mardi 28 août 2007

Préjugeons

Si seulement on pouvait toujours venir au concert en pensant que Mozart n'est qu'un compositeur de second ordre, ou que la réputation de Bach est décidément surfaite (selon le programme du jour) !

Nous avons tous des préjugés. Nous en avons besoin, un peu par paresse intellectuelle, beaucoup parce que l'offre culturelle et l'offre de divertissement (qui n'ont pas grand-chose en commun mais visent le même marché) est si vaste qu'on ressent le besoin de s'en protéger en élaguant ce qui ne nous convient pas. Il n'y a rien de mal à cela, au contraire... à condition de pouvoir en sortir.

Qui n'a jamais été à un concert sans entrain, voire à reculons, pour en sortir aux anges ne sait pas ce qu'est le plaisir. Bien sûr, il y a d'autres plaisirs dans la vie de mélomane : le rendez-vous avec un artiste qu'on aime, dans un répertoire qu'on aime, est un plaisir à ne pas dédaigner. Mais ce plaisir de voir ses préjugés, minute après minute, s'évaporer dans le plaisir est un bonheur plus rare, qui vaut bien qu'on les cultive avec soin, ses préjugés, et cela vaut aussi qu'on fasse l'effort, parfois, de ne pas aller qu'aux concerts où tout vous agrée a priori, de ne pas écouter que les disques qu'on est sûr d'aimer, d'allumer la radio, parfois, sans regarder le programme.

samedi 18 août 2007

Admirations (1) Carlos Kleiber

Ainsi commence une nouvelle série sur ce blog. Contrairement à ce que cette première livraison pourrait laisser entendre, elle sera consacrée essentiellement à des musiciens vivants. Je parlerai un autre jour de l'admiration, qui se distingue de l'idolâtrie en ce qu'elle est amour et raison réunis en un seul sentiment.

Carlos Kleiber: pendant longtemps, cela n'a été pour moi qu'un nom, et peut-être un ou deux disques, peu et mal écoutés. Un nom environné d'un mystère un peu agaçant, agrémenté de reproches - vrais ou faux, en tout cas sans intérêt - sur l'avidité supposée du musicien*.
Je l'ai découvert par un disque Orfeo, qui publiait pour la première fois l'enregistrement de son unique interprétation de la 6e de Beethoven, cette Pastorale si rabattue qu'on a un peu tendance à la ranger dans la catégorie des tubes qu'on connaît trop bien pour vouloir encore les écouter. C'était à l'été 2004: j'ai eu l'impression que je n'avais jamais écouté cette symphonie. Là où les autres chefs interprètent Beethoven qui devient leur Beethoven, Kleiber joue la musique et elle seule, et le Beethoven qu'on entend est le Beethoven de Beethoven. A-t-on jamais entendu l'Orage ainsi joué, terrifiant, à la fois naturaliste - selon les conceptions parfois un peu naïves de la nature dont est tributaire Beethoven - et métaphysique, cataclysme d'un monde qui perd ses repères?
Pendant ce mois de juillet 2004, je n'ai jamais pu écouter ce (court) disque sans le réécouter aussitôt. Je me souviens d'une fois où je l'ai écouté en marchant dans la rue : arrivé à destination, je suis resté dehors, sur une petite place silencieuse, sous un arbre, et l'ai réécouté entièrement avant de faire les dix derniers mètres. Pendant ce temps, comme je l'appris plus tard, mourait Carlos Kleiber.

Ce que Kleiber m'a appris, outre son absolue fidélité à l'esprit et à la lettre de la musique, c'est une chose très simple: mieux vaut pas de musique du tout que de la mauvaise musique. Kleiber dirigeait très peu, trop peu sans doute. Mais il ne dirigeait que pleinement, qu'en pleine possession de ses moyens. Caprice de star, soit. Mais c'est respecter à la fois la musique et le silence que de préférer le silence à la mauvaise musique.
Une telle conception pourrait paraître une critique acérée contre bien des routiniers de la baguette, de Barenboim à Mehta, de Masur à Muti. C'est surtout un enseignement pour le mélomane que je suis, qui me fait apprécier plus profondément les moments où la musique est ce qu'elle doit être.

* La source principale de cette histoire est un concert donné à Ingolstadt, ville-coffre-fort abritant le siège d'Audi, qui aurait obtenu ce concert en promettant au chef une voiture de luxe de sa marque.

mercredi 15 août 2007

Indifférence


Il y a une polémique éternelle dans le monde de l'opéra: faut-il, peut-on, doit-on, ne doit-on pas huer? Je veux dire par là huer les chanteurs, car les metteurs en scène, eux, cela ne fait pas le moindre doute qu'on peut se déchaîner à coeur joie, parce qu'il paraît que les chanteurs, eux, sont de petits êtres sensibles alors qu'il paraît que les metteurs en scène, eux, non. J'ai dit: il paraît.
Je parlerai peut-être un jour plus en détail de cette polémique, et du fait que les huées que j'ai entendues ne tombent pas toujours sur les bonnes personnes (comment le public munichois peut-il en un même mois faire une ovation à Mme Gruberova qui ne respecte ni le texte, ni les hauteurs, ni le rythme, et huer Camilla Nylund qui chante une Eva [Wagner, Les Maîtres Chanteurs] certes un peu terne, mais musicalement juste et professionnelle?).

Mais il me semble que les huées ne sont qu'un faux problème par rapport à un autre problème beaucoup plus important - et qui, pour le coup, concerne toute la sphère de la musique classique, voire l'ensemble du spectacle vivant. Je veux parler de l'indifférence. Bien sûr, le public ne manque pas dans les concerts classiques, et encore moins à l'opéra: cela fait maintenant plusieurs décennies qu'on gère la pénurie de places plus que la pénurie de spectateurs. Donc tout va bien? Non, tout ne va pas bien. Je suis lassé de voir tant d'applaudissements automatiques, qui sont sans doute en partie sincères, mais trop souvent de l'ordre du réflexe pavlovien. L'oeuvre est finie: j'applaudis. Et quand l'oeuvre finit en force, j'applaudis encore plus fort. J'entends un air connu: j'applaudis.

Il y a là certainement une imprégnation en provenance directe des publics serviles de la télévision, qui n'ont pas honte de venir faire la claque aux yeux de tous - et sans se faire payer, les naïfs... Mais c'est une explication, pas une justification valable. Il n'y a pas d'art là où il n'y a pas d'exigence, et là où il y a consommation passive il y a souvent absence d'exigence. Où est l'exigence quand on applaudit autant un bon pianiste qu'un mauvais? Cette indifférence, pourrait-on dire, est regrettable, mais qu'ai-je à m'en plaindre, si de mon côté, égoïstement calé dans mon fauteuil, je goûte mon petit plaisir individuel? C'est que cette indifférence mine toute l'"industrie" de la musique classique, en la livrant pieds et poings liés aux as du marketing.
On va me dire que je défends une conception élitiste de la musique et de la culture en général. Soit. Peut-être. Bon. Mais à une condition: que l'élite dont il s'agit ne soit pas une élite sociale, mais une élite culturelle. Parce que l'indifférence dont je parle est une maladie, et que cette maladie est particulièrement répandue dans le public actuel de la musique classique, qui est en étroite coïncidence avec les élites sociales.
C'est bien à tort que la musique classique est associée à un certain conformisme. Ce qui y est dit et exprimé est incroyablement plus divers, plus audacieux, plus vivant que les chanteurs du jour (j'ai entendu un jour une chanson d'Emilie Simon, l'une de ces chanteuses labellisées Telerama et idolâtrées par les intellos dans le vent. Si les intellos aiment ça, on est mal partis. Il y a Vincent Delerm, aussi, pour changer). C'est une musique qui exige la patience, l'écoute, la capacité à se taire, le sens de la longue durée - une musique contre le zapping. Une musique aussi où il faut savoir accepter l'ennui: on ne va pas à un concert classique pour visiter une icône comme tant de concerts pop, et on ne sait jamais si le concert sera intéressant: là où il n'y a pas de risque, il n'y a pas de vie.
L'indifférence d'une partie des publics de la musique classique est une réaction contre ce risque, une manière de se rassurer en s'applaudissant soi-même d'être venu. J'allais écrire que c'était un danger mortel pour le spectacle vivant, mais c'est parfaitement idiot : le public n'est pas près de disparaître, malgré les éternelles fausses Cassandres, d'abord parce que cette musique est au coeur de notre civilisation (mortelle certes, mais pas encore mourante, je crois), ensuite parce que les conformistes, mais aussi les passionnés ne cesseront pas d'exister...
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