Les ballets actuellement à l’affiche de l’Opéra Bastille viennent à point pour poursuivre ma réflexion sur l’avenir d’une telle troupe, et la manière dont l’héritage classique doit s’allier à la réflexion contemporaine pour que l’Opéra remplisse sa mission artistique. Un programme intelligemment composé rend ainsi un hommage d’autant plus riche qu’il est complexe à la danse classique, à travers trois œuvres qui dessinent un parcours des origines de la danse classique telle qu’on la conçoit aujourd’hui, à travers Petipa et son héritage français, jusqu’à ses réinventions contemporaines.
Le point noir du programme en est l’élément le plus classique : le patchwork informe de Raymonda n’est à même de montrer ni le style de Petipa, ni les modalités intéressantes et contestables de sa résurrection par Noureev ; dans la perspective du programme présenté, un acte blanc du Lac, l’Acte des Ombres de La Bayadère ou, hors Noureev, le Grand pas de Paquita ou le Jardin animé du Corsaire auraient été des choix infiniment plus pertinents. Mais oublions cette erreur regrettable pour en venir aux liens qui unissent les deux autres ballets choisis – les Quatre tempéraments de George Balanchine et Artifact Suite de William Forsythe – entre eux et avec la danse classique en général : que nous disent l’abstraction esthétisante de l’un, la radicalité de l’autre sur un art qu’ils aiment tous deux ?
Les liens entre ces deux pièces si différentes à première vue sont d’une richesse remarquable. Non seulement il y a les citations presque explicites de poses et de pas balanchiniens dans la 2e partie d’Artifact Suite, mais il y a aussi une parenté de thèmes. J’espère que ce n’est pas un hasard si on a choisi ici un ballet qui joue – innocemment sans doute – sur une classification de l’humanité ; le fait qu’il s’agisse là d’un souvenir de la médecine antique n’empêche pas qu’on a là l’ancêtre de toutes les tentatives de fondement par la science de groupes humains clos. Il y a une piste qui mène des tempéraments antiques aux tentatives du XIXe siècle pour définir des types humains (phrénologie, recherche des caractéristiques du « criminel né »), puis aux théories raciales qui émergent à la fin du XIXe siècle – l’idéal de perfection physique, et le détournement hystérique qui en est fait avec les conséquences qu’on sait pour la santé des danseurs, est une autre modalité de cette ambition normative.
Balanchine, bien entendu, en joue innocemment, sur la musique elle-même parfaitement inoffensive d’Hindemith ; mais Forsythe nous incite à questionner cette innocence, ce détachement qui est celui de Balanchine comme celui de Petipa, cette espèce de refuge dans la beauté épurée, dans l’« art pour l’art » qui peut être une forme de lâcheté politique. Ce n’est pas nier les mérites artistiques de Balanchine ou de Petipa que de les soumettre à un tel questionnement, et il ne faudrait pas déduire de ce que je viens d’écrire que ce questionnement réduit à néant leur légitimité*. Au contraire, un tel questionnement doit amener le spectateur à aller au-delà du joli, du plaisant, du divertissement, de cette espèce de fadeur du « spectacle familial » qui fait que, par une aberration tenace, certains croient que la danse classique et néo-classique est faite pour les enfants. On le sait depuis longtemps, il n’y a rien de moins innocent que les contes : il est indispensable de lire le ballet classique à travers un travail d’interprétation. Cela ne suppose pas nécessairement que le chorégraphe le souligne explicitement à la façon de Noureev, mais il ne peut l’ignorer.
Une autre piste essentielle dans le rapprochement effectué par ce spectacle entre trois regards différents sur la danse classique est le rapport entre l’individu et le groupe, entre les individus au sein du groupe. Cette problématique, évidemment, est imposée par le travail de Forsythe sur la manipulation et ses effets sur l’identité : dans la première partie de sa pièce, le rideau se baisse une dizaine de fois en à peine un quart d’heure – à chaque fois, mécaniquement, le public applaudit : la peur du noir, du vide, la peur tout court est un mécanisme effrayant qui conduit les hommes… on ne sait où (voir message précédent). C’est un peu effrayant d’entendre un public d’aujourd’hui ainsi réagir, mais ce n’est en même temps pas si étonnant dans le pays de M. Sarkozy. On pourrait rétorquer que ce n’est qu’un spectacle, qu’un moment hors de la mythique « vraie vie », et que ce n’est au fond pas si grave : mais des décennies de sociologie et d’anthropologie ne nous permettent plus d’ignorer que nos rites et nos fêtes en disent plus sur nous que nos actions officielles – il suffit de voir les résultats des sondages, où tout le monde est contre le racisme, pour la paix dans le monde et contre la pauvreté pour comprendre que la vérité n’est pas dans le conscient.
Forsythe joue aussi certainement avec les conventions du ballet classique où le public applaudit toutes les deux minutes, mais le lien avec le reste du programme ne se limite pas à cette couche superficielle : plus fortement encore qu’à l’opéra, la danse est marquée par cette opposition constante entre l’individu et le groupe, entre solistes et corps de ballet : les Cygnes du Lac – humains changés en animaux : peut-on trouver image plus traumatisante ? –, prisonniers de la volonté d’un homme maléfique, dépendent pour leur libération du sort de leur princesse ; dans Giselle, le groupe maléfique des Willis est neutralisé par la résistance de l’individu. On comprend donc bien que Forsythe n’est en aucune façon sur le registre de la dénonciation : son ballet est plutôt un reflet démultiplié des questionnements de la danse classique.
Le ballet de Forsythe est un ballet effrayant, dans lequel sont évoqués l’art de la manipulation et son usage par tous les fascismes**, en même temps que la fascination pour la beauté sculpturale des corps réduits à leur fonctionnement mécanique qui tient lieu de conception esthétique pour les fascismes d’hier et d’aujourd’hui ; le lien fort qu’il y tisse avec plus d’un siècle de danse classique est fondamentalement ambigu, critique certes, mais pas destructeur : le message qu’on retiendra de cette soirée remarquable, ce sera le suivant : « Gardez les yeux ouverts et l’esprit en éveil ». Contre tous les chantres du divertissement, du droit à l’oubli, contre tous les ennemis de la « prise de tête ».
* Il ne faudrait pas non plus croire que seule la danse à message façon Robyn Orlin ou Sidi Larbi Cherkaoui a mes faveurs, bien au contraire : la complexité du monde ne se réduit pas à ce genre de messages forcément simplistes, dont la générosité affirmée vise surtout à mettre en valeur aussi bien celui qui l’émet que celui qui le reçoit.
** Le terme fascisme n’est ici pas à comprendre dans un sens exclusivement historique, mais comme une modalité de l’action politique capable d’avancer masquée. Hitler et Mussolini ne reviendront pas. L’ennemi, s’il vient, viendra dans de nouveaux oripeaux.
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