jeudi 4 décembre 2008

À quoi sert la mise en scène ? (4) - L'extase et la lucidité

Parmi les qualités qu'on ne manquera pas de reconnaître à Gerard Mortier, le directeur de l'Opéra de Paris, figure certainement la capacité à stimuler la réflexion, que ce soit à travers des productions fortes comme ce fameux Parsifal mis en scène par Krzysztof Warlikowski ou à travers quelques échecs parfois désolants. L'affiche de la maison, en cette fin d'automne, était dans ce domaine particulièrement significative.
D'un côté l'ultime reprise de la très coûteuse production de Tristan und Isolde de Wagner vu par Bill Viola et secondairement Peter Sellars, constituée en une vidéo continuelle sur un écran disposé au tiers de la profondeur de la scène, un peu surélevé, avec les chanteurs agissant donc uniquement sur le tiers libre de la scène, dans une quasi-pénombre.
De l'autre, le Fidelio mis en scène par Johan Simons : une production aux lignes claires, qui ne démontre rien, ne cherche pas à faire le spectacle, et exige donc toute l'attention du spectateur, mais livre un spectacle d'une grande lucidité, dur et âpre malgré la lumière constante qui baigne la scène.

Ces deux productions ont été voulues, et soutenues, par Gerard Mortier, dont le sens acéré du marketing a su faire qu'elles fassent l'événement. Deux productions en apparence également modernes, peu faites pour plaire aux traditionalistes adeptes de la reconstitution fétichiste, a fortiori pour Fidelio, Johan Simons ayant commis le crime (imaginaire) de remplacer les dialogues par des textes de liaison (excellents) et de mêler différentes versions de cette partition multiforme à laquelle Beethoven n'a jamais su donner une forme dramatique satisfaisante. Mais laissons ces ayatollahs à leurs certitudes.

Ce qui est intéressant là-dedans, c'est que malgré tout cela ces productions partent d'un esprit totalement différent. Bill Viola s'est en quelque sorte laissé envahir par la musique, beaucoup plus que par la dramaturgie de l'œuvre, qu'il ne connaissait pas même de loin avant de s'y attaquer. Il en a tiré une sorte d'impression générale qui lui inspire des images planantes ignorant totalement le rythme propre de l'œuvre, et plonge le spectateur que la niaiserie de cette spiritualité zen bas de gamme ne révulse pas dans une sorte d'état de transe.
La mise en scène de Simons, c'est tout l'inverse : d'abord parce qu'au contraire de la fuite du monde, dans les délices fallacieuses d'une spiritualité galvaudée, qui caractérise le spectacle de Viola, c'est à l'intelligence du spectateur, au spectateur comme conscience éveillée, qu'il s'adresse.

Entre cette lucidité presque douloureuse et cette extase sans contenu, j'ai depuis toujours choisi mon camp. Le spectacle de Simons ne donne pas ses clefs gratuitement, et certains passent à côté de ce travail qu'ils voient comme un minimalisme un peu vain : c'est au quotidien que s'intéresse son travail, en parfaite conformité avec la trivialité étrange du début de l'oeuvre. Dans ce quotidien, si on veut bien faire quelque effort, on sent vite poindre l'horreur, cette horreur du monde carcéral - que la France, autoproclamée pays des droits de l'homme mais championne des prisons insalubres et traitements dégradants, ne connaît que trop bien, surtout ces dernières années. Ce spectacle nous concerne tous.

Pour parler de la musique de Puccini, Mortier n'hésite pas à dire qu'elle est d'essence fasciste : je réprouve sans restriction ce recours malvenu au vocabulaire politique, mais je comprends ce qu'il veut dire : cette idée d'une communication émotionnelle, qui s'enorgueillit de court-circuiter l'intelligence et la conscience individuelle de ceux à qui elle s'adresse; l'idée d'un entraînement collectif où le plaisir est de perdre toute volonté, toute conscience individuelle. C'est cette même idée que je retrouve dans le spectacle de Viola.

Un autre spectacle remarquable de l'ère Mortier passe à la télévision (française) le 29 décembre, cette Traviata mise en scène par Christoph Marthaler, glacée et tragique, qui dans cette volonté assez nouvelle à l'opéra de prendre au sérieux des oeuvres souvent trop bien connues, de s'intéresser aussi en profondeur à leur livret, n'est pas sans similitudes avec le travail de Simons...
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