vendredi 26 septembre 2008

L'héritage Noureev à l'Opéra (3)

Après un premier message faisant le tour des ballets de Noureev et de leur place dans le répertoire de l'Opéra de Paris, puis un second qui interrogeait le rapport entre la danse classique et le répertoire postérieur (Balanchine et Forsythe, entre autres), voici venu le moment de parler un peu d'avenir, autrement dit, plus généralement, de l'avenir de la danse classique.
À voir l'enthousiasme que continuent à susciter les grands danseurs d'aujourd'hui, de Carlos Acosta à Diana Vishneva en passant par Lucia Lacarra - et chez nous Marie-Agnès Gillot ou Nicolas Le Riche -, en tout cas parmi les privilégiés qui ont la chance de pouvoir découvrir ces grands artistes dans l'immédiateté que permet seule la scène*, on ne peut que constater la vivacité de cet art, et la fascination qu'il continue à exercer sur le public - à vrai dire, il n'est même pas essentiel que de tels artistes soient présents sur scène : il suffit qu'entrent en scène les premiers cygnes au bord du Lac pour que le public soit chaviré. On ne peut que regretter, bien entendu, que cet art ne soit pas mis à portée d'un plus grand nombre de spectateurs, en particulier par l'encouragement des quelques troupes classiques qui subsistent en province: j'en ai déjà parlé, on m'excusera de passer rapidement sur le sujet pour en revenir à notre "première compagnie nationale", et à ses moyens incomparablement supérieurs, et en cela plus proches de ceux dont disposait un Marius Petipa.

Pour faire évoluer la danse classique à l'Opéra (et le raisonnement s'appliquera certainement aussi pour d'autres compagnies), il est indispensable de réfléchir à ce que nous appelons danse classique. Il y a deux façons de voir les choses : on peut définir la danse classique par sa technique - fouettés, arabesques, pointes et entrechats -, soit on la définit par le répertoire dans lequel elle s'incarne, répertoire aux orientations multiples : ballet romantique français (Giselle, La Sylphide), ballet impérial russe autour de Marius Petipa, école danoise autour de Bournonville, puis le ballet soviétique et diverses formes de réinventions plus récentes - toutes ces écoles se mélangeant, bien entendu, à l'envi : on sait à quel point la transmission des ballets français est passée par la Russie via Marius Petipa, pur produit comme Bournonville de cette école française.

Cette approche par le répertoire est évidemment extrêmement intéressante, et pour une bonne part c'était celle de Noureev, qui a remonté une partie importante du répertoire hérité de Petipa à travers un prisme personnel extrêmement fort, mêlant vertige de la technique et interprétations psychanalytiques. Souvent passionnante, cette démarche n'est pas la seule possible, et elle a évidemment le défaut de rendre presque impossible la création de nouveaux ballets - à moins de faire comme Pierre Lacotte, personnalité dominante de la scène classique, qui remonte aussi bien des ballets transmis par la tradition comme La Sylphide (DVD) que des ballets dont ne subsistent (presque) que la musique et l'intrigue, pour lesquels sa chorégraphie est presque entièrement une invention.

La définition technique, elle, permet au moins en théorie la création de nouvelles pièces, même si on constate que rares sont les nouveaux ballets à proprement parler classiques dans leur esprit, quand bien même ils se vantent de s'appuyer sur cet héritage technique : créer un tel ballet nouveau, dans l'esprit du ballet classique, sans tomber pour autant dans l'académisme le plus plat, voilà qui nécessiterait un artiste de tout premier plan, qui saurait nourrir sa créativité de la technique. Autant dire qu'on pourra sans doute chercher longtemps, et le fait qu'aucun grand ballet narratif contemporain ne parvienne à s'installer dans le répertoire (ce qui est parfois bien dommage, comme pour Hurlevent de Kader Belarbi) pose ici un problème durable à la danse classique, qui est donc contrainte de vivre seulement de ce qui existe déjà.

Pour autant, il n'est pas sûr que cette contrainte soit aussi forte qu'il n'y paraît, surtout quand on voit la danse classique uniquement à travers le ballet de l'Opéra de Paris, accroché frénétiquement à cet héritage Noureev, appuyé uniquement sur Petipa et sur les deux grands ballets de Prokofiev, enrichi seulement par quelques ballets issus de l'école française, Giselle et les ballets reconstitués par Lacotte, La Sylphide et Paquita. Le répertoire, sans doute, n'est pas extensible, mais les ballets couramment représentés ne constituent qu'une partie du répertoire potentiel : l'exemple le plus net, et le plus intéressant, est celui du Corsaire, parfait exemple de création composite, né à Paris en 1856, profondément transformé par Petipa, et constamment remanié depuis par toutes sortes de contributeurs.
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Le Corsaire tel qu'il a été longtemps connu, à travers par exemple la version du Kirov/Mariinsky (DVD), n'avait plus grand-chose à voir non seulement avec l'original de 1856, mais également avec la version de Petipa. Depuis une décennie, de Boston à New York, puis de Munich à Moscou, et plus récemment à Ekaterinbourg (sous la direction de Jean-Guillaume Bart, étoile du ballet de l'Opéra de Paris), les reconstitutions se sont multipliées, avec souvent l'idée de revenir à des états antérieurs du ballet sans renier pour autant la totalité de l'histoire mouvementé du ballet. J'ai eu le plaisir de voir les versions de Munich et de Moscou (tournée du Bolchoi à Paris)** : leurs différences sont aussi importantes qu'intéressantes, mais elles ont comme point commun de recourir toutes deux à des notations chorégraphiques établies lors de diverses reprises en Russie, du vivant de Petipa, qui permettent de reconstituer certains passages avec une étonnante précision pour peu que cette démarche qu'on appellera au choix philologique ou archéologique soit vivifiée par le talent de praticiens de la scène capables de donner du sens au mouvement noté - exactement comme un musicien face à une partition si géniale soit-elle : déchiffrer ne suffit pas.

La démarche archéologique est-elle le salut de la danse classique, et la manière pour l'Opéra de Paris de sortir de l'héritage parfois étouffant de Noureev et de construire son avenir ? Peut-être bien, même si elle n'est pas la seule démarche possible, et même s'il est hors de question d'abandonner pour autant les versions indépendantes façon Noureev chez nous ou Ashton à Londres, ni d'ailleurs la démarche de réinterprétation radicale d'un Mats Ek, comme son extraordinaire Giselle. Mais cette démarche, outre les spectacles qu'elle est susceptible de produire, a une vertu cardinale : en forçant le monde de la danse à s'interroger sur ses pratiques, sur ce qu'elle croit être l'essence de son art, sur les lignes de transmission qu'elle prend plaisir (à juste titre, d'ailleurs) à mettre en avant, elle contribue à faire de cet art un art comme neuf, étranger, à détruire les habitudes confortables de regard du spectateur, à forcer les artistes comme le public à se confronter à l'étrangeté foncière d'un art né et développé dans un monde qui n'est plus le nôtre : cette étrangeté, loin de rendre le ballet classique dépassé et inutile à notre époque, est sans doute, même dans la configuration actuelle du monde de la danse, ce qui m'attire le plus en lui. C'est ce qui s'est passé, avec profit, pour la musique grâce au mouvement baroque : puisse la danse classique, au-delà de ses succès actuels, bénéficier d'une telle renaissance.

*Ce qui n'est pas pour moi un moyen de dénigrer le DVD, qui pour la danse est un outil merveilleux (dangereux peut-être aussi, certes, mais ne boudons pas notre plaisir). Souvent (trop) coûteux, ils ont certes le défaut de figer les ballets dans une unique interprétation, mais ils constituent un outil désormais irremplaçables pour l'acquisition d'une culture chorégraphique.
**Je ne manquerai pas de faire une analyse de ces deux versions sur ce blog...

Photo: Royal Opera House, Covent Garden

vendredi 19 septembre 2008

Les deux maladies du mélomane

Chacun, cela va de soi, fait comme il l'entend (enfin, pas tant que ça : le fait que je sois obligé de l'écrire laisse assez voir à quel point l'expression d'une opinion, d'un avis, d'une critique quelconques est aussitôt perçue aujourd'hui, comme une intolérable atteinte à la liberté d'autrui, comme si elle était un danger pour qui lit - passons, si nous ne voulons pas vivre dans le monde de Oui-Oui).
Il y a, je crois, deux maladies qui menacent les mélomanes, ceux d'aujourd'hui sans doute ni plus ni moins que ceux d'hier, du reste. La première se nomme audiophilie : elle se manifeste par une compulsion frénétique à l'achat de systèmes audio de plus en plus coûteux, dans lesquels il est capital qu'un certain type de câbles soit raccordé par un certain type de fiches à des appareils distingués par des supériorités souvent byzantines. C'est, avouons-le, une maladie de riche : 10 000 € est une modeste somme pour prétendre goûter aux charmes de la musique enregistrée. Cette maladie est régulièrement nourrie par la complaisance de quelques revues spécialisées (sans aller jusqu'aux grands spécialistes, le magazine Diapason est un bon observatoire pour s'initier à l'ivresse des sommets en matière de prix), mais aussi par la fabrication récente de nouveaux supports, destinés à remplacer le paraît-il inacceptable CD - c'est le SACD, dont l'échec commercial semble désormais patent - et, déjà, le DVD - c'est le Blue Ray, mieux parti semble-t-il ; même si le développement du mp3 (dont la qualité sonore me suffit parfaitement) et des supports portables me rend sceptique sur le long terme. Le fait que cette course à l'équipement ne semble pas cesser malgré l'effondrement du marché du CD et l'essoufflement de celui du DVD semble confirmer que l'amour de la musique n'y est qu'un prétexte - de même que les amateurs d'automobile ne sont jamais en peine pour justifier l'achat d'une grosse cylindrée polluante et rutilante...
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La seconde maladie, qui n'est pas incompatible, est la versionnite. Elle consiste à accumuler sans fin toutes les versions possibles de Tosca, des concertos pour piano de Beethoven, ou - variante intéressante - l'intégralité des enregistrements réalisés par tel ou tel grand pianiste le son radio crachotant de certains enregistrements anciens ne dispense aucunement de l'utilisation d'un ensemble hifi haut de gamme). Une fois plongé dans ce monde fascinant, on peut se livrer au jeu fascinant de la comparaison : où il apparaît que, dans le second mouvement (de ce que vous voulez), Karajan met presque trente secondes de moins le 19 mai (de l'année de votre choix) avec Berlin que le 23 septembre avec Vienne. Parfaitement. Il va sans dire que la première version est au bord du grotesque, la seconde sublime, ou l'inverse. Dans ce petit jeu, l'œuvre se perd : c'est l'interprétation qui compte, l'œuvre étant conçue comme acquise, connue, digérée - quand tout le plaisir de la musique tient dans la redécouverte permanente d'œuvres qu'on a tout à gagner à considérer comme inconnues (ce n'est pas de la culture, cette attitude, ce n'est que du savoir).

Ces deux maladies ont une même conséquence, et un même remède. La conséquence, c'est que le concert ou l'opéra, pour ces personnes, devient un supplice, parce qu'aucune salle ne saura reproduire l'acoustique parfaite de leur installation (ou supposée parfaite : il n'y a pas une bonne acoustique, mais des multitudes de possibles entre lesquelles on aurait tort de vouloir choisir définitivement), aucun interprète ne saura égaler les décennies de tradition discographique que le "connaisseur" maîtrise. Le remède, lui, est simple : sortez de chez vous, oubliez votre érudition stérile, ouvrez vos oreilles et votre culture, vous verrez que la musique vivante, c'est encore plus passionnant que la hifi et que les disques !

Photo : Opéra Bastille (l'une de ces salles dont certains décrient l'acoustique : si certaines places (notamment en 1ère catégorie) sont en effet médiocres, il y a de nombreuses places où on entend très bien, il suffit d'avoir un esprit explorateur...).

vendredi 12 septembre 2008

Esprit critique

Esprit critique: il se trouvera sans doute beaucoup de gens aujourd'hui pour donner à cette expression un sens négatif, en faire un synonyme de négativité absolue, d'esprit froid et désagréable, plein de préjugés et de sentences définitives, façon Beckmesser, en opposition avec la spontanéité et l'ouverture qui servent d'étendard pratique à ceux qui n'ont pas envie de réfléchir.

L'esprit critique est une des plus belles facultés de l'esprit humain, celle par laquelle nous déterminons ce qui est bon et ce qui est mauvais, dans le domaine politique comme dans le domaine esthétique qui nous intéresse ici (encore que l'autre n'est pas sans intérêt, même dans le domaine de la culture...). Il ne s'agit pas ici de morale à l'ancienne, d'interdits et de devoirs prescrits par une autorité extérieure : de tels jugements, nous en délivrons à longueur de temps, au spectacle comme dans le reste de notre existence, et les apôtres de la tolérance et de la spontanéité pas moins que les autres.

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C'est un devoir du spectateur que de travailler constamment à comprendre les fondements de ses jugements, en évitant comme la peste la prétention de les résumer à l'universalité. Se contenter de dire "Mozart, c'est beau", ou "c'est le plus grand", c'est le sommet de la paresse intellectuelle : ce qui est intéressant, c'est de savoir pourquoi ; il ne suffit pas de savoir que c'est beau, il faut encore le sentir, pour en finir avec le mythe de l'universalité : la perception esthétique est une construction sociale (quelle perception, d'ailleurs, quel plaisir des sens n'est pas une construction sociale ?). Là où n'est pas cette manière de prendre conscience des critères de son jugement esthétique et de les remettre en compte, il ne saurait y avoir de démarche artistique chez le spectateur : c'est de consommation qu'il s'agit, et cette absence fréquente n'est pas un mince problème pour la culture d'aujourd'hui.

L'esprit critique est une manière de s'approprier les œuvres, loin de la simple réception passive: plutôt comme l'ogre des légendes, insatiable dès qu'il sent la chair fraîche, ou comme l'acide qui, sur le cuivre de la gravure, révèle l'essentiel quitte à ravager le reste de la plaque. On aurait tort d'associer cette attitude à l'aigreur : c'est d'appétit qu'il est question, de gourmandise, de plaisir. Plaisir : c'est le maître-mot ici, encore qu'il faudrait parler plutôt de plaisirs au pluriel : l'esprit critique, en quête de perfection, procure à celui qui l'exerce des plaisirs plus intenses, plus variés, plus subtils que celui qui se contente de tout recevoir en bloc, j'en suis persuadé.

Peut-être finalement que l'esprit critique n'est qu'une ruse de la raison par laquelle l'esprit humain recrée le plaisir divin de la première fois : ce ne serait, après tout, pas un si mince éloge.

Photo: Opéra Garnier

vendredi 5 septembre 2008

Freitagszauber

Comme une ou deux personnes perspicaces l'auront peut-être remarqué, je tente de redonner un nouveau rythme à ce blog en tentant de poster un message tous les vendredi: arriverai-je à me tenir à ce rythme frénétique? L'avenir le dira...
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Opéra Garnier - un escalier

À quoi sert la mise en scène (2) - Rusalka ou les formes de la poésie

Il y a des gens qui - les bienheureux - savent ce qu'est la poésie, et ce qu'est la beauté. Armés d'un tel savoir, ils n'auront pas de mal à juger, à partir d'une telle photo, la mise en scène de Rusalka de Dvořák, signée récemment par Jossi Wieler et Sergio Morabito au Festival de Salzbourg :

Condamnée pour crime de laideur : il suffit bien souvent d'une photo, d'une première impression au lever du rideau, pour que le verdict tombe, et que le spectateur mal luné se ferme aussitôt au spectacle, si intelligent que puisse être le travail scénique.

La beauté des décors est souvent le critère ultime du jugement esthétique à l'opéra, sans que soient même prises en compte leurs possibilités théâtrales : j'admets volontiers à mon tour que je ne souhaite pas confier à Anna Viebrock la décoration de mon intérieur - mais, que je sache, tel n'est de toute façon pas son métier. Le théâtre ne se finit pas par le décor: c'est par là qu'il commence.

Le décor de cette production salzbourgeoise n'est pas d'une beauté classique. J'ai du mal pour autant à le trouver si laid qu'on le dit : il y a là plutôt un espace neutre, un lieu d'attente, un lieu où quelque chose, fatalement, va se passer - quelque chose de pas très agréable. Rusalka est un conte, c’est entendu, mais ce n’est pas Hänsel et Gretel, ce n’est pas un conte pour enfants – et on sait depuis longtemps, du reste, combien le conte est l’univers de la cruauté, des terreurs secrètes, des relations troubles : Rusalka est un conte comme l'époque autour de 1900 les aimait, un conte triste, qui finit mal, dans lequel s'incarne la mélancolie d'une époque qui ne parvient plus à croire aux miracles de la vie* (comme d'autres époques, sans doute - la nôtre, peut-être ?). Il suffit d'écouter l'œuvre pour sentir cette tristesse : dès la romance à la Lune, où Rusalka exprime ses aspirations, la tristesse est là : devenir humaine ne lui apportera pas le bonheur, et elle le sait.
Ce n’est donc pas Wieler et Morabito qui ne comprennent pas l’œuvre, ce sont ceux qui, sous prétexte de l’aimer, voudraient la réduire à une aquarelle de jeune fille bien élevée – on en connaît, de ces mères abusives… Un peu de la même façon que Christoph Marthaler dans sa magistrale Traviata, les deux artistes ont choisi de rendre à l’œuvre toute sa dimension tragique, et ils l’ont fait avec une sensibilité frémissante et profondément musicale. Ils disent ainsi avoir été frappés, à l’écoute d’un « ancien enregistrement tchèque », par le fait que la scène entre le petit cuistot et le garde forestier, loin de n’être qu’un intermède comique, y était pleine d’inquiétude, heurtée, lourde : et le cuistot, chez eux, y découpe , en quelque sorte innocemment, un animal à fourrure (ne me demandez pas de quelle bête il s’agit…), les mains pleines de sang. De même la scène de transformation de l’acte I : la peur du corps qui se transforme, la peur du rite lui-même, la douleur physique, tout cela transparaît dans une direction d’acteurs magistrale, et on admire la maîtrise des moyens théâtraux qui pousse les deux artistes à introduire un moment dans le rite la figure d’un chat noir surdimensionné qui accomplit le rite avec la sorcière – l’humour léger de cette apparition, avec une efficacité redoutable, ne fait que rendre le moment plus poignant, l’émotion du spectateur plus poignante.

Remarquable également est la scène du bal de la fin de l’acte II, qui était déjà un moment fort de la production de Robert Carsen : là où chez le Canadien le bal servait à présenter à la nouvelle princesse une vision traumatisante de la sexualité, le spectacle salzbourgeois s’intéresse à la relation de l’étrangère avec le monde dans lequel elle a choisi de vivre : la désillusion est rude, l’humiliation profonde, la blessure irréparable – Rusalka, les jambes encore raides, ne sait pas danser, est comme emmurée dans sa robe de mariée rigide comme un carcan.

On pourrait peut-être croire, à me lire, que tout cela ne fait que reproduire un discours exogène, une quelconque note de programme directive : ce n’est rien que le fruit de ma propre lecture de ce travail admirable, Wieler et Morabito étant bien trop malins pour livrer des clefs de lecture toutes faites. Ce qui m’a frappé, du reste, c’est la richesse de sa polysémie : les motifs s’y enchaînent, s’y transforment, s’entrecoupent, s’opposent, disparaissent, réapparaissent. On pourra dire que c’est trop pour un spectateur qui ne voit le spectacle qu’une fois : c’est trop peut-être si on a besoin de tout comprendre, mais la richesse des émotions que cette apparente complexité entraîne, et dont les quelques mots qui précèdent ne sauraient rendre assez compte, montre le génie théâtral des artistes, qui savent comme peu parler à l’intelligence par le moyen des sens.

Renaud Machard, dans Le Monde, titre son article « Rusalka bien détournée ». L’article est élogieux, ce dont je me félicite. Mais son titre est faux. Détournée ? Non : rendue à toute sa poésie, à son émotion, à sa beauté.


*Ce qui me donne l'occasion bienvenue de faire de la publicité sans vergogne pour un autre ouvrage de la même époque, Königskinder (qu'on est prié de traduire par Enfants de roi) de Humperdinck, l'auteur du célèbre Hänsel et Gretel: j'aime beaucoup ce dernier, mais Königskinder, c'est tout autre chose, une oeuvre dont je ne puis comprendre pourquoi elle ne s'est pas imposée au grand répertoire. Il y a quelques enregistrements, mais n'étant guère discophile, je ne peux pas les comparer; celui publié chez EMI n'est pas mauvais, mais il pourrait être plus tranchant, plus vivant.

Une partie de ce texte a été publiée précédemment sur le forum Odb-Opéra.
Photo
© A.T. Schaefer
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