vendredi 4 juin 2010

Bayadère encore

La première nouvelle de la série de Bayadères que j'ai vues ces dernières semaines à l'Opéra Garnier (avec des places à 6 ou 7 euros...), c'est que j'aime toujours autant ce ballet. J'avais bien un peu oublié la médiocrité redoutable de la musique de Minkus, qui n'est vraiment agréable que pendant une toute petite partie du ballet, mais à part quelques petits moments d'agacement j'ai réussi pour l'essentiel à passer outre et à prendre beaucoup de plaisir à ce que je voyais. Par rapport aux prévisions que j'avais faites dans un message précédent, pas mal de choses se sont vérifiées, d'autres moins : sans vouloir entrer dans les détails, voici quelques remarques au passage.

Si je devais élire une reine parmi les danseuses qui se sont produites dans les rôles principaux, ce serait certainement Clairemarie Osta, dont la Nikiya divise les esprits de façon très intéressante. Le reproche qui lui est fait est de ne pas donner assez de relief à sa Nikiya. C'est vrai, sa Nikiya n'est pas spectaculaire, ce qui n'étonne pas chez une danseuse qui n'a jamais cherché à l'être ; mais dans cette interprétation minimaliste, il y a des merveilles cachées, qui n'intéressent souvent pas beaucoup ceux pour qui le Bolchoi et le Mariinsky restent l'alpha et l'oméga de la danse classique*. Aucune danseuse n'exprime mieux qu'elle ce silence de la Bayadère, qui est le nœud du rôle : même amoureuse, même distinguée par un choix princier, Nikiya reste une inférieure, une humiliée, dépossédée de sa voix et de son corps. À cela s'ajoute l'ambiguïté constitutive de l'Acte des ombres, rêverie nourrie à l'opium du malheureux Solor : entre l'enfermement dont elle était victime de son vivant et cette supériorité mystérieuse du monde de l'au-delà, où souffrance et compassion ne sont peut-être pas abolies. Aucune danseuse ne sait retenir sa technique pour la mettre au service de l'œuvre avec autant d'intelligence scénique que Mlle Osta.

Face à ce miracle de pureté, on aura surtout retenu une interprétation bien différente, celle toute en sensualité d'Aurélie Dupont, de préférence à une prestation étonnamment éteinte de la grande Agnès Letestu ou à Dorothée Gilbert dont je vais reparler. Aurélie Dupont, dans son partenariat idéal avec Nicolas Le Riche, semble en pleine renaissance, après quelques saisons en demi-teinte : pourvu que ça dure, parce que, dans une interprétation plus traditionnelle que celle de Mlle Osta, on peut difficilement faire mieux, avec cette chaleur que les stars russes sont loin de pouvoir toujours égaler.

Nicolas Le Riche, donc : lui aussi a dominé les débats chez les hommes, avec une concurrence il est vrai légèrement moins relevée. Comme pour Aurélie Dupont, j'avais souvent relevé ces dernières années un manque de tension, d'engagement, d'envie chez ce danseur au talent ravageur : ouf, on en est sorti pour cette Bayadère, et la comparaison avec le jeune Mathias Heymann dans le même rôle (Solor, donc) était une démonstration irréfutable que ce qui fait un grand danseur n'est pas seulement la technique. Les sauts de Mathias Heymann sont époustouflants, sa légèreté sans égale, mais il donne l'impression que tout cela est sans importance, que le ballet n'est qu'un prétexte et qu'il aurait pu, à la place, caser une variation du Corsaire ou de Don Quichotte. Avec Nicolas Le Riche, au contraire, comme autrefois avec Laurent Hilaire, c'est tout le contraire : la technique est la porte ouverte sur un personnage, sur une expérience humaine.

Le troisième personnage de ce trio amoureux, la belle Gamzatti, aura été par comparaison bien mal traitée : on ne comprend pas pourquoi Brigitte Lefèvre n'a pas fait confiance à de jeunes danseuses qui auraient su faire vivre le personnage bien mieux que les pensums qu'elle nous a infligés. N'en déplaise à un commentateur d'un de mes précédents messages qui avait défendu cette danseuse, la fosse des Mariannes de l'expressivité a été atteinte à mes yeux par Ludmila Pagliero, triste danseuse sans personnalité, sans idée du personnage, sans capacité à construire quoi que ce soit avec les pas qu'on lui a appris (ce qui vaut aussi pour la 1ère variation des Ombres qu'elle a interprétée de façon tout aussi endormie). Dans un rôle qui nécessite une bonne maîtrise de la pantomime, ces défauts étaient particulièrement regrettables. J'ai par bonheur échappé à Mélanie Hurel dans ce rôle (merci, je connais déjà, ça me suffit), mais pas à Emilie Cozette : l'étoile imméritée de la troupe s'est relativement bien sortie de ce rôle, avec une technique souvent brutale et peu élégante, mais avec un jeu scénique convaincant à défaut d'être sobre, qui fait de Gamzatti une manipulatrice sans foi ni loi : on peut, après tout, s'en satisfaire.

Reste Dorothée Gilbert, que j'ai vue en Nikiya et en Gamzatti : dans les deux cas, j'ai été surpris (comme beaucoup) par une technique moins brillante et solide que je ne l'aurais cru, et gêné par un jeu souvent caricatural, qui a le mérite d'être divertissant, mais est parfois plus proche du toon que de la pantomime. Dorothée Gilbert, le Roger Rabbit de la danse classique... Mais point trop n'en faut : évidemment, on a là une interprétation digne, qui ne dépare pas. Mais pour devenir une danseuse majeure, il y a encore beaucoup de travail pour conquérir ces détails qui font tout.

Parmi les nombreux petits rôles, je ne vais pas distribuer de mauvais points (euh... si, Mélanie Hurel en 2e ombre, tout de même, avec cette façon caricaturale d'entamer ses sauts le nez en avant et de faire ses tours selon un axe toujours plus improbable), mais pas mal de bons points :
  • La danse indienne, franchement (comme la danse arabe dans Casse-Noisette...), tout le monde s'en moque. Oui, sauf quand Sabrina Mallem s'en mêle... Il y a eu certes aussi l'épatante Sarah Kora Dayanova dans le même rôle : abondance de biens ne nuit pas, à un tel niveau, mais je donne la palme à Mlle Mallem pour avoir réussi à exister en tant qu'interprète dans ce morceau étrange avec un chien de tous les diables.
  • La danse manou ? Bon, n'exagérons pas, on ne peut rien en faire, même pas vraiment la gâcher. Motus donc.
  • Et l'Idole dorée ? Cette variation, dont Noureev fait un étrange mélange de hiératisme minéral et de virtuosité bondissante, n'a pas trop convaincu ici : aucun danseur n'a réussi à trouver ici le ton juste ;  celui qui s'en est le plus approché est sans doute Alessio Carbone, tandis que Mathias Heymann ne parvenait pas, avec toute sa virtuosité, à construire sa variation de façon efficace, si bien que - comble - sa danse ne paraissait même pas si virtuose que cela.
  • Restent les variations des Ombres : il faut d'abord se plaindre du manque de curiosité de Mlle Lefèvre, qui a fait danser ces variations par un petit nombre de danseurs déjà expérimentés au lieu de s'en servir pour faire progresser les jeunes danseurs. On a bien eu droit à Mlle Dayanova (éblouissante) dans la première, à Mathilde Froustey et Charline Giezendanner dans la seconde, mais on a subi en échange des Pagliero et des Hurel à foison.
Mais ne nous laissons pas emporter par ces critiques de détail : l'atmosphère globale reste celle d'une grande satisfaction, grâce à un corps de ballet qui avait répété, qui a réussi à trouver un liant qui lui a parfois manqué, qui est tout sauf morne. Avec quelques danseurs d'exception dans les rôles principaux et certains seconds rôles secondaires, cette Bayadère est l'une des séries de ballet classique les plus satisfaisantes des dernières années de la direction Lefèvre : sans Brigitte Lefèvre, nul doute que ça ne pourra qu'aller mieux !


* Cf. la récente nomination comme étoiles du Bolchoi de Natalia Ossipova et Ivan Vassiliev, qui représentent idéalement cette tendance destructrice qui veut faire de la danse classique un show commercial efficace au détriment de la complexité, du caractère codé, de la polysémie du répertoire. Au lieu de réfléchir à ce qui fait la puissance réelle de ce répertoire, de mieux comprendre les structures des oeuvres héritées, d'essayer de faire revivre le sens au-delà des geste, à la manière de ce qui a été fait pour la musique baroque ces cinquante dernières années.

PS : ceux qui voudraient lire ici une critique de la Walkyrie qui vient d'avoir sa première à l'Opéra Bastille devront attendre encore : je n'y vais que le 20 juin. Si vous ne l'avez pas encore fait, vous pourriez déjà lire ce que j'avais écrit sur l'Or du Rhin dans la même maison...

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