d’une part, les maisons de province d’autre part, convergent quant à leur financement : que la Ville de Paris cofinance une maison dont elle bénéficie au premier chef**, et que l’État acquière un meilleur contrôle de la diffusion territoriale de la culture en accroissant en échange son financement.

C’est très mal venu, aujourd’hui, de parler d’État, a fortiori dans le domaine de la culture : c’est bien un signe de barbarie qu’une société ne croie plus à la possibilité d’une institution qui la rassemble et incarne ses intérêts. Une vraie res publica, un bien commun qui n’a rien à voir avec la République autoritaire et inhumaine que d’autres ne cessent de flétrir de leurs éloges.

Ah, j’allais oublier : j’étais hier soir à Metz, à l’Arsenal. Programme exigeant : Britten, Sinfonia da Requiem ; Chostakovitch, 13e symphonie Babi Yar. Orchestre National de Lorraine dirigé par Jacques Mercier, avec l’excellente basse Anatoli Kotcherga. Un concert symphonique comme j’en attends depuis longtemps de la part des orchestres parisiens : une cohésion de l’orchestre, un travail sur les plans sonores, une construction sans faille. Salle pleine et enthousiaste, au fait.

*Ce raisonnement est celui qui a retardé si longtemps la réouverture de l’Opéra de Lille ; celui-ci, du reste, n’a qu’à peine réouvert, avec un nombre ridicule de représentations et une politique qui semble plus viser le prestige que les besoins du public local.

** Seule une arrogance parisienne bien assise peut laisser croire que les tournées de l’Opéra en banlieue et en province, nombreuses cette année, relèvent d’une forme de décentralisation : c’est au contraire une belle entreprise impérialiste pour rappeler aux pauvres provinciaux l’étendue de la supériorité parisienne et de leur propre misère.

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