jeudi 17 décembre 2009

L'héritage Noureev à l'Opéra (5) - La troupe vingt ans après [Les dames]

Il y a vingt ans, à l'automne 1989, Rudolf Noureev quittait la direction du Ballet de l'Opéra. Ce qu'il nous a laissé, c'est d'abord un répertoire qui fait depuis le fond du répertoire de la maison - j'ai déjà eu amplement l'occasion d'en parler -, mais aussi une troupe qu'il avait marqué de façon indélébile. Justement aujourd'hui, alors que la génération incroyable de danseurs masculins qu'il avait formé vient de faire ses adieux (Kader Belarbi, Manuel Legris, Wilfried Romoli, Laurent Hilaire !), je me suis dit qu'il était peut-être temps de faire un bilan de ce qu'est la troupe aujourd'hui, au moment précis où la troupe est le plus occupée avec les inévitables spectacles de Noël (un Casse-Noisette qui a fort mal commencé et un spectacle Ballets Russes nettement plus intéressant).
Je ne suis pas de ceux qui, physionomistes et heureux de l'être, mettent un nom sur chaque visage au fin fond du corps de ballet. Je me limiterai donc aux étoiles, aux premiers danseurs et peut-être à quelques sujets ; ce qui n'est pas si grave, tant le style de cette élite de la troupe semble imprégner toute la troupe elle-même, moulée selon le même moule : mine de rien, à force de lire ces mini-portraits, j'espère que le lecteur pourra lire le portrait de tout un ensemble, ses points forts mais aussi ses faiblesses. Car des faiblesses, il y en a, et je ne cache pas qu'il ne s'agit pas ici pour moi de faire l'éloge de Brigitte Lefèvre, qui dirige la troupe depuis 1995 : il y a une responsabilité claire dans les problèmes actuellement rencontrés par la troupe, et il est plus que temps de préparer la succession...
Mais trêve de préliminaires : allons-y...


(ah non, une dernière chose : de tels portraits individuels sont toujours un peu délicats, je tiens donc à préciser que : 1. Je ne connais personnellement aucun des danseurs évoqués, ni aucun danseur de la troupe quel qu'il soit. 2. La légitimité que je prétends avoir pour faire ceci n'est ni celle d'un spécialiste, ni celle d'un insider. Simplement celle d'un spectateur passionné qui a vu deux ou trois cents fois cette troupe ces quinze dernières années. 3. Je mentionne à chaque fois, si possible, un rôle particulièrement marquant de chaque interprète, celui où - me semble-t-il - il s'exprime le mieux : ça ne veut pas dire qu'il est mauvais ailleurs, ni qu'il est forcément le meilleur interprète de ce rôle à l'Opéra).

LES DAMES

Abbagnato, Eleonora
Première danseuse
Le rôle : L'Élue (Pina Bausch, Le Sacre du printemps)
Commentaire : L'ordre alphabétique fait mal les choses, commencer par ce cas très particulier ne rend pas la chose facile. Voilà une danseuse douée d'un talent débordant, qui a offert à l'Opéra des prestations bouleversantes dans le répertoire contemporain qui auraient pu lui valoir le titre d'étoile, à un moment - vers 2002 - où les postes à pourvoir ne manquaient pas. D'autres ont été nommées, pas elle. Depuis, les choses n'ont fait qu'empirer : un premier congé sabbatique en 2007/2008, un second sur toute la saison 2009/2010 ; entre temps : quelques prestations honnêtes, pas très investies, dans des rôles plutôt secondaires. Reviendra-t-elle à l'Opéra ? Pas sûr. C'est triste ; il faut se souvenir, plutôt que des dernières années, de ce qu'a été cette danseuse écorchée, d'une intensité brûlante, ce mélange détonnant de blonde fragilité et de puissance expressive. Merci à vous ; puissiez-vous désormais trouver un chemin artistique qui vous plaise et vous permettre de revenir aux racines de votre talent, que vous ne trouverez pas sur les plateaux de la RAI.

Ciaravola, Isabelle
Étoile
Le rôle : Tatiana (Onéguine)
Commentaire : Isabelle Ciaravola a été nommée tardivement étoile, à 37 ans : une fois n'est pas coutume, cette nomination tardive est compréhensible. Cette belle artiste, première danseuse incontestable depuis 2003, a connu un épanouissement tardif, si bien que c'est aujourd'hui que son talent éclate comme jamais. Intense, lyrique, intelligente, il ne lui reste plus qu'à s'approprier les grands rôles qu'on voudra bien lui laisser danser : les cinq années qui lui restent avant sa retraite vont être passionnantes.

Cozette, Émilie
Etoile
Le rôle : Médée (Preljocaj)
Commentaire : Disons-le brutalement : aucune étoile ne mérite moins ce titre qu'elle. Son point fort est sans aucun doute le contemporain, ce qui a certainement justifié sa nomination et lui a valu quelques succès dont la Médée de Preljocaj ou Afternoon of a Faun de Robbins - point fort certes, mais pas au point d'en faire une grande artiste. Mais cette honnête première danseuse contemporaine est maintenant distribuée dans les grands rôles classiques, pour lesquels elle n'a ni la technique, ni l'esprit, et on ne peut s'empêcher de penser que par manque d'intérêt pour ces rôles elle n'hésite pas à combler la mesure en les bâclant avec un certain esprit de système.

Daniel, Nolwenn
Première danseuse
Le rôle : Pas de deux de Une sorte de (Ek)
Commentaire : Très belle première danseuse, mais aussi très discrète, Nolwenn Daniel n'a guère eu l'occasion de montrer ses talents sur les premiers rôles classiques, sinon dans un magnifique Casse-Noisette il y a deux ans. Les meilleurs, dans cette troupe, ne sont pas forcément les plus mis en avant, hélas. Quand elle a dansé du (bon) contemporain, elle a montré aussi une personnalité d'une grande subtilité (je l'ai découverte, pour ce qui me concerne, dans le sous-estimé ballet de Michèle Noiret Les familiers du Labyrinthe).

Dayanova, Sara Kora
Sujet
Le rôle : La Nourrice (Pétrouchka)
Commentaire : Déjà remarquée par beaucoup dans le corps de ballet, et enfin par moi depuis qu'elle danse de petits rôles solistes, voilà un des espoirs les plus sérieux de la troupe, par sa technique et par son allant très contagieux. Ce qu'il lui faut ? Avant tout, qu'on lui fasse confiance...

Dupont, Aurélie
Étoile
Le rôle : Aurore (La Belle au bois dormant)
Commentaire : Une des étoiles les plus évidentes et les plus populaires, un bel exemple de polyvalence entre classique et contemporain, une des rares à avoir quelque notoriété à l'étranger (ce qui n'est certes pas un critère). Mais aussi un exemple - point trop marqué certes - du risque d'essoufflement que comporte le fait de passer plus de dix ans avec ce titre d'étoile : c'est toujours très beau, très lyrique, très stylé ; mais on aimerait un peu plus d'enthousiasme, d'envie, de prise de risque.

Fiat, Fanny
Sujet, a démissionné de l'Opéra de Paris en 2009
Le rôle : Cupidon (Don Quichotte)
Commentaire : Elle n'est plus là, mais on ne l'a pas oubliée. Une des plus belles danseuses classiques de l'Opéra, jamais récompensée pour son grand talent, en a tiré les conséquences. Ce cas navrant est révélateur de tous les problèmes qui pèsent actuellement sur l'Opéra. Pendant des années, il a fallu garder les yeux ouverts : une Demoiselle d'Honneur, Cupidon, un pas de trois, et c'était fini, mais on en prenait à chaque fois plein la vue. Emilie Cozette, elle, est étoile, et Ludmila Pagliero première danseuse. Merci, Mlle Fiat.

Gilbert, Dorothée
Étoile
Le rôle : Lise (La fille mal gardée/Ashton)
Commentaire : On est un peu en froid aujourd'hui, avec cette danseuse évidemment brillante, la faute à ce Casse-Noisette récent, où cette étincelle qui la caractérise semblait éteinte. Dès son entrée dans le corps de ballet, son destin d'étoile semblait évident, et sa nomination n'a ni étonné ni scandalisé personne. Elle a trouvé avec La fille mal gardée un rôle à son image, brillant et espiègle. Et maintenant ? Nikiya peut-être ? Fort bien, mais il y a du travail pour pénétrer dans ce personnage !


Gillot, Marie-Agnès
Étoile
Le rôle : Giselle (Mats Ek)
Commentaire : On l'a attendue, cette étoile ! Peut-être en raison de son physique hors normes : grande, solidement bâtie, loin de l'insupportable cliché de la ballerine classique. Nommée en 2004, Marie-Agnès Gillot illuminait alors tout ce qu'elle dansait depuis plusieurs années, que ce soit dans le classique (ébouriffante Kitri de Don Quichotte) où dans le contemporain où elle était le premier choix de la grande majorité des chorégraphes (de Mats Ek à Preljocaj, sans oublier son extraordinaire Catherine dans un des rares grands succès de l'Opéra en la matière, Hurlevent de Kader Berlarbi). Depuis, le répertoire contemporain de la maison s'est dégradé à grande vitesse, ce qui lui a donné moins d'opportunités de s'illustrer, mais elle reste une danseuse magnifique, dont on oublie vite les qualités techniques tant l'évidence d'une personnalité artistique majeure est aveuglante. Récemment, on a pu notamment l'admirer en servante fougueuse et libre dans La maison de Bernarda de Mats Ek.

Hurel, Mélanie
Première danseuse
Le rôle : ?????
Commentaire : Le plus grand mystère de cette troupe pour moi. Souvent programmée dans des grands rôles (Clara, Aurore, Paquita), elle n'a ni la technique, ni le poids artistique nécessaire pour eux. Je me souviens avec effroi de fouettés dans Paquita, qu'on pourrait appeler des "fouettés-arrêtés" : je me donne de l'élan avec le pied, je tourne, je m'arrête. Je me redonne de l'élan, je tourne, je m'arrête. Etc. Dans le contemporain, elle peut parfois faire illusion avec son physique gracile et fluide. Mais pas de là à marquer un rôle.

Kudo, Miteki
Sujet
Le rôle : L'Élue (Le Sacre du Printemps/Bausch)
Commentaire : Une artiste inoubliable, depuis quelque temps confinée à des positions secondaires, mais qui a apporté aux amateurs de contemporain des moments extraordinaires (sans démériter, disons-le au passage, dans le classique). Les chorégraphes la choisissaient pour son intensité minérale, cette expressivité dense et délicate, qui fascinait tout autant le public. Sa carrière, aujourd'hui, touche à sa fin ; j'utilise ce blog pour lui adresser tous mes remerciements et toute mon admiration.

Letestu, Agnès
Étoile
Le rôle : Odette/Odile (Le Lac des Cygnes)
Commentaire : La plus ancienne des étoiles féminines (nommée en 1997) n'a visiblement pas l'intention de laisser la place aux jeunes. Pas de trace de lassitude, chez elle, face aux grands rôles du répertoire classique. Ses interprétations ne sont pas les plus spectaculaires - amis de Sylvie Guillem, passez votre chemin -, son élégance semble volontiers un peu froide (je fais partie, je l'avoue, des nombreux amateurs de danse à l'avoir d'abord dédaignée pour cela). Mais voilà : il y a le style. Le style, c'est l'intelligence du geste, une forme de séduction plus lente peut-être, plus discrète, mais plus pénétrante ; c'est aussi le respect de l'esprit d'une chorégraphie, plutôt que la mise en valeur exclusive de celui qui l'interprète. Tous les rôles ne lui vont pas également, la majesté n'étant guère compatible avec l'espièglerie. Mais quand elle est chez elle, Agnès Letestu est une souveraine.

Moussin, Delphine
Étoile
Le rôle : ?????
Commentaire : Il n'y a pas qu'aujourd'hui que la politique de l'Opéra a connu des ratés. On me dit que Delphine Moussin a été une très grande danseuse à un moment de sa carrière, dans les années 90, sans pour autant obtenir le titre d'étoile qu'elle méritait. Du moins jusqu'en 2005 : plus personne ne s'attendait à cette nomination, moi moins que quiconque. Attirer l'attention sur cette danseuse en fin de carrière n'était sans doute pas le meilleur service à lui rendre : depuis, elle aligne des représentations honnêtes, mais sans panache, ni indignes d'une étoile, ni vraiment remarquables. On se réjouit pour elle, mais après ?

Osta, Clairemarie
Étoile
Le rôle : Marie (Clavigo)
Commentaire :Voilà une danseuse qui sait ce qu'elle veut, et qui y parvient. L'épouse de Nicolas Le Riche est moins populaire et moins brillante que son mari, mais elle a une personnalité artistique unique. C'est une forme de fierté qu'on peut lui pardonner facilement : si vous n'allez pas vers elle, elle ne viendra pas vers vous. C'est une interprète qu'il faut découvrir pas à pas, pour laquelle vous devez modifier votre regard pour apprendre à voir. Mais ce qu'on voit au bout du parcours est éblouissant. Récemment encore, j'ai été ébloui par son interprétation de Rubis (le segment médian de Joyaux de Balanchine) : un naturel épatant, une légèreté très incarnée, une appropriation respectueuse et créatrice de l'œuvre de Balanchine.

Ould-Braham, Myriam
Première danseuse
Le rôle : Clara (Casse-Noisette)
Commentaire : D'une certaine façon, Mlle Ould-Braham est un bon exemple du fonctionnement Opéra de Paris à son meilleur : une danseuse qui est loin d'avoir le caractère explosif des petits prodiges russes, mais qui parvient tranquillement, saison après saison, à une maturité artistique qui en fait une des plus belles danseuses classiques de la troupe. Il va lui falloir conquérir la première place en s'imposant dans des rôles où on ne pense pas forcément à elle en premier lieu, ne serait-ce qu'à cause de la mode pseudo-balanchinienne des danseuses immenses.

Pagliero, Ludmila
Première danseuse
Le rôle : ?????
Commentaire : Encore une fois, le concours 2009 a livré un résultat plus que surprenant : on avait remarqué que la direction de l'Opéra l'appréciait, sans vraiment comprendre pourquoi. Cette promotion imméritée a fait des vagues, mais le mal est fait. Une technicienne moyenne doublée d'une personnalité artistique pour l'instant indiscernable se retrouve première danseuse, avec des premiers rôles à la clef. On n'a même pas l'impression que cela correspond à un choix esthétique de la direction : simple arbitraire ?

Pujol, Laetitia
Étoile
Le rôle : Giselle
Commentaire : Avouons-le, voilà une étoile qui n'a pas suscité immédiatement mon affection, et qui restera sans doute une étoile de second plan jusqu'à la fin de sa carrière. Mais au moins a-t-on là une vraie, bonne danseuse, et si le Don Quichotte "sur" lequel elle a été nommée ne méritait vraiment pas un tel honneur, elle a trouvé en Giselle un rôle idéal pour elle : je n'ai jamais vu de folie plus émouvante que la sienne, ce qui justifie sans doute amplement qu'elle n'ait pas été distribuée dans ce rôle lors de la dernière reprise.

Renavand, Alice
Sujet
Le rôle : La servante (La Maison de Bernarda/Ek)
Commentaire : Danseuse au talent évident, Mlle Renavand n'a pas encore eu l'occasion de danser des premiers rôles classiques, mais tout ce qu'on a vu donne envie d'en voir plus : Gamzatti (La Bayadère) bientôt ? Dans le domaine contemporain, la preuve est faite, sans aucun doute. On attend de la direction des preuves de confiance pour cette belle danseuse.


Romberg, Stéphanie
Première danseuse
Le rôle : Soliste du Boléro (Béjart)
Commentaire : Voilà sans doute une des danseuses les moins classiques de la maison, un concentré d'énergie sombre peu capable de s'adapter à ce qu'on lui demande : diamant noir ici, pensum là. N'importe, il vaut mieux payer par des prestations brouillonnes des moments de grâce chorégraphique que subir des danseuses toujours au point mais ennuyeuses. Pour les ambitions classiques de la compagnie, d'autres sont là ; ce qu'elle apporte, si personnel, est indispensable aussi.

Zusperreguy, Muriel
Première danseuse
Le rôle : Le fil conducteur de Bella Figura (Kylian)
Commentaire : Depuis Bella Figura, je n'ai cessé de suivre cette danseuse fondante, si on me passe l'expression (quel dommage qu'aucune vidéo de ce ballet par l'Opéra de Paris n'existe !) : qu'on pense par exemple à l'innocente Cathy de l'un des plus beaux ballets créés par l'Opéra, Hurlevent de Kader Belarbi ! Espérons qu'elle aura son mot à dire, dans les prochaines années, dans le répertoire classique.

Les hommes viendront dans un message ultérieur, le plus vite possible...

mercredi 9 décembre 2009

Admirations (5) - Krzysztof Warlikowski

Il n'est pas sur le devant de la scène en ce moment en France, même s'il l'a été il y a peu (avec (A)pollonia à Avignon puis Chaillot, où le nombre de "cherche-place" devant le théâtre était significatif de l'intérêt que suscite désormais son travail), et le sera prochainement à nouveau (Un tramway nommé désir à l'Odéon au printemps) : le metteur en scène polonais, que le coup de projecteur donné par Gerard Mortier à l'Opéra de Paris sur son travail a fait connaître en France au-delà des spécialistes de théâtre, n'en est pas moins un artiste fondamental de notre temps, et cela seul justifie que j'en parle (ce qui se passe actuellement à l'Opéra de Paris, ce mélange de revendications réactionnaires et de conformisme mou, laisse du temps pour parler de choses plus intéressantes).

http://wajdimouawad.nac-cna.ca/local/cache-vignettes/L600xH400/Parsifal_01_2008-0fb8d.jpg
Voilà bien un artiste qui ne cherche pas à se faire aimer, et qui ne correspond guère a priori à mes attentes d'un théâtre des hommes, que j'aime volontiers narratif (à condition de donner de la narration la définition la plus vague possible, très éloignée de l'action chère au théâtre de boulevard), qu'incarnent pour moi idéalement Jossi Wieler, Johan Simons (il faudrait que je parle de Johan Simons, le grand incompris de l'ère Mortier), ou en France Stéphane Braunschweig. Je ne suis pas chez moi dans les spectacles de Warlikowski, on me pousse quand je voudrais m'arrêter, on me laisse mariner quand je voudrais aller voir plus loin, on y est mal assis, il fait trop chaud, il fait trop froid, bref on n'a pas son confort, et il y a de quoi râler.

Simplement, à force d'avancer cahin-caha en mettant en évidence mes talents de râleur, je me suis rendu compte que je n'avais jamais été là où il m'emmenait, que ces territoires inédits étaient fascinants, bref qu'un peu d'inconfort était le prix d'une extension vertigineuse du monde connu.

Chez Warlikowski, pas de narration, ou en tout cas pas de structuration par la narration : des histoires, il y en a, et même plus qu'une dans chaque spectacle, des histoires connues, qui sont en nous, et qui surgissent  comme autant de fragments connus nous servant à appréhender le chaos d'un monde jamais vraiment familier.
Il y a trente ou quarante ans, on aimait le théâtre psychologique, primairement freudien, où le méchant finissait par trouver le traumatisme d'enfance qui expliquait tout, ce qui le guérissait dans l'instant. Warlikowski traque l'âme humaine d'une toute autre façon : loin d'y rechercher une rationalité, loin d'y définir la frontière entre le pathologique et la normalité, il plonge le spectateur dans une réalité brisée, multiple, qui dépasse l'entendement. Son art fait de la profusion, du kaléidoscope, de la superposition les chemins d'une appréhension du monde qui ne vise pas à l'expliquer. Il n'y a pas de solutions dans les spectacles de Warlikowski, pas d'objectivité ; le spectateur n'est pas pris par la main pour un parcours rassurant et sans risque. Ce théâtre du monde, où le chaos des fantasmes vient heurter parfois violemment nos certitudes et nos habitudes de spectateurs de théâtre, retrouve par là l'humanité que la profusion des images et de la technique pourrait masquer : c'est en nous que le regard pénètre.


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On peut lire une interview croisée très intéressante de Warlikowski et d'Olivier Py sur le site de Télérama (pour une fois qu'il y a quelque chose d'intéressant là-dedans...) : on se rend vite compte des limites du discours très convenu du metteur en scène français face à la force de l'imaginaire de son collègue polonais...

Je signale au passage que deux spectacles de Warlikowski sont disponibles en DVD, tous deux avec des sous-titres français, Krum de Hanok Levin et La Tempête de Shakespeare, édités par le valeureux Institut National de l'Audiovisuel polonais. Je les ai commandés pour ma part sur le site polonais merlin.pl, qui m'a livré de façon très satisfaisante (et pour un prix de vente assez dérisoire). L'usage d'un traducteur automatique est à vrai dire indispensable pour ceux qui, comme moi, ne comprennent pas un mot de polonais.
Je dois avouer malheureusement que je n'ai eu le temps de regarder que La Tempête (Burza) : un spectacle formidable que j'aurais rêvé de voir sur scène. On remarquera notamment le traitement, d'une subtilité et d'une intelligence, du personnage de Caliban.






Photos: Parsifal à l'Opéra de Paris (décors de Malgorzata Szczesniak), photo Ruth Walz.
Et, en guise de post-scriptum, le minaret de la grande mosquée de la ville irakienne de Samarra (IXe siècle).

samedi 28 novembre 2009

Platée orpheline ou les malheurs de l'opéra baroque

Grâces soient rendues à Nicolas Joel : en cette période de fêtes qui s'approche, le voilà qui daigne offrir au public parisien une production d'opéra baroque, en l'occurrence Platée de Rameau. Noblesse oblige, ce n'est pas une nouvelle production qui nous est offerte : le nouveau, aujourd'hui, est mal vu, et une production de 1999, vue et revue, est une efficace protection contre les dangers de l'innovation. Bien sûr, la production de Laurent Pelly est une production de grande qualité, pour laquelle on craint seulement les outrages du temps, comme d'ailleurs un peu pour la distribution très expérimentée qui est proposée le mois prochain (Mireille Delunsch, Paul Agnew ou Jean-Paul Fouchécourt ont déjà accompagné cette production dans toute l'Europe).

Mais foin de l'ironie ici : le problème, car il y en a un, c'est que la dernière nouvelle production à Paris d'un opéra de Rameau date de 2003 (Les Boréades)*, que Haendel ne va guère mieux, et que les audaces représentées par des titres plus rares (se souvient-on que le Théâtre des Champs-Élysées avait osé monter L'Argia de Cesti il y a de longues années ?) ne sont plus du tout à l'ordre du jour.

Bien sûr, le baroque ne se porte pas si mal : les ensembles spécialisés sont au sommet de leur notoriété, sans avoir pour autant vu leur assise financière stabilisée ; les concerts font le plein, et la résonance médiatique ne manque pas. Mais la demande du public n'est rien à côté de l'inertie du système, et surtout à côté de la vague réactionnaire qui enfle, sensible par exemple à travers la programmation de l'Opéra-Comique, où on ressuscite les pires niaiseries pourvu qu'elles soient françaises et XIXe. Ce n'est pas pour rien que le débat nauséabond sur l'identité nationale se déroule au beau milieu de cette programmation de l'Opéra-Comique et au moment précis de la création de la Fondation Bru-Zane, consacrée à la résurrection de l'indispensable patrimoine musical romantique de notre grand pays (on attend avec impatience les Schubert, les Beethoven français...).

Le baroque, c'était le risque, la confrontation avec des sonorités nouvelles, la découverte de modes de pensée complètement différents, la démarche philologique, démarches pour moi intrinsèquement liées avec celle de la musique contemporaine. Ces nouvelles tendances, c'est Au théâtre ce soir (dont les DVD sont un grand succès, autre signe !), comme les spectacles de l'Opéra-Comique, sauf exception (le beau Didon et Enée de Deborah Warner) en sont l'illustration : la consommation digestive de spectacles divertissants, de mélodies sympathiques et vite oubliées, sans ambition, sans ampleur.

Le baroque, bien sûr, n'a pas toujours été aussi idéal que je l'ai décrit ici, et il reste bien du travail pour faire admettre au mélomane moyen que, de même que Haendel ou Rameau valent bien Verdi ou Puccini, les œuvres instrumentales de Froberger ou de Couperin sont à la même hauteur absolue que Schubert, Chopin ou Brahms. Il n'en est pas moins désolant de voir que certains de ses artisans, dans la jeune génération, n'hésitent pas à entrer dans la voie du nivellement commercial : on pense ici à l'imposture des productions du metteur en scène Benjamin Lazar (pseudo-reconstitutions de spectacles baroques sans vie, purement décoratives, sans compréhension des œuvres qu'il maltraite ; cf. les DVD de ses spectacles chez Alpha) ou au travail de Christina Pluhar que j'avais récemment chroniqué, qui assimile le baroque à une forme de culture pop.


Il faut, paraît-il, réhabiliter le répertoire français ? Soit, mais faisons-lui honneur : la boîte aux trésors n'est encore qu'entrouverte.



*La production de Zoroastre à l'Opéra-Comique n'était que la reprise d'un médiocre spectacle de Drottningholm (Pierre Audi, un des metteurs en scène les plus surestimés d'aujourd'hui). On me dira qu'il y a aussi la province : mais un Dardanus ici, un Hippolyte et Aricie là ne compensent pas les tombereaux de Bohème, de Traviata et de Rigoletto qu'on produit en série. Comparaison significative : 187 représentations verdiennes en 2008/09 et 2009/2010 en France, 35 pour les œuvres de Rameau - et 32 pour Lully [source : Operabase] : que l'ensemble des représentations baroques parvienne à atteindre le chiffre des représentations des œuvres du seul Verdi n'est aujourd'hui qu'un rêve...

vendredi 27 novembre 2009

Le veau d'or est toujours debout (mais il est fatigué)

Se réjouir du malheur des autres, c'est mal. On ne peut pas s'en empêcher, pourtant, en entendant la nouvelle de la faillite momentanée de l'émirat de Dubai : qui sait, peut-être cela fera-t-il réfléchir les responsables de nos institutions culturelles si promptes à vendre leur âme au plus offrant... Je sais bien, le Louvre ou la Sorbonne ne sont pas implantés à Dubai, mais à Abu Dhabi, apparemment beaucoup plus solide financièrement, mais il est bon que soit rappelée ainsi la fragilité de ces constructions fondées sur l'argent seul, pour lequel la culture n'est qu'un attrape-touristes (riches).
Oublions un peu ces projets douteux, et pensons plutôt à faire revivre un idéal bien oublié, celui de la démocratisation culturelle : en ces temps de débats douteux (ou plutôt pas douteux du tout, franchement malodorants) sur l'identité nationale, un peu plus d'ambition dans ce domaine ne pourrait pas faire de mal.

mardi 24 novembre 2009

Le goût du médiocre ou Il faut de tout pour faire un monde

Il faut de tout pour faire un monde, Korngold, Giordano et Gounod font partie du répertoire, qui êtes-vous pour critiquer ces compositeurs, il y a un public pour ça, de temps en temps c'est bien de ne pas se prendre la tête, au moins chez Massenet il y a de belles mélodies, il faut des mises en scène que tout le monde puisse comprendre...
Ca y est, vous en avez assez ? De ces bêtises qu'on entend à longueur de temps pour justifier inlassablement la programmation des pires platitudes, la résurrection obstinée d'œuvres justement oubliées, l'exaltation d'insultes à l'intelligence. Lit-on encore Paul Bourget ? Non, mais on joue toujours Massenet. Joue-t-on encore La Tosca de Victorien Sardou ? Non, Dieu merci, mais on ne saurait imaginer une maison d'opéra ne jouant pas, jusqu'à plus soif, son adaptation puccinesque.
La pire ineptie sort de la bouche de ceux qui voudraient, au nom de la démocratisation culturelle, qu'on nivelle tout par le bas, qu'on ne joue qu'une musique bien propre sur elle, avec une belle mélodie qui donne envie de la chanter avec l'orchestre ou le chanteur - et si possible, quand il s'agit d'opéra, dans une mise en scène platement réaliste, les pauvres étant trop bêtes pour prendre plaisir à Marthaler ou Warlikowski.

On se lasse, forcément, de toute cette médiocrité : je m'offre le plaisir de faire une petite liste (non exhaustive !) de tout ce qui m'aide à supporter cette médiocrité triomphante aussi dans le monde de la culture en prouvant qu'il y a encore des gens qui croient que l'exigence est la condition du plaisir :

L'Ensemble Intercontemporain
Le Festival d'Automne à Paris
Pierre Boulez
La musique de chambre
Qu'il y ait encore des jeunes musiciens qui fassent le choix fou de se consacrer au quatuor à cordes ou à la musique contemporaine
Les spectacles de théâtre étrangers surtitrés (et le fait qu'il y ait toujours un public pour les déguster)
La Cité de la Musique
Le clavecin et les clavecinistes
Les DVD d'opéra contemporain
...

jeudi 15 octobre 2009

Le baroque et ses souteneurs - L'Arpeggiata

On ne peut pas parler que des grands moments : on me pardonnera donc de laisser parler un peu mon agacement suite au programme Monteverdi que L'Arpeggiata, avec les deux chanteurs Philippe Jaroussky et Nuria Rial a enregistré et donné un peu partout (et que j'ai pu voir récemment). Le problème
L'Arpeggiata, c'est l'establishment du baroque d'aujourd'hui, incarné par le label Alpha (qui a cela dit quelques bons musiciens, comme Céline Frisch) : tabula rasa sur les grands anciens, les Christie, Harnoncourt, Leonhardt, Rousset ou Minkowski (enfin, anciens...), tabula rasa, surtout, sur une méthode, qui consistait à s'immerger dans l'œuvre pour en comprendre la logique interne, comprendre les émotions qu'elle voulait susciter plutôt que d'essayer d'y plaquer ("c'est teeeeeeeeeeeeeellement moderne !") des émotions préfabriquées conformes à des attentes contemporaines : accepter l'étranger, l'étrangeté, accepter que c'est à nous de faire le chemin, même si les grands noms que j'ai cités sont fondamentalement des musiciens capables, ô combien, de parler à leur public.
Ce qui frappe dans le traitement infligé par L'Arpeggiata, c'est que Monteverdi ainsi travaillé sonne étrangement familier : avec le rôle omniprésent des percussions, le jeu très agressif des cordes pincées, on se retrouve ainsi face à une longue suite de chansons pop toutes similaires (Chiome d'oro=Ohimè ch'io cado=Zefiro torna=Berceuse d'Arnalta) juxtaposées au moyen de transitions peu soignées, mais qui complètent l'impression de gloubi-boulga branché.
Derrière tout cela, on retrouve un mode de fonctionnement qui est familier dans la scène musicale grand public, dont sont victimes également les musiques traditionnelles et les cultures musicales du bout du monde devenues à leur corps défendant world music pour bobos occidentaux : la digestion de l'étranger dans une soupe facilement assimilable, prête à consommer, dans laquelle le rythme est la valeur prédominante (l'harmonie, c'est trop intello). Ne nous y trompons pas : sous son apparente modernité, la vision de la musique mise en avant par L'Arpeggiata, comme celle d'un Vincent Dumestre, est profondément conservatrice, "restauratrice" : il s'agit de faire rentrer le baroque dans la doxa de la culture musicale dominante, et c'est bien la malédiction de notre époque qu'une telle démarche niant l'altérité et réduisant la curiosité à un voyage au coin de la rue rencontre un tel succès.
Il y a un argument musical essentiel dans ce traitement : l'idée de mettre en rapport ce baroque italien avec la musique populaire censément immémoriale des campagnes italiennes (un autre disque de l'Arpeggiata, Homo fugit velut ombra, qui massacre Stefano Landi avec l'aide d'un chanteur atroce, Marco Beasley). C'est historiquement une pure falsification : s'imaginer que la musique populaire, au moment où on commence à pourvoir la saisir (c'est-à-dire pour l'essentiel il y a un siècle tout au plus), est celle qu'a pu entendre Monteverdi, que les chanteurs populaires du début du XXe siècle avaient conservé des techniques vocales que la culture des élites aurait perdu, c'est pire que de l'ignorance : l'incapacité à comprendre le monde et son histoire. Cette démarche est surtout le fruit d'un redoutable populisme, propre aux classes dirigeantes (notre président-chef de clan, Nicolas Sarkozy, en est la meilleure illustration, avec son parler volontairement incorrect) : l'idée qu'il faut rechercher une authenticité perdue dans l'essence mythique du peuple, qui a pour effet de réduire ce "peuple" à une image d'Epinal que le vrai peuple remplit toujours trop mal (cette critique implicite étant le meilleur vecteur d'un conformisme social que ces élites tentent d'imposer).

(et pour ceux que seul le frais minois de M. Jaroussky et de Mlle Rial intéresse: lui en perte de voix, incapable faute d'avoir travaillé avec un chef exigeant d'aller au-delà de la surface des oeuvres, elle avec une voix intéressante, mais sans personnalité très marquée. Mais c'est un détail face au massacre de Mme Pluhar, l'âme de L'Arpeggiata...)

mardi 6 octobre 2009

Varèse 360° - La vidéo contre la musique

La vidéo est l'arbre qui cache la forêt de la modernité : la banalité, le vide intellectuel pathétique des vidéos de Gary Hill projetées en arrière-plan de l'intégrale Varèse dirigée par Peter Eötvös ne font que confirmer ce qu'on sait depuis longtemps et qu'avait parfaitement illustré, déjà, la niaiserie de celles de Bill Viola pour Tristan und Isolde. Le spectacle, produit par Pierre Audi et présenté à Londres et Amsterdam avant la salle Pleyel, est d'ailleurs trop pesant pour qu'on puisse se concentrer sur les œuvres toujours inouïes du compositeur franco-américain : il faut un effort considérable pour s'en abstraire assez pour pouvoir vraiment avoir accès aux oeuvres - je n'y suis pas toujours arrivé.
Dans le mince corpus parcouru par cette intégrale (et même surintégrale, certains bouts d'œuvre dans les réalisations douteuses d'un élève de Varèse auraient pu nous être épargnées), on constate que les oeuvres essentielles sont finalement peu nombreuses (ce qui ne réduit en rien la place essentielle du compositeur dans l'invention de la modernité musicale) : même Déserts, finalement, avec ses désuètes insertions électroniques, est moins inoubliable qu'Amériques ou Arcana - et il n'est pas sûr qu'enchaîner les œuvres de Varèse favorise la mise en évidente de l'individualité de chacune.

Pour voir une utilisation ô combien plus intelligente de la vidéo, il fallait se rendre au Centre Pompidou il y a quelques jours, pour le spectacle Woyzeck on the Highveld, adaptation par le metteur en scène William Kentridge de la pièce de Büchner : la vidéo, réduite au décor dans lequel évoluaient les remarquables marionnettes de la troupe sud-africaine, ouvrait le regard sur des mondes de poésie.

samedi 3 octobre 2009

Théâtres étrangers - Casimir, Caroline, Sonia et les autres

Paris, c'est bien connu, est le centre du monde (ou du moins c'est ce qu'on dit) : ce qui veut dire que Paris est une sorte de trou noir sans masse propre autour duquel gravite l'univers. Peut-être quelques astrophysiciens pointilleux viendront-ils contester cette cosmologie ; à regarder la vie culturelle parisienne, c'est en tout cas l'impression que cela pourrait donner (surtout si on ne regarde pas trop vers Londres ou autres fantaisies du même ordre). Les orchestres parisiens, on l'a dit maintes fois, ne valent guère mieux que rien*, mais la liste des orchestres invités donnent le vertige**.

Dans le domaine théâtral, c'est un peu la même chose. La production locale ne vaut pas grand-chose, et Olivier Py en est sans doute l'incarnation la plus idéale : sa dernière création pour son Théâtre de l'Odéon est assassinée par la critique pour des raison que, pour ce que je sais de son travail, je peux parfaitement comprendre : le recours à une emphase pseudo-poétique, le grand-guignol tragique issu tout droit d'un théâtre désuet des années 50, quand Phèdre trémulait ses vers pour épancher son âme endolorie ; mais la même critique encense depuis trop longtemps des tièdes comme Christian Schiaretti (et son pesant Coriolan, qui a même eu des prix, je crois) ou Alain Françon pour qu'on lui accorde un quelconque crédit.

Mais, par chance, peut-être à vrai dire par nécessité, le nombre de spectacles étrangers invités à Paris semble se maintenir à un niveau toujours aussi élevé, et une institution comme la Comédie-Française semble bien décidée à continuer à s'ouvrir aux metteurs en scène étrangers. Le Festival d'Avignon montre la même ouverture, et on peut se réjouir de voir que l'artiste en résidence de la prochaine édition est le Suisse Christoph Marthaler, honni de certains "amateurs" d'opéra un peu bornés : le spectacle qu'il a donné cet été à Avignon ne semble pas passer à Paris cette saison, mais on a pu voir la saison dernière sa création précédente, PlatzMangel, petit bijou d'humour, d'humanité et de musique.

Il faut souvent aller en banlieue pour voir ces spectacles étrangers : c'est le cas d'un autre spectacle avignonnais, Casimir et Caroline de Horváth, mis en scène par une autre bête noire de la sottise lyricomaniaque, le Belge Johan Simons. À vrai dire, le spectacle a suscité des remous à Avignon, et le public de Nanterre*** l'a accueilli seulement poliment hier soir : signe de la désorientation du public français face à ce théâtre qu'il n'a plus les moyens de comprendre (l'article du Monde sur ce spectacle était un modèle d'incompréhension avec complexe de supériorité). On se demande, à vrai dire, comment les responsables d'Avignon ont pu programmer une version française de ce spectacle avec les acteurs néerlandophones qui l'ont créé : certains acteurs ont des problèmes avec le français, notamment l'excellente Erna de Yonina Spijker, et on aurait très bien pu supporter une version surtitrée.
Mais passons : si le spectacle n'est pas forcément le plus beau travail de Johan Simons, on y retrouve son talent remarquable pour faire naître l'émotion du trivial (en plein accord, d'ailleurs, avec la pièce), de manière subreptice. Le travail minimaliste des acteurs, bien loin du sentimentalisme niais et bruyant dont Emmanuel Demarcy-Mota (autre pontife pontifiant typiquement français) avait nappé ses propres acteurs (j'en avais parlé ici) pourrait donner l'impression au spectateur français qu'il ne se passe rien, mais l'émotion travaille toujours en sourdine dans la scénographie volontairement voyante de Bert Neumann. L'espace scénique est barré d'un gigantesque Enjoy, tantôt clinquant, tantôt éteint mais alors plus menaçant peut-être encore : plaisir, divertissement, entertainment avant tout, et surtout, surtout, ne pas réfléchir : cet impératif rabâché dans la pièce par la pauvre Caroline est toujours d'actualité aujourd'hui (mais non, je ne parle pas de Mireille). On ne saurait trop souligner à quel point Johan Simons travaille en moraliste, et à quel point le clinquant du spectacle (y compris celui d'une musique vraiment à deux sous) ne vaut que pour le regard aiguisé et triste que lui porte le metteur en scène.

Pendant ce temps, le Théâtre Sylvia-Monfort, sous une nouvelle direction, invite un autre metteur en scène européen de premier plan, Alvis Hermanis : la pièce s'appelle Sonia, elle est en russe surtitré, et elle raconte l'histoire d'une fille stupide à qui des plaisantins vont inventer un amoureux épistolaire pour se venger d'un impair qu'elle a commis. On est aux environs de 1940 : bientôt vient le blocus de Leningrad, et l'affaire prend un tour tragique. Jouée par deux hommes - deux cambrioleurs d'aujourd'hui pénétrant dans l'appartement intact de Sonia, l'un racontant, l'autre jouant la pauvre Sonia -, la pièce est d'une grande qualité, mais souffre du jeu trop limité des acteurs, "Sonia" gardant sur son visage la même mimique pendant tout le spectacle. Mais le dispositif très ingénieux et la maîtrise du temps théâtral, en plus de la qualité de l'histoire, font que le spectacle mérite d'être vu. On regrette simplement que la nouvelle direction du théâtre ait pris des risques financiers inconsidérés en programmant cette pièce pendant près de 3 semaines (jusqu'au 8 octobre).

Mais ce n'est pas tout : bientôt viendront Krzysztof Warlikowski avec (A)pollonia (autre spectacle avignonnais - Bobigny, en novembre), Michael Thalheimer (Colline, un théâtre qui ne peut que s'améliorer avec l'arrivée de Stéphane Braunschweig en remplacement d'Alain Françon), Frank Castorf (Odéon, pour Kean), une rétrospective Lev Dodin (Bobigny) et bien d'autres. Impossible de tout voir, mais cela fait du moins oublier la médiocrité du théâtre français...



*Certes, l'Orchestre de l'Opéra, parfois... Et, bien sûr, le mythique Ensemble Intercontemporain, mais c'est une autre histoire.
**Et on ne saurait manquer un invité discret mais talentueux : l'ancien orchestre du "Südwestfunk", aujourd'hui appelé SWR-Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, qui vient le 15 novembre à la Cité de la Musique pour un programme contemporain comportant notamment la création des Nouveaux Messages de Kurtág)...
*** Remarquons l'à-propos des programmateurs de Nanterre, qui programment cette pièce se déroulant intégralement à la célèbre Oktoberfest, appelée en français Fête de la Bière de Munich au moment même où l'édition actuelle de la fête se termine...

samedi 19 septembre 2009

Après Mireille - ou Nicolas Joel en savant fou

Promis : après ce message, on ne parle plus de Mireille sur ce blog (pour ceux qui viendraient après la bataille, les deux messages qui en parlent sont ici et ). Du reste, je ne vais parler du spectacle lui-même, mais plutôt des conséquences.

Le verdict est sans appel : c'est par un échec majeur que le nouveau directeur de l'Opéra de Paris a commencé son mandat. Inutile de faire une revue de presse : en France comme en Italie, en Allemagne comme en Belgique ou en Angleterre, les commentaires sont divers sur les mérites de l'oeuvre (souvent, à vrai dire, les journalistes préfèrent ne pas se mouiller à ce sujet) et de l'interprétation musicale, mais sur la mise en scène de Nicolas Joel, le verdict est unanime quoique varié dans ses expressions : qui est déçu, qui abattu, qui outré, qui rigolard - le mythe de sa grande notoriété internationale, colporté par Nicolas Joel lui-même, en prend ici un sérieux coup.

On pourra toujours gloser sur cet échec, considérer, comme l'a fait l'insupportable populiste Alain Duault*, que les huées de la première étaient l'oeuvre d'une "cohorte de snobs" ; que la critique n'a de valeur que quand elle va dans le sens du poil ; que c'est un accident de parcours, ou que sais-je.
Un fait reste : en faisant de cette première, télévisée et survendue, un manifeste de ce qu'est l'opéra selon Nicolas Joel, c'est lui-même qui a donné à ce spectacle une importance indue. C'est ce manifeste qui est tombé lundi soir avec le spectacle, faisant peser une grave hypothèque sur la réputation nationale et internationale de l'Opéra de Paris.

Nicolas Joel, du reste, ne s'y est pas trompé : lui qui a fait tout son possible pour se démarquer de son prédécesseur s'est précipité à L'Express pour déclarer qu'il voudrait reprendre le Don Giovanni mis en scène par Michael Hanecke et le Tristan voulus tous deux par Gerard Mortier, deux productions qui plus est très emblématiques de l'exigence scénique de Mortier, à mille lieues de la pauvre Mireille. Comme c'est étrange : il suffit d'une bonne gifle pour qu'on inverse la vapeur - par récupération, à vrai dire, pas par création propre, point trop n'en faut. Dans cette manière de naviguer à vue, on retrouve ce qui fait de Nicolas Joel le directeur de l'Opéra idéal pour le règne de Nicolas Sarkozy, ce qu'on savait déjà par la volonté réactionnaire qu'ils ont en commun.

Mais Nicolas Joel oublie une chose : c'est qu'aligner des productions sur le papier ne suffit pas à faire vivre une maison. Il aura, je crois, encore bien des occasions douloureuses (pour lui et, hélas, pour le public mortifié) pour l'apprendre.

*Dont, charmes du journalisme à la française, l'épouse Nicole Duault - qu'on ne qualifiera certes pas de journaliste...- a pondu la seule critique élogieuse du spectacle...

PS : Je conseille à ceux qui défendent cette Mireille d'aller voir au château de Versailles l'exposition consacrée à Xavier Veilhan : même superficialité mondaine, même volonté de ne surtout parler de rien, même caractère d'art officiel. C'est vraiment très mauvais, ça vous plaira.

jeudi 17 septembre 2009

Encore Mireille

J'ai développé d'une façon différente mes réflexions sur le spectacle d'ouverture du mandat de Nicolas Joel, après un premier message plus construit mais moins développé sur ce blog, sur le forum ODB auquel je reste fidèle, vu les crises à répétition dont sont victimes les forums lyriques (la déchéance d'Opera Giocoso, un moment beaucoup plus sympathique, est particulièrement triste - une relance un peu tabula rasa récemment va peut-être changer les choses). Comme je suis écologiste dans l'âme, je recycle ici (le ton est celui d'un forum de discussion...) :

1. L'œuvre
Des chefs-d'œuvre ignorés, il y en a beaucoup, dans le XIXe siècle français comme ailleurs. Tous ont vocation à être rejoués un jour, mais cela ne signifie pas qu'on va accepter comme ça, sans examen, toute résurrection.
Croire tenir avec Mireille un de ces chefs-d'œuvre ignorés me laisse pantois. Si je n'ai qu'une estime très tiède pour Gounod, je ne déteste pas Roméo et Juliette, divertissant et correctement construit - plus que Faust, qui affadit considérablement la pièce de Goethe.

Mireille, c'est tout autre chose. Adaptée d'une source littéraire de second ordre par rapport à Shakespeare ou à Goethe, elle est victime tout d'abord de son livret, qui se limite à une succession de péripéties sans nécessité : le rôle d'Ourias ne sert à rien, puisqu'il n'est même pas fichu de tuer correctement Vincent (et on a l'impression que l'irruption de ce passeur fantomatique est surtout une solution commode pour se débarrasser de lui) ; et le livret ne sait trop sur quel pied danser, entre la légèreté inoffensive du début, le fantastique de l'acte III, et les bouts de tragédie pas très crédibles; ajoutons à cela le fait que le chœur vient et s'en va juste quand on a besoin de lui : sa présence à la fin du 2e acte est visiblement uniquement destinée à faire monter la sauce du finale et n'apporte strictement rien dramatiquement.

Bien sûr, on me dira : et la musique ? Elle offre, hélas, le même caractère de patchwork bancal que le livret. On passe d'un folklorisme pas très profond (comparez à ce que fait Rameau de ces mêmes danses provençales, ou au travail de Dvorak sur les danses slaves!!!) à du pathos de roman de gare, puis à de grands ensembles dont on sent bien qu'ils s'inspirent d'un modèle mozartien, mais à qui manquent la nécessité musicale et dramatique interne : c'est l'exact inverse de son modèle le plus direct, le finale de l'acte II des Noces, avec sa spirale irrésistible. Comment peut-on étirer autant le final de l'acte II, alors que les positions des personnages changent si peu, qu'il n'y a pas de développement de l'histoire ? On tourne en rond pendant plus de dix minutes, l'acte devient complètement inconsistant entre l'interminable farandole et ce finale.
Quant au grand air de Mireille dans la Crau, il m'a fait bizarrement penser à l'air d'Ann dans The Rake's progress, autre exemple d'air "méta-mozartien": là où Stravinsky joue avec succès sur la corde raide entre parodie délicatement ironique et expressivité, il y a dans l'air de Gounod un caractère purement formel, imitatif, mécanique, et on sait où on va depuis le début de l'air. Qu'il y ait quelques moments plus réussis, soit, mais cela ne suffit pas à faire oublier la grande maladresse du reste.

Une dernière chose: le caractère provençal de la chose. Il faut beaucoup de naïveté pour prendre au premier degré cette Provence. L'œuvre, écrite à Paris par un compositeur 100 % parisien et un librettiste né à Besançon, mais parisien depuis ses 19 ans, pour un public purement parisien, représente la Provence un peu à la façon dont le bon Noir Banania représente l'Afrique : comme un cliché exotique pour public en mal de dépaysement, et dans la perspective centralisatrice qui est celle du Second Empire comme plus tard de la IIIe République. C'est un processus de digestion, certainement pas la reconnaissance d'une culture à part entière. Les Provençaux, ici, sont des Hurons qu'on observe avec attendrissement...


2. La mise en scène
Halte aux procès d'intention : ce qui se joue ici, ce n'est pas une lutte du Regietheater (qui n'existe de toute façon pas) et de la mise en scène traditionnelle à la Zeffirelli. Des mises en scène classiques et réussies, cela existe: on peut penser récemment aux Noces de Figaro époustouflantes de David McVicar au Royal Opéra (DVD Opus Arte), où chaque détail est pensé tout autant que la longue distance, avec humour et fantaisie.
On ne demande ici ni Marthaler, ni Warlikowski (dont on est fort capable de reconnaître aussi les échecs, et qui ont mieux à faire que de mettre en scène Mireille) : mais on demande ici le bagage minimal du metteur en scène classique, un savoir-faire technique, un travail en profondeur sur la direction d'acteurs, un sens du rythme, toutes choses qui manquent ici cruellement. Le savoir-faire, oui: peut-on imaginer manière plus sotte de mettre en scène la mort de Mireille qu'en lui faisant grimper un escalier absurde vers une croix étique placée sur une colonne fort ventrue ? On espère que Nicolas Joel corrigera cette erreur manifeste lors des représentations suivantes, mais elle est représentative des maladresses insignes du spectacle. Autre incapacité purement technique : l'utilisation du plateau, laissé nu par la relégation du décor en fond de scène (on aurait pu se dispenser de le construire, de simples diapos auraient fait à peu près le même effet) : dès lors que deux personnages sont seuls en scène, ils se retrouvent perdus sans autre ressource que les mouvements stéréotypés du chanteur d'opéra abandonné à lui-même. Quant au "truc" (certainement très coûteux) qui représente l'engloutissement d'Ourias, ce toboggan menant vers les dessous, c'est un gag qu'on espère volontaire...
Les décors, ici, sont en effet un lourd handicap. Ils ne délimitent pas un espace de jeu, ils se contentent d'indiquer les lieux de l'action tout en l'emprisonnant dans l'anecdotique. Le décor du fleuve est d'une laideur absolue : comment ce plastique bleu incliné et mal éclairé peut-il prétendre faire penser à de l'eau ? Une telle maladresse laisse pantois de la part d'une personne aussi expérimentée qu'Ezio Frigerio. De même, la longueur indue des changements de décor est un handicap majeur pour le spectacle, qui a besoin de deux entractes et d'un bon nombre de précipités pour arriver à terme : ceux qui n'ont vu le spectacle qu'à la télévision (je doute que beaucoup aient tenu jusqu'au bout) n'ont sans doute pas conscience que ces 140 minutes de musique ont duré en tout 210 minutes !


3. L'interprétation musicale
Je ne développerai que brièvement : il faut souligner les grandes qualités de Charles Castronovo, à la fois très délicat et doté d'une projection très claire et très efficace. J'aime bien aussi, cette fois, Amel Brahim-Djelloul, avec sa voix très présente et convaincante; moins Anne-Catherine Gillet, qui m'avait fortement déplu en Micaëla et m'indiffère ici. Sur l'Ourias de Frank Ferrari, tout a été dit : son personnage n'est déjà pas bien subtil, mais ce n'est pas une raison... Quant à Inva Mula, comme dit Machard, elle "joue vieux", mais elle "chante vieux" aussi : la voix trahit souvent l'effort sans qu'elle parvienne à tirer parti de cet effort à des fins expressives; il y a certes une certaine fraîcheur dans cette voix, mais, si j'ose dire, une fraîcheur défraîchie : un bouquet séché là où on attend des fleurs des champs (je suis en veine de métaphores à deux sous, ce matin! Je devrais me faire librettiste d'opéra). Tous les passages techniques sont traités avec le plus grand sérieux, mais avec aussi une grande prudence qui donne à tout cela un air très mécanique. La voix est (en bonne partie) là, mais la musicalité n'est pas loin de manquer autant que le sens du théâtre... et que la diction!
Quant à Minkowski, j'ai du mal à me prononcer. Je serai en tout cas moins sévère que certains; je ressens un certain malaise à l'écouter, mais je trouve aussi certaines sonorités intéressantes. Ce qui pose problème, entre autres, c'est la brutalité de certains passages qui en soulignent le caractère franchement pompier...


PS: J'ai oublié de dire que j'avais eu une bonne idée pour faire des économies à l'Opéra: tant qu'à faire qu'à monter des immenses chefs-d'œuvre du répertoire français Rolling Eyes , on n'a qu'à monter Thaïs : on peut réutiliser les décors tels quels, il n'y a qu'à en ajouter un ou deux pour compléter. C'est censé être la Provence, mais ça peut aussi bien être l'Egypte (ou si besoin ma Lorraine, on a aussi des champs de blé, des vieux murs et plusieurs cours d'eau)...   

mardi 15 septembre 2009

Heidi sans les Alpes : Mireille de Gounod à l'Opéra Garnier

Il faut bien commencer par quelque chose : Nicolas Joel a choisi Mireille de Gounod, dans sa propre mise en scène, pour débuter son mandat de directeur de l'Opéra National de Paris. Grand moment médiatique, en présence du momifié ministre de la Culture et surtout de la Communication (parce que la culture, face à TF1...), et sous les yeux des caméras, qui retransmettaient en faux direct (donc en vrai différé) sur France 3, qui croit ainsi assumer une mission culturelle.
Chronique d'un naufrage annoncé? J'avais pris la peine d'écouter plusieurs fois l'œuvre après l'annonce de la nouvelle saison au printemps, et j'en avais tiré l'impression d'une bluette inoffensive, sentimentale, assez plate, avec un livret très niais. Qualificatifs qui, à l'écoute en salle, se sont tous avérés, sauf un : bluette niaise, certes, mais pas inoffensive. Au contraire, cela fait beaucoup, beaucoup de bruit, avec de grands effets dramatiques qui font parfois l'effet d'un coup de tonnerre dans un ciel radieux (de Provence), tant ils interviennent au beau milieu d'un océan d'inanité. Le grand final du 2e acte est l'épitomé de l'œuvre : un quart d'heure (au moins en durée subjective, voire plus) où il ne se passe rien, où les positions des personnages restent exactement les mêmes, mais où des mini-rebondissements à répétition croient relancer l'action sans parvenir à rien d'autre qu'à augmenter le volume sonore. Quant au livret, un seul très court extrait suffira :

Un père parle en père,
Un homme parle en homme.

Voilà de fortes maximes, dont on peut dire qu'elles résistent haut la main à toute tentative de parodie.

DSCF2508
[je ne sais plus si j'ai déjà publié cette photos de l'une des nymphes à grosses cuisses situées au-dessus de la 4e loge d'avant-scène de Garnier...]

Choisir de donner cette œuvre en ouverture de saison, est un acte idéologique : il s'agit de revenir sur l'évolution du monde lyrique de ces cinquante dernières années, qui a condamné des œuvres comme Mireille à un juste sommeil ; il s'agit de mettre en avant une identité française d'abord ; il s'agit aussi de revenir sur la valorisation des œuvres lyriques de haute valeur musicale (Wagner, Pelléas, Le Château de Barbe-Bleue, Berg...) au détriment d'un répertoire traditionnel plus fondé sur les voix. Les huées virulentes qui ont accueilli le metteur en scène-directeur laissent entendre qu'il aura du mal à convaincre le public parisien, pas aussi ouvert que l'aurait espéré (à tort) Gerard Mortier, mais pas aussi conservateur que ne le croyait Joel.

On sera peut-être surpris que je ne parle pas plus de la mise en scène de M. Joel. Pour moi, le choix de l'œuvre est le crime majeur, la mise en scène et le choix des chanteurs n'est qu'un appendice. M. Joel fait des mises en scène classiques, on le sait : le problème ici n'est pas qu'il s'agit d'une mise en scène classique, mais qu'il s'agit d'une mauvaise mise en scène classique, d'une mauvaise mise en scène tout court : le plateau est terriblement nu dès que le chœur, qui l'occupe au lever du rideau, le quitte pour laisser les personnages principaux à leurs occupations, puisque le décor n'occupe qu'une bande en fond de scène (le décor du désert de la Crau se réduisant à une toile jaune pâle sur laquelle un projecteur dessine un soleil), et les côtés de la scène sont occupés par des portants sans rapport avec le décor. La direction d'acteurs se limite au tout premier degré : il n'y a pas de personnages, pas de relations entre les personnages : quel genre d'amoureux sont Mireille et Vincent ? Tendres, folâtres, plus réservés, joueurs, sérieux, lyriques ? On n'en saura rien. Le travail n'est pas digne d'un professionnel, les entractes et précipités interminables nécessités par ces décors d'atelier théâtre de lycée aggravant encore l'impression d'ennui.

D'autant que la distribution est plus convenable que convaincante : l'excellent Charles Castronovo en Vincent sort résolument du lot, comme, dans un rôle plus secondaire, Amel Brahim-Jelloul qui me convainc pour la première fois. La voix étrange de Sylvie Brunet, qui en fait une Carmen détestable, n'est pas si mal employée ici, et le vétéran Alain Vernhes, dont les limites sont quand même franchement audibles, reste très correct. Les gros problèmes, outre le chœur dont on ne parle plus, sont donc représentés par Frank Ferrari et par Inva Mula, problèmes très différents l'un de l'autre.
Le problème de Ferrari est vite exprimé: un chant fruste, mal maîtrisé, manquant de musicalité, dépourvu de toute possibilité d'interprétation. Mlle Mula, elle, est un cas à la fois plus supportable et plus grave : voilà une voix, certes un peu vieillie désormais, qui a une certaine fraîcheur et une technique incontestable, avec des couleurs, des ports de voix, des piani tant qu'on en veut. Mais si la chanteuse se défend, l'artiste, l'interprète est fantomatique : les effets techniques sont terriblement mécaniques, la diction se défait au cours de la représentation, et le personnage est comme mort : comme une version de concert avec une chanteuse qui aurait découvert la partition la veille et ne peut faire plus que chanter les notes - cela ne suffit pas, et de très loin. Passons sur son jeu scénique : avec un aussi mauvais directeur d'acteurs, elle a des excuses. Le moment où, à la fin de l'opéra, elle monte en pleine agonie vers la croix des Saintes fait partie des moments les plus ridicules qu'il m'ait été donné de voir depuis que je vais à l'opéra.

Tout ceci ne serait pas bien grave si cela ne contribuait à donner de l'opéra en général et de l'Opéra de Paris en général l'image d'un spectacle de vieux, pour les vieux, nostalgique et bien propre sur soi (encore que les costumes-cravate sont décidément en voie d'extinction, même pour une telle première), alors qu'il n'y a rien de plus moderne, de plus transgénérationnel (comme on dit), de plus vivant, de plus intranquille que l'opéra...


Marc MinkowskiDirection musicale
Nicolas JoelMise en scène
Ezio FrigerioDécors
Franca SquarciapinoCostumes
Vinicio CheliLumières
Patrick SégotChorégraphie
Patrick Marie AubertChef du Chœur

Inva Mula Mireille
Charles Castronovo Vincent
Franck Ferrari Ourrias
Alain Vernhes Ramon
Sylvie Brunet Taven
Anne-Catherine Gillet Vincenette
Sébastien Droy Andrelou
Nicolas Cavallier Ambroise
Amel Brahim-Djelloul Clémence
Ugo Rabec Le Passeur

mardi 8 septembre 2009

Journal salzbourgeois - Samedi 22 août : final mozartien

Troisième rendez-vous cette année avec la toujours très attachante série des Mozart-Matineen : on regrette que l'impulsion initiale qui était celle de leur créateur Bernhard Paumgartner, faire découvrir des œuvres mal connues de Mozart, ne soit plus vraiment à l'ordre du jour; du moins aura-t-on pu découvrir ce matin un jeune chef encore peu connu, Robin Ticciati, qui a un sens mozartien plus qu'intéressant. Même une oeuvre aussi rebattue que la symphonie KV 550 (la célèbre "Quarantième") trouve une fraîcheur d'approche qui est certes la marque de fabrique des Mozart-Matineen, mais qui doit beaucoup ici à l'approche à la fois libre et très réfléchie du jeune chef. Le concerto pour hautbois en première partie avait moins convaincu, en partie à cause du soliste François Leleux, trop démonstratif (ces cadences interminables...), cela dit accueilli par d'inexplicables ovations.

L'après-midi, retour à la Haus für Mozart et à Claus Guth : ses Noces de Figaro sont trop connues pour que j'entre dans les détails : production agréable, avec son ange factotum finalement rejeté par ceux dont il modelait la vie, qui partent vers un monde de raison et de désillusion... Musicalement, Daniel Harding a hélas un peu perdu de sa fougue, et sa lecture est un peu trop sage (c'est bien mieux en place que pour le Don Giovanni de de Billy, mais moins présent qu'Adam Fischer hier) ; mais avec une distribution capable, le résultat musical est nettement supérieur aux autres représentations mozartiennes récentes du festival : on retrouve avec plaisir la Comtesse somptueuse de Dorothea Röschmann (une très grande chanteuse, qui n'est pas au premier plan médiatique en raison de sa discrétion) et le Comte de Gerald Finley, avec une voix bien projetée, richement timbrée et dramatiquement efficace ; à leurs côtés, le Figaro de Luca Pisaroni est à la hauteur des espérances qu'on a depuis longtemps dans le développement de cet excellent chanteur, ce qui n'est pas le cas de la Suzanne un peu absente de Marlis Petersen, qui manque un peu de fraîcheur et de puissance, tandis que Katija Dragojevic est la bonne surprise de cette distribution : voix assez claire, bien formée et bien maîtrisée, une mezzo à suivre.

Après plus de vingt spectacles, il est désormais temps de quitter Salzbourg pour retrouver bientôt la saison 2009/2010 à Paris et ailleurs : sans surprise, Salzbourg reste un lieu magique pour qui aime les arts vivants dans toute leur variété (sauf la danse, hélas) - à condition d'aller voir le moins d'opéra possible et de savoir aimer le théâtre et d'avoir un appétit insatiable de concerts. Rien que pour le concert de Thomas Quasthoff, le festival continue à avoir sa justification artistique.

dimanche 6 septembre 2009

Journal salzbourgeois - Vendredi 21 août : Il faut bien un peu de Mozart

La fin de séjour salzbourgeois s'annonce mozartienne : Così fan tutte ce soir, Mozart-Matinee demain matin, Noces de Figaro demain après-midi.

Le metteur en scène des deux opéras est le même. Claus Guth avait créé en 2006 cette production des Noces, qu'on connaît par le DVD ; le succès avait conduit Jürgen Flimm à lui demander de continuer un cycle des trois Mozart-Da Ponte, qui sera d'ailleurs repris en entier en 2011. L'an passé, son Don Giovanni avait été, au mieux, une demi-réussite, gâchée par une direction musicale inepte (Bertrand de Billy) et surtout par un traitement assez arbitraire de l'oeuvre, surchargée de petites idées de mise en scène jamais totalement idiotes, mais qui semblaient occuper le terrain les unes après les autres de façon parfaitement arbitraire, parfois en totale contradiction. Ce Così, c'est la même chose en pire : l'arbitraire de ces incessantes idées est ici systématisé, affirmé, revendiqué, à la façon d'un importun qui tient à vous raconter en détail une histoire que vous n'avez pas envie d'entendre même en abrégé.
L'une des caractéristiques les plus agaçantes de cette production faite pour plaire aux goûts primitifs du public mondain (non sans succès) est sa vulgarité. Les clowneries de Patricia Petibon en Despina sont d'autant plus agaçantes qu'elles nuisent largement à sa ligne vocale, et faire de Don Alfonso une sorte de magicien deus ex machina est une idée au fond banale qui à force d'être martelée sans finesse finit par agaçer puissamment (Bo Skovhus, vocalement banal, est en outre un comique bien pesant).
Musicalement, le résultat n'est pas beaucoup moins médiocre. Adam Fischer, dans la fosse, obtient des Viennois un résultat un peu plus vivant que de Billy dans le Don Giovanni de l'an passé : rien d'exceptionnel, mais une bonne représentation tout de même. La distribution, elle, est plus contrastée : je ne reviens pas sur les réserves suscitées par les deux manipulateurs (Bo Skovhus n'a jamais été un grand chanteur...). Pour le reste, le bon côtoie le moins bon : Miah Persson est une Fiordiligi nettement insuffisante, perdue dans son grand air Per pietà et peu percutante ailleurs. Quant à Topi Lehtipuu, qui remplace sa doublure Joel Prieto à qui cette représentation avait été confiée, il est en bien piètre forme : peu idiomatique, peu souple, il ne parvient pas à construire son personnage et semble souffrir tout au long de la soirée. Johannes Weisser, en Guglielmo, est vocalement beaucoup plus à l'aise ; un peu plus de présence aurait été souhaitable, mais sa transparence est presque un soulagement face aux importuns Skovhus et Petibon. La seule chanteuse à n'appeler que des lauriers est donc l'interprète de Dorabella, Isabel Leonard, peu connue en France, dotée d'une voix chaleureuse et d'une grande musicalité : reste à espérer qu'elle rencontre des metteurs en scène plus intelligents que Claus Guth pour développer encore son approche du personnage.
Le bilan lyrique de cette édition du Festival est encore une fois bien mince : on a du mal à se croire à Salzbourg en supportant cette pesante soirée...

mardi 1 septembre 2009

Journal salzbourgeois - Jeudi 20 août : Théâtre du matin au soir

Même à Salzbourg, on peut être en manque de spectacle : ainsi, pour occuper la matinée, on a recouru à un DVD:
"Bute l'Européen! Bute-le! Bute-le! Bute le! Bute-le! Bute-le à fond!"
Paul Scheerbart, "Indianerlied"/"Chanson indienne " tirée de Kater-Poesie (Poésie du matou - ou plus probablement de la gueule de bois)

Sous ce titre grandiloquent et brutal (mais remontant à un recueil de poèmes publié en 1909), le Suisse Christoph Marthaler avait créé en 1993 un spectacle burlesque et infiniment triste, plein à ras-bord de toutes sortes de musiques (Schubert, l'hymne de la RDA alors tout juste défunte...), y compris un authentique hymne religieux remerciant le Seigneur pour tout et n'importe quoi, dont la niaiserie originelle (Merci pour mon travail, merci, Seigneur, je te remercie de ce que je peux te remercier) donne lieu à un moment de drôlerie infinie. Le DVD, tourné lors de la dernière du spectacle en 2007 (et assez primitivement réalisé) n'est pas surtitré, ce qui nécessite une certaine connaissance de l'allemand (encore qu'une bonne partie du spectacle est non-verbale, et ce qui y est dit n'est pas capital) : pour qui aime vraiment le théâtre et veut étendre sa connaissance du travail d'un grand artiste (en attendant la parution indispensable de sa magnifique Traviata, et en oubliant ses Noces de Figaro vulgaires et banales), l'investissement - modeste - se justifie pleinement.
(une bonne nouvelle au passage: Christoph Marthaler sera l'artiste invité du prochain Festival d'Avignon...)

Ce jeudi soir, théâtre toujours, dans une perspective bien différente : là où, chez Marthaler, pièce et spectacle ne font qu'un, Andrea Breth, elle, se confronte avec prédilection aux grands chefs-d'œuvre de la littérature (un Don Carlos de Schiller, que je n'ai pas encore vu, est notamment disponible). En 2008 à Salzbourg, c'était une adaptation de Crime et Châtiment de Dostoievsky qu'elle avait réalisé : repoussant l'adaptation trop succincte qui lui était proposée, elle avait réalisé elle-même une ample adaptation de près de cinq heures. Le spectacle était suffisamment impressionnant pour qu'on souhaite le revoir cette année, puisque le festival a eu la bonne idée de reprendre ce spectacle qui avait rempli les caisses (sans pourtant décider la télévision autrichienne à le filmer, hélas). On restera longtemps hanté par la voix traînante de Jens Harzer, comme par sa silhouette courbée, bonnet sur la tête.
La pièce dure plus de quatre heures, hors entractes : malgré sa longueur, il n'y a pas ici de dimension proprement épique, mais un exceptionnel travail de détail pour décrire la manière dont le monde tourne autour de cet individu étrange qu'est Raskolnikov. S'il y a identification avec ce héros incertain, plus transparent que sympathique ou pitoyable, c'est dans le dégoût de soi, dans cette façon étrange qu'il a de voir le monde bouger autour de lui sans voir le sens de tous ces mouvements. Du grand théâtre, bien différent de Marthaler...

Entre-temps, un peu de musique tout de même : dans le cadre d'un assez nébuleux Young Singers Project, six jeunes chanteurs bénéficient d'une trop brève masterclass avec rien moins que l'une des plus grandes chanteuses du siècle passé, Christa Ludwig, 81 ans, en pleine forme, et qui chantonne à quelques reprises avec une voix où on reconnaît parfois encore un timbre qu'on a tant écouté. Certains chanteurs (on ne donnera pas de nom) sont vraiment remarquables, d'autres n'ont pas de grandes perspectives devant eux ; ce qui est étrange dans l'exercice, c'est qu'on ne comprend guère les critères selon lesquels l'enseignante distribue lauriers et critiques aux uns et aux autres : un Comte des Noces beugleur est ainsi décrit comme parfait, une remarquable mezzo semble beaucoup moins satisfaire. Au fond, ce qu'on tire de plus sûr de ce genre d'exercice, c'est qu'on n'a pas vraiment besoin d'être là...

dimanche 30 août 2009

Journal salzbourgeois - Mercredi 19 août : Rien, ou presque

"Mardi 14 : rien". On connaît ces mots succincts du journal de Louis XVI concernant le mois de juillet 1789. On serait tenté de recourir à la même concision pour parler du concert de musique de chambre donné par Denés Varjon, Steven Isserlis et Joshua Bell au Mozarteum. Weber, Mendelssohn et Schumann n'y font rien : la musique de chambre est un genre trop exigeant pour que la médiocrité y soit supportable. Le problème, ici, porte un nom : Steven Isserlis, qui prend des poses inspirées pour ne faire que napper le jeu de ses partenaires d'un souffle sonore qui déséquilibre constamment la pâte sonore. Inutile de s'étendre : dans ces conditions, la musique n'a plus de sens. Entre ce concert, celui du quatuor Belcea (très supérieur au demeurant) et ceux du quatuor Emerson (spécialiste d'une sorte de brillante vacuité), la musique de chambre est à Salzbourg un chef-d'œuvre en péril.

jeudi 27 août 2009

Journal salzbourgeois - Mardi 18 août : Thomas Quasthoff ou pourquoi on peut encore aimer le Festival de Salzbourg

La vague de critiques, largement due à la direction calamiteuse de Jürgen Flimm, qu'essuie cette année le Festival de Salzbourg, le sentiment qu'on a de devoir naviguer au milieu d'écueils dangereux et pas toujours très discernables pour construire une sélection personnelle qui tienne la route, la désagréable atmosphère de sponsorisation à outrance et de vulgarité que peut dégager le public trop riche pour être honnête, tout cela pose de temps en temps à se poser la question : mais que vient-on donc faire là ?

Ce Liederabend exceptionnel a donné la réponse, discrètement, sans élever la voix, mais avec une fermeté implacable : parce qu'on peut parfois encore y entendre de la musique à un niveau inégalable.
Mais avant d'en venir au chant, parlons de déclarations verbales : Thomas Quasthoff parle toujours à un moment ou à un autre de ses concerts, avec humour et caractère. Cette fois, c'est au moment des bis qu'il s'est adressé au public, et ce qu'il a dit mérite grandement d'être rapporté. Une déclaration quelque peu polémique, pour déclarer qu'il espérait que, après deux intendances (depuis le départ de Mortier, donc), le Lied recevrait enfin, après 2009, la considération qui lui était due - applaudissements évidemment abondants du public en retour; et comme un spectateur ajoutait "Surtout de cette qualité" (nouveaux applaudissements)", il a répondu, avec accent berlinois, qu'il venait volontiers ici... Et on ne peut que souhaiter, en effet, que le Lied redevienne une marque de fabrique du festival, avec l'exigence peu glamour qui fait la valeur du genre.

Après son premier bis, et pour annoncer le second, Quasthoff a fait remarquer que son programme jusqu'ici avait été bien sérieux, "mais après tout, on ne vient pas à un Liederabend pour se caler confortablement dans son fauteuil et se divertir" : a-t-on tort de penser ici au récital Netrebko/Barenboim de la veille, ou au tour de chant de Mlle Petibon, venue faire le clown sur de la chansonnette française quelques jours plus tôt?

Mais on aurait tort de ne parler que de ces justes remarques. Thomas Quasthoff donnait ici son 4e Liederabend salzbourgeois; j'avais assisté à ceux de 2004 et de 2008, et manqué celui de 2007. Le risque de ce concert était donc de n'être qu'un numéro dans une série (avec comme particularité amusante que les 3 concerts que j'ai vus étaient dans 3 salles différentes, le Mozarteum, la Grande salle du festival, puis cette année la Haus für Mozart) : à l'inverse, c'est à un moment bouleversant, sommet de cette édition du festival, que les 1400 spectateurs ont eu la chance d'assister, avec une émotion palpable dans l'atmosphère.

Grâces en soient rendues, en partie, au programmateur des concerts à Salzbourg, Markus Hinterhäuser, qui a tenu cette année à des programmes originaux (je n'ai pas trouvé d'autres concerts de Quasthoff avec ce programme, visiblement conçu pour Salzbourg) et des accompagnateurs de haut niveau. Le programme commençait par les bien connus Rückert-Lieder de Mahler : dès le deuxième ou troisième Lied, on comprend ce qui est en train de se passer. La voix de Quasthoff est d'airain (beaucoup plus que lors du concert Brahms de 2008, qui avait suscité des inquiétudes), le piano de Lars Vogt d'une délicatesse de toucher qui rappelle l'admirable parcimonie de Wolf, sans la moindre tentation orchestrale, et l'entente entre les deux musiciens autour d'une intensité sans concession et sans fioritures est saisissante. Enfin, on retrouve un Mahler où la musique prime sur le décoratif façon Art nouveau, façon Klimt, qui le défigure trop souvent !
Les 6 monologues de Jedermann de Frank Martin qui les suivent sont de la même eau : le cycle appelle plus indispensablement encore la sobriété et l'intériorité, et ses 20 minutes paraissent un véritable défi pour le public : mais l'austérité assumée de la partition et l'art du chanteur en font un sommet expressif qui fait oublier le caractère un peu fabriqué de la pièce d'Hofmannsthal. Oui : l'austérité et l'expressivité ne sont pas une alternative ici, mais l'une est la jumelle de l'autre.

Après un entracte bien nécessaire pour se reposer d'aussi fortes émotions, Thomas Quasthoff entraîne le public vers un autre défi, celui d'une œuvre contemporaine inconnue de la très grande majorité du public (y compris, à ma grande honte, de moi - alors que Quasthoff l'a enregistrée pour Orfeo), Entsorgt de Reimann, pour baryton sans accompagnement : je regrette beaucoup de n'avoir pas eu le texte sous les yeux, mais la conviction du chanteur dans cette œuvre dont le titre laisse entendre qu'elle traite d'un homme à la dérive suffit à tirer profit de la musique pour elle-même : pis-aller, certainement, mais un tel pis-aller vaut bien mieux que tant de programmes de concert (sans parler d'opéra) où, même avec un esprit pénétrant et tous les moyens à sa disposition, on sent qu'à creuser trop profondément on risque de toucher le fond...

Arrivé à ce stade d'émotion, on en est presque à se demander comment on va encore pouvoir supporter l'écoute d'un des plus beaux cycles de tout le répertoire, les Quatre chants sérieux de Brahms : mais Thomas Quasthoff n'est pas Philippulus le Prophète, et sa prédication qui parle de mort sait aussi parler de paix, d'amour, d'espérance. Sérieux, certes ; parfois sombres, sans doute, mais d'une chaleur humaine qui réconforte, qui transporte autant qu'elle émeut. On en oublie presque de s'émerveiller de l'entente merveilleuse entre un chanteur exceptionnel et un pianiste à sa mesure, tant la musique parle comme par elle-même.

Un signe qui ne trompe pas : le public, pour une fois, ne s'enfuit pas après le premier bis, mais reste jusqu'au bout, marqué et ému. Comme le star-system et la comédie sinistre des sponsors paraissent alors loin.


PS : dans une interview américaine, Thomas Quasthoff raconte avec sa verve habituelle l'anecdote suivante à propos de Valery Gergiev :

"We met permanently at festivals and every time he said: ‘We have to work together.’ I said: ‘You know, work together means we have to have rehearsals,’"
Tout le monde le sait, mais qui ose le dire ainsi ? Quel dommage pour un chef si évidemment doué...

Journal salzbourgeois - Lundi 17 août : Le quatuor Belcea mieux qu'Anna Netrebko

Il n'y a pas que les stars, sur scène et dans la salle, au festival de Salzbourg : ce soir, ceux-là étaient au Grosses Festspielhaus pour le récital de Mme Netrebko, accompagné par le plus grand spécialiste mondial du cacheton, M. Barenboim: bien sûr, ça n'a aucun intérêt artistique, d'autant que le programme (des chansonnettes de Rachmaninov et Tchaikovski) est parfaitement anecdotique.
Il restait heureusement quelques mélomanes à Salzbourg, qui se sont réfugiés au Mozarteum, pour le concert du quatuor Belcea, qui faisait suite à leurs débuts en 2005. Comme c'est leur habitude, le XXe siècle vient y dialoguer avec les classiques du genre : ce sera donc Benjamin Britten qui viendra y représenter le siècle passé avec son 3e quatuor (1975). L'oeuvre, placée en milieu de concert, en est certainement le sommet : d'abord pour la valeur intrinsèque de cette oeuvre dense, élégiaque et tendue à la fois ; ensuite par la beauté de la sonorité de l'ensemble. Les deux autres quatuors au programme, eux, ont moins enthousiasmé : Haydn est pour moi la pierre de touche des quatuors ; loin d'être le musicien rococo, poli et divertissant, pour lequel certains continuent à le tenir (même si, en cette année bicentenaire, ils n'osent plus le dire), il est l'auteur d'une oeuvre incontournable dont les quatuors, avec les messes et les symphonies, sont sans doute la plus indispensable part. Rares sont les ensembles qui savent trouver le délicat équilibre indispensable : Keller, Mosaïques, Hagen (pour ne parler que des quatuors encore actifs), et peu d'autres (non, pas les Prazak!). Le quatuor Belcea ne s'en tire pas mal, mais cela manque encore beaucoup de fondu, de naturel, de sens du discours.
Pour Schubert (La Jeune fille et la mort), les choses sont plus complexes : le premier mouvement, très réussi, laisse espérer le meilleur, mais la suite n'est pas au même niveau, donnant l'impression que les musiciens, à force de vouloir montrer son talent, finissent par ne plus avoir la partition en main. Inutile de faire tant d'effets dans le mouvement varié : mieux vaudrait faire les bons ! Le final, lui, est échevelé, ce qui lui vaut l'approbation énergique du public : là encore, plus de retenue et plus de construction rendraient mieux service à la musique.

On a donc là affaire à un ensemble qui n'est pas sans qualités : mais c'est d'autres ensembles qu'on souhaiterait voir à Salzbourg, qui rendraient mieux justice à ce miracle méconnu qu'est la musique de chambre.

lundi 24 août 2009

Journal salzbourgeois - Dimanche 16 août - Le XXe siècle de Barenboïm, Boulez et… Riccardo Muti

Le vingtième siècle est à l’honneur le temps d’un dimanche : le matin – comme il se doit – visite aux Wiener, sous la direction d’un de leurs chefs préférés (qui n’est pas le mien, loin de là), Riccardo Muti, que l’intendant Flimm semble hélas considérer comme incontournable. Le responsable des concerts du festival, Markus Hinterhäuser, a raconté comment il a dû batailler pour convaincre Muti et les Philharmoniker, tous aussi conservateurs, d’oser mettre à leur programme une œuvre de Varèse, Arcana, qui pourtant est sans doute la plus aisément digestible, pour un tel orchestre, des grandes fresques symphoniques de Varèse. On aimerait avoir son appréciation du résultat : quelqu’un a dû dire à Muti que la musique « contemporaine » (!) proscrivait la sentimentalité, car le produit livré semble sorti du congélateur, sans élan, carré comme une marche militaire : la partition sans la musique, en quelque sorte. Le public, pas vraiment à la recherche de sons nouveaux, en ressort logiquement tout aussi congelé que l’œuvre ainsi ânonnée.

La suite du concert, étonnamment, se révèle beaucoup plus convaincante, avec l’ample Faust-Symphonie de Liszt (autre héros de cette édition du festival) : si le mouvement choral final, déjà souvent attaqué, ne semble guère défendable, le reste de la partition s’avère remarquablement construit, même si le prétexte programmatique est parfois un peu simpliste. Dans ce monde qu’ils maîtrisent beaucoup mieux, Muti et son orchestre réalisent un travail artisanal sans reproche : rien ne viendra mettre en évidence la modernité de la partition, bien sûr, mais les sonorités sont magnifiques à défaut d’être toujours portées par une pensée musicale profonde.

La suite de la journée est consacrée, avec des bonheurs divers, aux jeunes musiciens du West Eastern Divan Orchestra en musique de chambre. Un premier concert, l’après-midi, est entièrement consacré à la musique de Pierre Boulez, dont on connaît les liens avec le mentor de l’orchestre Daniel Barenboim. Ce dernier dirige d’abord Messagesquisse, pour violoncelle solo et six violoncelles : l’œuvre n’est pas, sans doute, la plus riche de Boulez, mais on se demande un peu si la légèreté de ce qu’on entend n’est pas un peu due tout de même à l’interprétation.

Suit alors Anthèmes I pour violon, remplaçant Anthèmes II qui joint au violon un environnement électronique et qui disparaît ainsi du programme. Qu’on se rassure, le spectateur n’est pas privé de sons électroniques pour autant : dans sa grande générosité, M. l’Intendant soi-même (pour une fois présent à un concert) y pourvoit lui-même grâce à la sonnerie de son portable. Merci beaucoup.

La victime de cet affront n’est autre que Michael Barenboim, premier violon de l’orchestre, qui montre avec aisance qu’il ne doit pas qu’à son nom d’occuper ce poste : l’interprétation est techniquement sans faille et musicalement très habitée.

Les jeunes musiciens sont rejoints ensuite par Pierre Boulez lui-même, qui avait assisté de la salle au début du concert et vient alors les diriger dans son chef-d’œuvre Le marteau sans maître. La tension est palpable chez les musiciens, le rendu pas forcément aussi parfait que celui des membres de l’Intercontemporain qui connaissent l’œuvre par cœur, mais on retrouve avec plaisir cette musique toujours fascinante, avec l’apport précieux d’Hilary Summers, l’interprète privilégiée de la partie vocale. Aux saluts, l’ovation du public se transforme en un hommage spontané au maître français malgré les efforts de celui-ci pour rester au second plan : l’émotion et la gratitude du public sont palpables.

Le soir, cette copieuse journée de concerts prend fin avec les mêmes interprètes que le concert précédent, dans un répertoire plus varié : le juvénile octuor pour cordes de Mendelssohn y est encadré par deux classiques du XXe siècle, la 1ère Symphonie de chambre de Schoenberg (très post-romantique et bien moins intéressante que la seconde) et le Concerto de chambre de Berg, ces deux dernières œuvres dirigées par Daniel Barenboim. L’octuor est joué très correctement, mais on aimerait, de la part de solistes d’un orchestre de jeunes, un peu plus d’élan juvénile. Dans les deux autres œuvres, la direction de Barenboim ne paraît pas produire un effet miraculeux : la symphonie est d’une appréciable homogénéité, le concerto de Berg plus difficile. Il est vrai que les deux solistes eux-mêmes sont tellement inégaux que cette œuvre magnifique en devient difficile à suivre : on retrouve avec plaisir le jeu remarquable de Michael Barenboim, mais le jeune pianiste palestinien Karim Said est largement dépassé par les exigences de la partition ; certains autres musiciens, en particulier les cuivres, montrent malheureusement qu’ils sont encore loin d’un niveau professionnel. La soirée en reste donc à un niveau plus sympathique qu’enthousiasmant : la générosité du projet humaniste du West Eastern Divan Orchestra ne saurait être mise en cause, et cela seul justifie amplement son existence ; mais, d’un point de vue strictement musical, on préfèrera en rester, en matière d’orchestres de jeunes, au splendide Gustav Mahler Jugendorchester qui, semble-t-il, viendra l’an prochain au Festival de Salzbourg.


Le site du Festival de Salzbourg

dimanche 23 août 2009

Journal salzbourgeois - Samedi 15 août : de Haydn à Dusapin

Retour le samedi matin dans une salle plus agréable, la belle salle du Mozarteum, pour une nouvelle Mozart-Matinee, consacrée cette fois entièrement à Haydn, avec un programme sortant de l’ordinaire : après la très courte symphonie Lamentatione (Hob. I:26), c’est le rare Stabat Mater qui occupe l’essentiel du programme, donné sous la direction du directeur musical du Mozarteumorchester, Ivor Bolton, entouré par l’excellent Arnold Schoenberg Chor et un quatuor soliste dont ressortent avec éclat la soprano Sandrine Piau et le ténor Joel Prieto. La première bénéficie d’une belle partition virtuose qu’elle met comme toujours en valeur aussi bien par la sûreté sans faille de sa technique que par un goût et un sens du style non moins infaillibles ; le second, en tout début de carrière, frappe par son aplomb, la justesse de sa déclamation et la richesse de son timbre. L’œuvre elle-même, sans avoir toujours la force innovatrice des messes tardives, justifie pleinement sa programmation, d’autant qu’Ivor Bolton maîtrise ici remarquablement les équilibres et les articulations.

Un court concert de musique de chambre, en écho à la programmation Varèse, clôt la journée, avec deux compositeurs français héritiers de l’intérêt de Varèse pour le son, interprétés par des musiciens de l’Ensemble recherche. La Musique fugitive de Dusapin paraît à vrai dire bien inoffensive face aux créations visionnaires de son aîné ; Vortex Temporum de Gérard Grisey est en revanche désormais un classique du répertoire de la musique de chambre d’aujourd’hui : poésie sonore, réduction des moyens et visions cosmiques tout à la fois. Dommage que la marginalité de ce concert ne lui ait attiré qu’un maigre public : malgré la qualité du programme et des interprètes, l’ambiance n’y était pas vraiment.

Journal salzbourgeois - Vendredi 14 août : Respect ? (Al gran sole carico d’amore)

Après quelques jours d’interruption, retour à Salzbourg pour une journée consacrée aux deux salles problématiques du festival, deux salles qui ont en commun d’être utilisables pour tout ce qu’on veut, étant donné que toutes deux ne sont propres à rien.

On peut donc faire de l’opéra à la Felsenreitschule, lieu étonnant marqué par un fond de scène constitué par des galeries en alvéoles creusées à même le rocher du Mönchsberg, à condition de tenir compte de son acoustique problématique, du manque de profondeur scénique, et de la forte pente d’une salle à la jauge finalement réduite. Et bien sûr, à condition de cacher précisément ce qui fait la beauté du lieu, à savoir le rocher et ses galeries…

Rejouer Al gran sole carico d’amore de Nono, dont l’intendant du festival Jürgen Flimm avait mis en scène la création scénique en 1978 était un véritable défi : non narrative, décrite par son auteur lui-même a posteriori comme « un grand éléphant de moyens, de tout : incroyablement limité », l’œuvre n’a que peu à voir avec la « society » que le festival aime tant mettre en avant (et ce sera pire encore avec M. Pereira) : qu’importe, on ira voir le manifeste d’extrême gauche de Nono en Audi VIP Shuttle – bien mal tourné qui y verrait une contradiction. Que quelques-unes des rares places bon marché soient qui plus est bloquées en raison de haut-parleurs trop généreux est ici d’une délicate ironie.

Disons-le sans détour : concernant le patchwork de textes utilisés comme le projet dramaturgique global de l’œuvre, on ne peut qu’être d’accord avec la critique de son auteur. Seule, ici, la musique vaut quelque chose, avec de très beaux moments surtout orchestraux : les Wiener Philharmoniker s’appliquent, sous la baguette experte et passionnée d’Ingo Metzmacher, tandis que parmi les solistes vocaux les moments de grande tension vocale ne manque malheureusement pas. Mais la faiblesse structurelle de l’œuvre n’a pas empêché Flimm de confier le bébé à une metteuse en scène, l’Anglaise Katie Mitchell, qui a effectué un travail sans doute considérable pour surcharger l’œuvre de vidéos en direct (des acteurs jouent des scènes dans de petites cases en bas à gauche, une équipe – bruyante – filme des images projetées à droite sur un vaste écran) et de bons sentiments.

En ces années 70 où l’œuvre a été créée, le vocabulaire politique était volontiers aussi bien poétique que vigoureux : on n’aurait alors pas hésité à qualifier de fasciste le travail de Mme Mitchell. Aujourd’hui que les idéologies sont, paraît-il, mortes, on est plus policé : on ne sait même plus si on a encore le droit de qualifier ce spectacle prétentieux d’insupportablement sentimental, naïvement technophile, d’un kitsch achevé, où l’héroïsation de l’individu animant les masses prend la place de toute vie collective. De l’élan généreux d’un Nono, et en même temps de l’échec tragique de ces idées généreuses (qui restent toujours plus sympathiques que celles de leurs adversaires d’hier et d’aujourd’hui), on ne sentira rien ici : ce qui reste, c’est une série d’images pieuses, d’une bêtise parfois affolante (les airs inspirés de « Louise Michel » !) et projetées artificiellement vieillies, comme un film muet d’autrefois dont tout doit souligner qu’il n’est pas actuel : images d’albums pour jeunes (ou vieilles) filles romantiques, quand il aurait fallu un coup de poing.

En ces temps où on parle à tort et à travers de respect des œuvres à l’opéra et au théâtre, il serait bon de souligner à quel point, ici, on a affaire à la plus ignoble des trahisons de l’œuvre, de son esprit, de son auteur, devant un public que Nono aurait sans doute à juste titre abhorré. La presse, rassurée de voir l’œuvre réduite à l’insignifiance, a adoré, et le public offre au spectacle un enthousiasme de commande (suivi aussitôt par un oubli profond) : c’est la règle du jeu pour toutes les œuvres rares, et c’est la force des puissants d’aujourd’hui que de pouvoir tout digérer, indifféremment.

Par contraste, le spectacle du soir est bien inoffensif, un sage Liederabend dans la mal nommée Haus für Mozart : réincarnation du triste Kleines Festspielhaus née en 2006, cette salle mal finie semble avoir toujours cherché le moindre effort pour donner l’impression du luxe, mais surtout rien d’autre que l’impression – et j’invite ceux qui aiment s’épancher sur les défauts de Pleyel ou de Bastille à venir se confronter à cette pauvre chose coûteuse : il va sans dire que ni la disposition des places, ni l’acoustique, ne sont le moins du monde réussies…

Les songs de Purcell adaptés par Britten que Magdalena Kozena et Mitsuko Uchida ont choisi de donner en ouverture de leur concert se perdent ainsi sans espoir de salut dans les recoins de la salle : étrange choix que ces harmonisations douteuses qu’on aurait préféré ne pas connaître. Le reste du récital est moins victime de la salle : mais Frauenliebe und -leben (Schumann) est un cycle qu’on entend beaucoup trop pour ses minces mérites (quel texte !) et partage une certaine insignifiance avec les Chansons de Bilitis de Debussy qui suivent après l’entracte. Le plus intéressant vient donc à la fin, avec un autre cycle très souvent joué, les Sieben frühe Lieder de Berg : les qualités de Mitsuko Uchida font alors merveille, et Magdalena Kozena a des affinités évidentes avec l’univers somnambulique de ces Lieder. Il faut pourtant attendre le premier bis (on oubliera le second) pour retrouver la chanteuse morave au sommet de son art de récitaliste : Der Nußbaum (Schumann) n’est là encore pas un choix très original, mais l’intensité magnétique qu’elle y met justifie enfin pleinement ce récital.
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