samedi 17 avril 2010

Le corps de l'acteur et la tête de la directrice

On dit parfois que la sphère Internet concurrence la presse établie ; cette fois, c'est le contraire. Je voulais faire un parallèle entre l'acteur principal de Kean, spectacle de Frank Castorf invité récemment à l'Odéon, et Serge Merlin, qui dit/lit des extraits d'Extinction de Thomas Bernhard ; et voilà que Fabienne Pascaud, dans Télérama (cet hebdomadaire dont j'aime dire du mal), a eu la même idée, avec la même conclusion. Damned.
Mais comme la critique n'est pas en ligne, je peux quand même en parler un peu : d'un côté, Alexander Scheer. Jeune, blondinet, vibrionnant. Jamais en repos, salto arrière, glissades et perpétuel strip-tease. De l'autre, Serge Merlin, 79 ans, pas du tout sautillant, lui, assis derrière sa table, sous quatre modestes projecteurs.
Scheer, au service de son metteur en scène, fait un numéro d'acteur, sur quatre heures d'un spectacle créé en 2008 mais sorti tout droit des années 80 : c'est amusant cinq minutes. Dans le programme distribué aux spectateurs, le texte de présentation est tout entier dédié à l'acteur, dont on loue les attitudes pop et glamour : pop et glamour, ou le contraire de cette flamme libertaire que Castorf prétend encore incarner. La liberté, le refus du conformisme, c'est ailleurs qu'on la trouve, chez Serge Merlin, chez Thomas Bernhard, dans ce texte qui date, lui, vraiment des années 80 mais qui est toujours actuel, pour l'Autriche, mais aussi - ô combien - pour une France en pleine tendance Travail, Famille, Patrie (et nos dirigeants sont bien loin d'être les seuls). Bernhard, on le sait, c'est une écriture obsessionnelle, violente, excessive (merveilleux passage sur les vertus de l'exagération*) ; c'est "trop", comme peut être "trop" la voix inoubliable de Merlin habité par son texte. Il n'a pas besoin de bouger pour être un grand acteur, pas besoin de beauté ni de jeunesse : assis à sa table, il fait plus qu'une simple lecture. Précipitez-vous, vous m'en remercierez.
(Kean, c'est évidemment déjà fini ; par contre le spectacle de Serge Merlin, à la Madeleine (eh oui, théâtre privé...) a été opportunément prolongé jusqu'au 30 mai)

* "L’art d’exagérer est à mon sens l’art de surmonter l’existence… Seule l’exagération rend les choses vivantes, même le risque d’être déclaré fou ne nous gêne plus quand on a pris de l’âge…"
Je suis évidemment d'accord...

Et maintenant, comme annoncé dans le titre, La tête de la directrice. J'aurais dû préciser : La tête vide de la directrice. Écoutez plutôt (interview sur Forum Opéra) :

"Il est vrai que je n’aime pas particulièrement l’art contemporain en général, peinture, musique, architecture. Concernant la mise en scène, je suis assez partagée car certains ouvrages ont parfois gagné à être bousculés. Je pense par exemple à Rigoletto. La version mafia sicilienne dans un salon de coiffure de Jean-Claude Auvray m’a beaucoup plu (quelle audace ! En même temps, avec le maire de Marseille Jean-Claude Gaudin, la mafia...). Cela fonctionnait très bien voire cela transcendait l’ouvrage. Il m’a été difficile de le revoir plus tard dans un contexte d’époque. Évidemment la musique s’y prête bien avec son côté canaille. Et puis Rigoletto n’a aucune référence historique (ah bon ?), voilà pourquoi ça marche. Tosca en revanche est une œuvre que j’ai beaucoup de mal à voir actualisée. (...) Je lis énormément depuis l’âge de 12 ans. Voilà pourquoi, j’aime un livret bien fait, une belle langue (la "qualité française", quoi, l'artisanat besogneux). Ce qui m’a séduite dans l’opéra c’est la beauté du langage accompagnée de la musique. Cela me dérange lorsque tout à coup le livret n’est pas respecté. En revanche les créations laissent plus de liberté. Un garçon que j’aime beaucoup, Olivier Py, a fait une Damnation de Faust extraordinaire sauf qu’on y voyait des gens nus et dans des scènes un peu pornographiques. Je ne vois pas l’intérêt. Je trouve cela dégradant pour une femme comme pour un homme d’être nu sur scène, sans raison. Cela vient sans doute de ma pudeur naturelle, je ne sais pas.
Opéra Garnier Paris plafond décor
Photo : pour faire plaisir à Mme Auphan, un peu d'érotisme bourgeois bas-de-gamme : les nymphes dénudées du Palais-Garnier.

N’est-ce pas une façon d’attirer un nouveau public, le fait de faire un peu comme au cinéma ? (question idiote, évidemment. Aucun metteur en scène ne prétend une sottise pareille)
Dans ce cas, je trouve l’idée encore plus dégradante que de mettre les chanteurs nus sur scène. Quelle est l’utilité, d’autant que le public se renouvelle automatiquement. Nous n’avons jamais manqué de public à l’opéra. Quand les spectacles sont bons, le public vient. Ce n’est pas en affichant la nudité que nous ferons venir les spectateurs. (...) Les choses doivent avoir un sens, une justification. Nous n’allons pas à l’opéra pour cela. Nous y allons pour rêver (Comment le normatif reprend le dessus... Interdit d'aller à l'opéra pour autre chose que pour le divertissement superficiel) ! Je ne supporte pas non plus les atteintes à la religion sur scène. Je l’ai toujours interdit. Je refuse de voir un symbole religieux moqué. Et pourtant je ne suis pas religieuse. Il s’agit seulement d’une question de respect pour les croyants (on n'a jamais assez de tabous, c'est toujours bien d'en rajouter...)."

La personne qui s'exprime ainsi, c'est Renée Auphan, l'indécrottable, et indémodable parce qu'imperturbablement ringarde directrice de l'Opéra de Marseille*, soi-disant metteuse en scène. À Stuttgart, on nomme Jossi Wieler directeur de l'Opéra, et on lui adjoint (nouvelle fraîche) le grand Sylvain Cambreling comme directeur musical, parce qu'on pense que l'opéra est un art vivant. À Marseille, on préfère toujours rajouter une couche de poussière de peur que ça ait l'air trop neuf...
L'Autriche, comme dit Thomas Bernhard, est peut-être un pays infâme, mais elle a au moins eu un Thomas Bernhard pour la secouer. Nous, nous avons Renée Auphan. Après tout, elle ferait un bon personnage pour Bernhard... 

*Une des rares salles françaises à ne même pas avoir de site internet propre, au passage... Elle a droit à plusieurs pages sur le site de la Ville de Marseille, quel luxe...
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