jeudi 31 mai 2007

Un criminel revient toujours sur le lieu de ses crimes

Qui l'eût cru? Le lecteur qui a lu mon message de l'automne dernier sur les concerts de Daniel Barenboim à la tête de sa Staatskapelle Berlin aura du mal à croire que je me suis rendu hier soir au récital du même Daniel Barenboim, retransformé en pianiste, toujours au théâtre du Châtelet (dans le cadre de la saison de Piano****, l'"association" du déplaisant André Furno, qui tient à ce que la dernière catégorie soit à 20 €, quitte à ce qu'il reste comme hier soir des centaines de places). Il serait encore plus surpris s'il savait que je n'aime guère Liszt , au programme hier.
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Dire que ce concert suffira à faire que Liszt ("Lits", comme tenait à le dire une dame croisée hier soir) un de mes compositeurs préférés, ce serait bien excessif. Souvent, sous les doigts de nombreux interprètes, j'entends dans ses oeuvres plus du piano que de la musique, de la même manière que bien des opéras satisfont bien plus le lyricomane que le mélomane.
Chopin, parfois, donne la même impression: mais c'est uniquement la faute des interprètes, plus préoccupés de faire sonner leur monstre noir que de faire de la musique et de comprendre le compositeur qu'ils jouent. Liszt, c'est un peu différent: je le soupçonnerais volontiers d'être complice de ce genre de débordements pianistiques. Mais la preuve est faite qu'un interprète sensible peut en faire de la musique : clarté du jeu, nuances, variété du toucher. Le tout confirmé par cinq bis (Bach, Scarlatti et Chopin) d'une poésie et d'une concentration magnifique.
La morale de l'histoire? C'est évidemment qu'il faut toujours aller contre ses propres blocages, contre ses préjugés, contre ses habitudes. La curiosité paye : on a bien le droit d'avoir tous les préjugés qu'on veut, mais il n'y a rien de plus agréable que de les voir voler en éclat.

lundi 28 mai 2007

Le prix de la gratuité

Les concerts gratuits à Radio France, c'est fini, et paradoxalement on ne s'en plaindra pas. Créés en 2001 par René Koering, ces concerts regroupés sur une poignée de week-ends chaque année depuis seront en effet victimes du vaste chantier de rénovation qui commencera dans toute la Maison Ronde. La musique y gagnera certainement, puisque la très laide et très peu pratique Salle Olivier-Messiaen (photo) deviendra une salle de répétition pour les orchestres, tandis qu'un nouvel auditorium de 1500 places verra le jour.
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Quel bilan peut-on tirer de cette expérience?
Au niveau de la programmation, les expériences positives s'unissent aux concerts indigestes. A vrai dire, le partage entre les deux est souvent trop simple à faire: les plus mauvais concerts sont souvent ceux des orchestres maison (National de France et Philharmonique de Radio France); ceux-ci ne sont déjà pas très bons en général, mais le manque de répétitions et de motivation sont encore plus flagrants lors des concerts gratuits. Beaucoup de bons concerts, en revanche, notamment dans le domaine baroque: on se souviendra longtemps d'un concert Monteverdi avec Gaële Le Roi et Sandrine Piau, accompagnées par Christophe Rousset et trois musiciens...
Au niveau de la fréquentation, les débuts avaient été positifs, si on considère comme positif le fait de faire faire une heure de queue à certains en étant incapable de les accueillir ensuite (car on ne réserve pas); depuis, les choses ont bien changé : si les concerts d'orchestre, même mauvais, font toujours plus ou moins le plein, la plupart des concerts frappent par des centaines de places vides. Que la subvention généreusement dispensée dans ces concerts serve à faciliter l'accès de tous à la musique, soit; qu'elle finance des places vides, c'est déjà plus douteux!
En outre, il faut parfois s'interroger sur la qualité du public. Oublions immédiatement toute idée d'un public populaire: on est dans le XVIe arrondissement, pas loin du XVe, le public est largement local et ces gens sont pour la plupart tout à fait capables de payer. Et ce public apparaît particulièrement mal élevé, avec la complicité passive des organisateurs: on rentre et sort quand on veut, en plein pendant la musique; on passe d'une place à l'autre, on tripote généreusement son programme (oui, cela fait du bruit); et on amène les enfants, avant de se rendre compte en général au bout d'une demi-heure que ce n'est pas de leur âge (d'où départ souvent bruyant et précipité). Le magnifique concert du pianiste Ivan Klansky hier en aura été un parfait, et triste, exemple.
Il convient donc de s'interroger sur l'intérêt de la gratuité: on a souvent souligné que ce qui est gratuit est ce qui ne vaut rien, et que dans le domaine culturel cela entraînait souvent manque de respect et désaffection à moyen terme. Il faut surtout souligner qu'un concert gratuit ne coûte pas moins cher à produire qu'un concert payant: quelle légitimité y a-t-il à ce que l'Etat subventionne à 100% certaines places de concert ? Je ne me réjouis pas des prix élevés des places au TCE ou à Pleyel, mais je ne suis pour autant pas du tout sûr que le public en soit moins populaire. Le fait de faire payer, même de façon symbolique, les places de concert, c'est aussi une sorte de "test de motivation"; dans notre société du "trois pour le prix de deux", de la "bonne affaire" comme motivation suprême, l'étiquette magique "gratuit" attire des gens plus fascinés par ce mot qu'intéressés par la musique.
Adieu donc, salle Olivier-Messiaen; adieu, concerts gratuits: nous ne vous regretterons pas!

dimanche 20 mai 2007

Bastille en mai

Pour nous consoler des malheurs de ce mois, allons donc à l'Opéra...
Evacuons d'abord la plus mauvaise des trois soirées dont je vais parler: je veux évidemment parler de L'Affaire Makropoulos, dont j'aurai donc vu la première et la dernière. J'y suis retourné non par masochisme, mais par acquis de conscience. Je maintiens donc ce que j'avais écrit sur la médiocrité absolue de la direction de Tomas Hanus, qui ne laisse subsister aucun détail de l'orchestration exceptionnelle de Janacek.
Angela Denoke, qui incarne le "rôle titre", m'est apparue comme l'incarnation des défauts de cette production: une volonté affirmée de jouer sur le charisme hollywoodien qui bute sur l'absence de l'ironie et de l'étrangeté de cette musique. Rien de plus familier, en effet, que ces images de paparazzi ; et le manque d'humour, lié à la certitude de dire des choses sérieuses et importantes, est ce qui me semble caractériser le mieux le metteur en scène Warlikowski (et sans doute aussi toute la politique de Gerard Mortier...).

Heureusement, le lendemain: Lohengrin de Wagner, dans une production déjà assez âgée de Robert Carsen. Il faut bien dire que ce n'est pas le travail de Carsen, un des plus grands metteurs en scène lyriques d'aujourd'hui, qui fait le prix de cette soirée, pas plus que le travail inégal du chef Valery Gergiev (je ne suis pas un ennemi de Gergiev, mais j'avoue qu'un peu plus de cohérence et de poésie ne m'aurait pas déplu, à l'image de ce qu'aurait pu faire un bon professionnel beaucoup moins flamboyant comme Peter Schneider), sans parler d'un choeur dans ses plus mauvais jours. Non, l'intérêt est dans la distribution, comme on s'en doutait d'ailleurs bien: passons sur le Roi de Jan Hendrik Rootering, pour lequel j'ai une grande sympathie mais dont la voix est si engorgée qu'on ne l'entend presque plus. Ne nous attardons pas sur le Telramund de Jean-Philippe Lafont, alternant merveilles expressives et moments où la voix ne suit plus (le temps a passé depuis un Wozzeck merveilleux, vraiment chanté, dans cette même salle).
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Mais arrêtons-nous sur le trio royal: Ben Heppner, un peu placide peut-être mais parfaitement audible, subtil et constamment à l'aise; une Elsa troublante, pas du tout pure jeune fille mais d'autant plus émouvante, en la personne de la très contestée, très contestable et toujours passionnante Mireille Delunsch. Inclinons-nous, enfin, devant l'art unique de Waltraud Meier, dont chaque apparition est une leçon de chant et de jeu. Regardez son visage tout au long de l'acte I, où elle ne chante presque pas, regardez ses bras, cela vaut cent mille Actors studio. Ecoutez un timbre unique, un art de la caractérisation qui lui épargne toute surcharge expressive, écoutez sa manière d'utiliser chaque consonne à des fins expressives. C'est souvent cela, un chanteur admirable: un art presque invisible, qui frappe par son évidence et sa simplicité.

On pouvait s'attendre à ce que Lohengrin soit plein, comme on pouvait s'attendre à ce que Makropoulos le soit beaucoup moins, à juste titre à chaque fois. Mais pouvait-on penser que la reprise de Simone Boccanegra de Verdi soit vide à ce point? La mauvaise réputation très excessive, de la mise en scène de Johan Simons a sans doute beaucoup joué, comme l'absence de stars. Pourtant, la représentation du 6 mai (!) a été l'une des meilleures, sinon la meilleure de toutes les représentations verdiennes que j'ai pu voir à Paris et ailleurs.
J'ai plus encore que l'an passé beaucoup apprécié la transposition intelligente de Simons, qui prive le public d'oripeaux d'époque mais pas d'émotion et articule remarquablement enjeux politiques et enjeux personnels des protagonistes. Musicalement, la fête était complète: Boccanegra, d'abord, est un des plus beaux Verdi, loin devant les déplorables Trouvère, Aida ou Forza qui pourraient sans pertes quitter nos scènes. James Conlon, dans la fosse, est remarquable, comme l'orchestre, et ses chanteurs sont de premier plan, à commencer par Stefano Secco, un ténor verdien comme on n'osait pas en rêver (on courra l'entendre l'an prochain dans Don Carlo); mais Olga Gouriakova, avec une voix désormais bien alourdie, donne à son personnage une présence et un intérêt qui, avouons-le, ne sont guère dans la partition et encore moins dans le texte.
Dommage pour ceux qui n'étaient pas là...

vendredi 18 mai 2007

A mauvais spectacle mauvais public (MAIS...)

J'an avais parlé précédemment à la suite de diverses péripéties dans la préparation de la production, je me dois d'en parler une fois la production créée : la Carmen du Châtelet a donc vu le jour.
Je ne connais pas le travail de Sandrine Anglade, qui aurait dû signer la production, mais le résultat aurait certainement été préférable à la production importée de Berlin, créée par Martin Kusej, lequel n'a pas daigné venir remonter sa production (et ça se voit).
Au moins j'ai compris pourquoi M. Choplin a choisi cette production : les nombreuses allusions homosexuelles de cette production ont dû satisfaire le lobby qui domine la culture à la Ville de Paris. Notez bien que je n'ai rien contre les spectacles où il est question d'homosexualité, mais on me permettra de penser que Angels in America de Eötvös vaut bien mieux que cette Carmen ou qu'un certain Chanteur. Passons.
La production ne manque pas d'idées, mais la plupart sont mauvaises. La plus ridicule est sans doute la manie de tuer tout le monde: non seulement Carmen elle-même, mais également Zuniga, Micaëla et Escamillo; quant à Don José, privilégié qu'il est, c'est à DEUX exécutions qu'il a droit, l'une au début (quelle originalité, ce flash-back!), l'autre à la fin. Quant aux nuisettes et petites culottes, je dirai simplement que l'industrie de la lingerie fine risque la faillite si M. Kusej cesse ses activités. Mieux vaut avoir moins d'idées, mais des idées pertinentes et traduites visuellement. Mieux vaut, parfois, une Francesca Zambello, quand ça donne Billy Budd ou La guerre et la paix [DVD].
L'autre gros défaut de ce spectacle est la distribution. La belle (mais peu marquante) Micaëla de Genia Kühmeier, le Don José correct mais exsangue à la fin du spectacle de Nikolai Schukoff ne rattrapent pas un Escamillo terne et maladroit (Teddy Tahu Rhodes), et surtout pas la Carmen indigne de Sylvie Brunet. Médiocre actrice, elle montre admirablement qu'on peut être française et avoir une diction exotique; son absence de charisme, sa monotonie expressive ne sont pas rachetés par un timbre strident.
Le public qui vient, pas aussi nombreux qu'on aurait pu le penser, est un peu à l'aune de cette production: j'ai rarement vu, même dans ce théâtre, un public aussi mal élevé, ce public qui vient là non pas avec la curiosité en éveil, mais pour consommé du prédigéré, déjà connu, et qui ne sait pas qu'à l'opéra on se tait et on essaie de faire le moins de bruit possible, qui ne fait la différence entre son salon et une salle de spectacles. Ami lecteur, ne te sens pas offensé si tu fais partie du public de cette Carmen, je sais bien que les mal-élevés ne sont pas majoritaires; mais par nature, ce sont les plus bruyants...

MAIS...
Mais... Peut-on imaginer, en lisant ce qui précède, que j'ai néanmoins passé une bonne soirée, et même deux? Oui, car cette Carmen de routine est réveillée par un homme. Un seul être est là, et tout est repeuplé. Marc Minkowski. Bien sûr, je garde quelques interrogations, par exemple pour les premières mesures de l'ouverture, prises à un tempo insensé. Mais quelle révélation que le choeur de femmes "Au secours, au secours" (acte I), un des passages les plus étonnants de cette oeuvre inégale: on l'entend ici comme pour la première fois, dans un tempo ralenti qui permet au choeur de chanter vraiment au lieu de suivre péniblement l'orchestre comme il peut.
Une telle splendeur orchestrale de tous les instants, voilà ce qu'aucune des Carmen parisiennes ne nous avait offert depuis longtemps.
Il reste des places dans les dernières catégories: c'est une conséquence de la lamentable gestion de M. Choplin, mais c'est une chance pour quiconque voudrait entendre cette oeuvre revivifiée.

Source de l'image : Daly/Davioud, Les théâtres de la place du Châtelet, 1865. Très belle image qui fait presque oublier que le théâtre lui-même est loin de l'être autant...

jeudi 17 mai 2007

Il n'y a pas qu'à Hollywood qu'on aime les histoires de revenants. La preuve en est faite par Manuscrit trouvé à Saragosse, roman à tiroirs du comte Jan Potocki, modèle d'aristocrate européen (et plus précisément polonais) de la fin du XVIIIe siècle, fils des Lumières mais esprit romantique, multipliant les voyages d'études en Asie centrale, passionné par les doctrines cabalistiques, et sans doute grand dépressif.
Son roman n'a jamais été édité en entier de son vivant; l'édition la plus courante est celle éditée en 1958 par Roger Caillois, dans la langue originelle qui est le français : la note éditoriale est d'une grande maladresse, mais il semblerait qu'elle regroupe plus ou moins la totalité du texte qui nous est connu dans l'original, tandis que l'autre édition, celle publiée par José Corti, intègre les passages connus seulement par des traductions, ce qui a pour effet de doubler le volume du roman. Tout cela n'est pas bien clair, mais la vogue que connaît aujourd'hui ce roman peut permettre d'espérer une édition à la fois intégrale et claire dans ses principes...
Si je parle ici de ce roman, c'est parce que l'édition de Caillois vient de ressortir pour l'anniversaire de la collection L'imaginaire chez Gallimard. C'est une première occasion rêvée pour découvrir ce texte à un prix modeste, d'autant que le livre est accompagné du film de Wojtech Has, réalisé en polonais en 1964: plus qu'un vulgaire bonus, ce film fascinant est à la hauteur de l'imagination foisonnante de Potocki. Il montre aussi remarquablement comment une histoire fantastique peut permettre de faire passer un contenu plutôt subversif aux yeux d'une censure tatillonne : on reste stupéfait qu'un tel film ait pu être réalisé dans un pays communiste dans la grisaille des années 60.
Il faut remarquer aussi la musique : c'est à Krzysztof Penderecki, qui à l'époque était un compositeur novateur, que Has confie son film; la partition électronique réalisée paraît sans doute un peu datée à nos oreilles, comme d'ailleurs à peu près toute la musique électronique de cette époque, mais il est certain qu'elle contribue beaucoup à l'atmosphère mystérieuse de ce film.
Pour ceux qui n'aiment pas sortir des sentiers battus, j'ajouterai que le film a été restauré par Martin Scorcese : ouf, on peut le rattacher à du connu!

Un lien à consulter : plusieurs textes d'une universitaire sur le film et notamment sur les formes déguisées de censure qui ont longtemps pesé sur le film.

mercredi 16 mai 2007

Mehr Licht

Une émotion: au Théâtre de la Ville samedi soir, des rampes de projecteurs montant et descendant, allumés, entre les deux premières pièces du spectacle. Une minute où il ne se passe rien, sans danseur sur scène, simplement ce ballet des lumières qui vont et viennent - une forme de chorégraphie, dirait-on si cela n'était pas un peu facile.
C'est un paradoxe, peut-être, quand on aime tant le spectacle vivant, de s'extasier sur les charmes d'une mécanique. Mais le théâtre, la danse, c'est aussi une mécanique, et si ceux qui l'animent ne sont pas sur la scène devant les yeux du public, leur action ne relève pas moins du miracle que les prestations des acteurs, danseurs et chanteurs.
Depuis quelques années, les lumières m'intéressent toujours plus, plus que les décors, plus que les costumes. Je me souviens de l'effet lumineux terrassant qui incarnait l'orage des Bassarides (Henze, Châtelet 2005), des lumières de Jean Kalman pour l'Alcina de Robert Carsen (Garnier, 1999, reprise 2008)...
Heureux qui, dans la technique, sait trouver la beauté...

Pour toute personne qui voudrait savoir ce que veulent dire mes titres, je précise que celui-ci veut dire "Plus de lumière" et qu'il s'agit des dernières paroles de Goethe. Ce qui n'a pas grand-chose à voir avec le contenu de ce message.

Une photo devrait venir enrichir ce message un jour; ce ne serait pas du luxe!

dimanche 13 mai 2007

Durée

Un opéra, c'est en général long. Trois heures, entracte(s) compris, telle est sans doute la durée la plus fréquente pour une représentation d'opéra. En deçà de deux heures et demie, c'est court ; au-delà de quatre heures, cela devient long, et l'horaire de début en tient en général compte.
Une telle durée est inhabituelle dans notre monde. Un film qui dure plus de deux heures est un long film, mais c'est court pour un opéra. Bien sûr, cela ne dit rien sur la qualité des oeuvres concernées, et il vaut bien mieux un Wozzeck que cent Juive. La durée n'en reste pas moins une singularité de l'opéra, et sans aucun doute un obstacle pour l'accès du grand public à ce genre.

Pourtant c'est une singularité que j'aime. J'aime, tout particulièrement, les opéras très longs. Le Ring, Les Troyens, Saint François d'Assise. Soit parfois près de deux heures sans qu'il soit possible de dire un seul mot : la musique et le théâtre sur la scène, le silence en soi. C'est aussi pour cela que j'aime l'opéra (pas celui où on vient pour acclamer une star, celui où on vient pour écouter et recevoir) : cette faculté de concentration qu'il développe est peut-être ce qu'il a de plus précieux.
Applaudir, ensuite, est secondaire : comme disait le pianiste Vladimir Horowitz, on applaudit bien les boxeurs.

mercredi 9 mai 2007

Dix-septième


La musique du XVIIe siècle - qui, si on s'en tient à une définition un peu sensée du mot "baroque", est la seule à pouvoir être qualifiée de baroque* - plaît au public, qui ne rêve pas, quoi qu'on en dise, que de Tosca ou de grosses machines romantiques. Deux petits spectacles l'ont amplement prouvé ces derniers jours à Paris.

Le Théâtre Sylvia-Montfort (qui n'est pas le plus agréable de Paris) a présenté L'Ormindo de Cavalli, dans une production de l'Arcal, remarquable structure de décentralisation lyrique comme il devrait y en avoir beaucoup plus en France. Ce répertoire, qui ne demande qu'un orchestre réduit, pas de choeurs et peu de solistes, est en soi peu coûteux, mais comme les participants de ce genre de spectacles sont en général moins subventionnés que les grosses cylindrées culturelles, il est moins coûteux bien souvent de monter un Verdi qu'un Cavalli, ce qui est évidemment délirant...
Le spectacle en question, à vrai dire, ne rend pas tout-à-fait justice à cette partition, en raison de solistes souvent insuffisants, mais aussi d'un chef (Jérôme Corréas, ex-chanteur) qui ne trouve pas encore le flux narratif de cette musique. C'est au moins l'occasion de découvrir une oeuvre de plus d'un compositeur dont on ne dira jamais assez que c'est un compositeur majeur!
Mais d'un certain côté, le plus important n'est pas dans ces limites qualitatives: grâce à une agréable mise en scène (Dan Jemmett), grâce surtout à la grande qualité de la musique et du livret, un public visiblement peu au fait des subtilités de l'art de Cavalli a fait un triomphe à cette soirée, public scolaire comme vieux habitués des théâtres parisiens, entre rire et émotion. Oui, parce qu'au fait: c'est de l'opéra, donc c'est du théâtre...

Le lendemain, fin des sentiers battus du point de vue géographique, mais pas du point de vue du répertoire: Era la notte, chante Anna Caterina Antonacci - c'est le titre de son spectacle, "solo" lyrique mis en scène de façon agréable par Juliette Deschamps (on peut rêver un art théâtral plus profond, mais son travail sert la musique et se regarde avec plaisir...). On peut avoir quelques réserves sur le travail de la chanteuse (un Lamento della pazza de Giramo trop peu engagé, quelques difficultés dans les passages les plus guerriers du Combattimento de Monteverdi), mais elles sont de faible poids face à de nombreux très beaux moments, notamment le madrigal de Barbara Strozzi, ou un Lamento d'Arianna magique. Surtout, c'est la musique qui triomphe: bien connu par le disque, ce répertoire est scandaleusement absent des salles de concert, alors qu'on préfère financer des orchestres symphoniques en surnombre pour rabâcher toujours le même répertoire (combien d'intégrales des Symphonies de Brahms en 10 ans à Paris?).

J'aime ce répertoire. Nous aimons ce répertoire. Le grand public, si on le lui présente, peut aimer ce répertoire. Mais cela exigerait, de la part des décideurs culturels, un courage, une curiosité, une vision ouverte de la culture...
Ce qui, bien sûr, ne diminue aucunement mon plaisir à l'écoute de cette musique...

Suite des événements:
-La tournée de
L'Ormindo n'est pas finie: voir le site de l'Arcal pour les autres dates; en outre un enregistrement CD, avec une distribution de meilleur niveau que celle de la tournée (Piau, Visse, Crook...), a été enregistré et sortira en juin;
-Pour
Era la notte, il faudra patienter plus longtemps pour avoir droit à un DVD, mais cela vaut la peine d'attendre. Pour ceux qui n'en peuvent mais, il y a un CD où A.-C. Antonacci a enregistré, en studio et dans un ordre différent, les 4 oeuvres du programme (Naïve); je préfère pour ma part attendre.



* Il y a des exceptions ; on ne voit pas comment les musiciens de Louis XIV, à commencer par Lully, pourraient être qualifiés de baroque, alors qu'on sait bien que l'esthétique prônée par Louis XIV dans le domaine de la littérature ou des arts plastiques est à l'opposé de la littérature et des arts baroques. Cela dit:
-Dire qu'une oeuvre est baroque ou ne l'est pas n'est pas un jugement de qualité;
-ça ne me dérange pas qu'on continue à employer le mot comme il l'est maintenant, c'est-à-dire essentiellement comme "la musique que jouent les baroqueux" (en gros du début XVIIe à 1760), à condition qu'on comprenne bien que c'est un mot pratique mais sans contenu intellectuel.

lundi 7 mai 2007

La culture en deuil

Il n'est de culture que politique - sans quoi elle dégénère en simple divertissement.

Un homme a été élu hier président de la République. Ses valeurs sont le travail, et non l'épanouissement. L'autorité plutôt que la justice. La sécurité plutôt que la fraternité.

Victoire de la démocratie ? Maladie, plutôt, de la démocratie. On savait que la démocratie française était malade au moins depuis la réélection de Jacques Chirac, mais hier une nouvelle étape a été franchie.

Une vieille France rancie, revancharde, a gagné. Largement. Sur une large participation.

Ensemble, tout devient possible, dit-il ? Ce sera sans moi.

Impératif pour tous ceux qui croient à la culture: résister.

mercredi 2 mai 2007

Janáček bafoué


Depuis que Gerard Mortier est à la tête de l'Opéra de Paris, on ne peut se plaindre de voir trop peu de Janáček à Paris. En sortant de la première de L'Affaire Makropoulos la semaine dernière, je me suis pourtant dit: mais à quoi bon?
Bien sûr, cela aura peut-être pour effet de faire connaître au grand public ce compositeur majeur, relativement facile d'accès par rapport à des contemporains comme Berg ou Schoenberg, mais ô combien plus riche et passionnant que le grand répertoire qu'on nous ressort à grande échelle (y compris à l'ONP version Mortier...). Nous avons en effet eu jusqu'à présent Katia Kabanova (direction S. Cambreling/ mise en scène C. Marthaler), De la maison des morts (M. Albrecht/K. M. Grüber), Le journal d'un disparu (G. Kuhn/La Fura dels Baus), et depuis quelques jours L'affaire Makropoulos (T. Hanus/K. Warlikowski).
Que restera-t-il de tout cela? Rien, très probablement. Katia, que je n'ai vu qu'en vidéo lors de la création salzbourgeoise du spectacle [DVD], péchait par une mise en scène d'une grande pauvreté avec une direction d'acteurs simpliste, mais la partie musicale était probablement la plus satisfaisante de l'ensemble de ces spectacles.
De la maison des morts, reprise exsangue d'un spectacle probablement très fort (Salzbourg 1992), pâtissait de la perte d'envie du metteur en scène pour la préparation de ces représentations, mais surtout d'un des plus mauvais chefs qu'il m'ait été donné d'entendre (Marc Albrecht - à proscrire).
Pour le Journal, la mise en scène passe-partout ne gênait pas, mais la partition avait été orchestrée par le chef Gustav Kuhn, qui assumait lui-même à la baguette ce massacre (n'importe quel étudiant de conservatoire aurait su mieux respecter l'esprit de Janáček, même en revendiquant comme Kuhn le droit de ne pas en respecter la lettre).

Gerard Mortier dit ne pas aimer les enregistrements de ces opéras par Charles Mackerras, qui constituent encore aujourd'hui la base de la discographie. Il leur reproche sans doute de trop "lisser" la musique de Janáček pour la rendre plus facilement digestible: c'est également ce que je pense. Il y a bien des chefs qui savent rendre l'âpreté, la dureté, le mystère de cette musique, son étrange présence terrienne et exaltée, notamment chez les chefs sensibilisés à la musique contemporaine: pourquoi donc, après Kuhn et Albrecht, imposer encore un chef incapable d'assurer le niveau minimal de cohérence et de précision instrumentale dont cette musique a absolument besoin? Tomas Hanus est incapable de faire naître le discours musical de Janáček, faute de maîtrise minimale de la partition et de la technique de l'orchestre, si bien qu'il n'y a, de toute la soirée, aucune musique à entendre.
La distribution, correcte, n'y est pour rien: Charles Workman ou David Kuebler ne déméritent pas, mais que pourraient-ils faire face à ce néant? D'autant plus que le néant n'est pas que dans la fosse: on se demande bien comment on peut trouver du charisme à Angela Denoke. Sa voix banale serait tout à fait suffisante si elle était animée, mais son manque d'intelligence scénique est patent (mais après tout, il y a bien des gens pour trouver que Susan Graham est une tragédienne).
Quant à la mise en scène, elle ne vaut pas la peine de s'étendre: au fond, ce n'est que du Zeffirelli en costumes modernes (avec urinoirs). Pas gênant, mais le théâtre n'y existe pas au-delà des décors; quant à la transposition dans le monde du cinéma hollywoodien, elle ne fait que caresser le public dans le sens du poil...

Heureusement, l'Opéra Bastille nous a offert un très beau concert peu avant, avec la venue de Christoph von Dohnanyi: voilà un chef, voilà un orchestre qui, quand il le veut, est le meilleur du monde!
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