samedi 2 janvier 2010

Offenbach/Marthaler : Une Grande-Duchesse

Il est possible que ce blog finisse par contenir plus de critiques de spectacle que par le passé. À suivre...

 Pendant qu'à Paris André Chénier se laisse conduire à l'échafaud sans protester tant la mise en scène du spectacle dont il fait partie l'ennuie lui-même, c'est la Grande-Duchesse de Gérolstein qui se trouve à Bâle sous le feu des projecteurs, sous la houlette du metteur en scène suisse Christoph Marthaler.

On est frappé à l'entrée même de la salle : le théâtre de Bâle lui-même est comme une pièce de Christoph Marthaler, ou comme un décor de sa fidèle décoratrice Anna Viebrock. Je regrette de ne pas avoir pu prendre des photos (j'espère me rattraper en février), mais tout y est, dans une ambiance délicatement Seventies : ce plafond en parquet aux ondulations délicates, la couleur indiscernable de fauteuils qui auraient toute leur place dans le salon d'une famille de série télévisée de ces années-là, et surtout l'envahissante et dérisoire forêt de projecteurs, qui suffiraient à deux ou trois théâtres de la même taille... C'est à première vue très laid ; à seconde vue, on se trouve plongé dans le monde du metteur en scène et dramaturge suisse, le monde d'une certaine absurdité discrète,

Mais on est venu, paraît-il, pour le spectacle. On peut comprendre l'hostilité d'une partie du public, venu pour entendre La Grande-Duchesse de Gerolstein d'Offenbach : de cette oeuvre, on ne verra en fait que le premier acte, l'ensemble constituant avant tout un spectacle de Marthaler, non une mise en scène d'opéra. On peut ne pas l'accepter ; on peut aussi entrer dans le jeu, oublier de faire le procès en non-conformité qu'aiment tant les amateurs d'opéra, accepter de se laisser guider en un autre monde que celui qu'on côtoie tous les jours.

Avouons-le : la première partie du spectacle, celle justement qui met en scène les aventures de la princesse et du troufion jusqu'au départ de ce dernier pour la guerre, n'est pas la plus passionnante. Marthaler, avec son sens affûté du détail, sait merveilleusement croquer cette vie de cour minuscule, faite d'attente, de dignités postiches, de faux luxe et de pathos patriotique (tiens, ne serait-ce pas une forme de fidélité à l'oeuvre, quand même ? Une manière de retrouver, par des moyens modernes, accessibles, divertissants, l'essence de l'esprit d'Offenbach ?). Anne-Sophie von Otter, qui règne sur une distribution locale peu enthousiasmante, entre à merveille dans le jeu de Marthaler, qui lui fera chanter Haendel* dans la seconde partie : c'est un ravissement de voir confirmer une fois de plus que les grands chanteurs ne sont pas forcément des ennemis du Regietheater. Plus enthousiasmant encore est un familier de Marthaler, l'acteur à multiples talents Jürg Kienberger, que les Parisiens connaissent comme "récitativiste" des Noces de Figaro du même Marthaler (un spectacle, soit dit en passant, que je n'avais guère aimé) : avec son élégance de gringalet lunaire, toujours en marge du monde dans lequel il évolue, maladroit et émouvant comme Charlot, il est le fil conducteur du spectacle. Un comique exceptionnel, qui sait aussi bien faire rire que toucher, par exemple quand il chante, de son inimitable voix de fausset, le duo de Haendel avec la Grande-Duchesse...

Dans la seconde partie du spectacle, il se passe - strictement rien. Les soldats partis, l'attente reprend, ponctuée par les airs de Haendel, par des extraits wagnériens joués sur un épouvantable piano désaccordé, surtout par la répétition lancinante des premières phrases de Selig sind, die da Leid tragen extrait du Requiem allemand de Brahms. L'attente, chez Marthaler, ne compte jamais pour l'objet qu'on attend : on n'attend jamais que Godot, mais en attendant c'est toute notre personnalité, notre (absence de) vie intérieure qu'on révèle au monde. Avec impudeur, avec tragique, avec gaîté, c'est selon. Les merveilleux acteurs-musiciens de Marthaler chantent comme personne, parce que Marthaler sait que la musique est un moyen de neutraliser un moment la question lancinante du temps.

La Grande-Duchesse de Gérolstein - Christoph Marthaler

Ce spectacle n'est pas une mise en scène de la Grande-Duchesse d'Offenbach (une oeuvre que j'aime beaucoup, sans pour autant accepter d'en faire une vache sacrée). Ce n'est même pas, peut-être, le plus grand spectacle du metteur en scène suisse. Même imparfait, même bancal, il y a pourtant cent mille fois plus à y trouver que dans toute une saison de Nicolas Joel, de l'Opéra-Comique ou du Châtelet.



* Plus précisément deux extraits de Giulio Cesare (Piangerò la sorte mia et Son nata al lagrimar), sans les da capo.

Photo © T+T Fotografie Tanja Dorendorf
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