vendredi 2 avril 2010

Regietheater et Eurotrash : Anatomie des fantasmes lyricomanes (2)

Retour, donc, au Regietheater, suite et non fin d'un message précédent que je vous invite à lire avant toute chose. J'étais donc en train de parler des décors : j'y insiste, parce que ça me paraît vraiment crucial dans la réception des mises en scène d'opéra, a fortiori par cette partie du public lyrique qui vient essentiellement pour le plaisir (honorable certes) de la voix et attend de pouvoir juger de la mise en scène d'un coup d'œil pour se concentrer sur leur vice particulier. Et dès qu'on parle de décors, on parle forcément, très vite, de ce qui fâche : la transposition.


La transposition est souvent un point de fixation dans les conflits autour du Regietheater, et de manière générale un angle d’analyse des mises en scène lyriques prisé par les lyricomanes – j’avais lu sur un forum une remarque sur La Bohème ultra-classique de Jonathan Miller (Opéra de Paris 1995), disant que le spectacle transpose l’histoire dans les années 20/30 (pour une histoire qui se déroule aux environs de 1900), mais que ce n’était pas gênant : belle magnanimité. Dans les débats sur la mise en scène d’opéra, la transposition n’est pas évoquée également par les partisans et par les adversaires de ce qu’on regroupe sous le terme de Regietheater : c’est une obsession chez les adversaires, un thème un peu secondaire chez les partisans. Là où les premiers  en font un élément déterminant du spectacle qu’ils analysent, les seconds, tout en affirmant la légitimité du procédé, n’en font précisément qu’un procédé, qu’un outil au service des praticiens du théâtre.
On comprend que le procédé ait pu surprendre au début, par exemple avec les mises en scène mozartiennes de Peter Sellars dès les années 80 ; aujourd’hui, la surprise n’est plus de mise, mais cela ne remet pas en cause la pertinence d’un choix qui a permis à la mise en scène d’opéra de s’échapper du piège de l’abstraction élégante qui a pu sembler à une époque la seule alternative au réalisme reconstitutif.
Il y a des médiocres partout, y compris chez les partisans d’un travail scénique moderne et exigeants : hormis ces médiocres, je n’ai guère l’impression que les metteurs en scène mettent très souvent en avant le choix qu’ils ont fait en ce domaine. La transposition est un point de départ, un outil, le cadre dans lequel va être créée la mise en scène : l’essentiel est ailleurs, et j’imagine fort bien, du point de vue théorique, qu’on pourrait envisager ce travail en profondeur sur l’œuvre sans le recours à la transposition. Simplement, concrètement, et à de très rares exceptions, ça ne marche pas, par manque de savoir-faire élémentaire (Nicolas Joel), parce que ceux qui font ce choix manquent souvent du sens du théâtre vivant (pléonasme), et surtout pour des questions fondamentales de philosophie du regard théâtral.

Safety Curtain, Royal Opera House : N'y a-t-il pas mieux à attendre d'un spectacle d'opéra que la sécurité à tout prix d'un bon chic bon genre formaté ?

Le vaste champ des mises en scène modernes n’est pas fait pour plaire à tous. Ceux qui ne voient dans l’opéra qu’un divertissement aimable en seront pour leurs frais ; ce qui me frappe dans les mises en scène des grands metteurs en scène d’aujourd’hui, c’est le sérieux avec lequel ils abordent les œuvres. Le meilleur exemple, ici, c’est peut-être la déchirante Traviata de Christoph Marthaler à l’Opéra de Paris (je parle souvent de ce spectacle, mais il y a tellement à en apprendre que je n'en parlerai jamais assez) : on croyait aller voir un mélo convenu, on s’est retrouvé avec une tragédie d’une intensité inattendue. Pour cela, il fallait revoir entièrement le parcours du spectateur dans l’œuvre. Prenons le chœur des toréadors au 2e acte : mascarade mondaine, prise souvent au premier degré par les tradis, comme si de vrais toréadors venaient de leur Andalousie amuser les oisifs parisiens ; mais « N'è duce il viscontino », « c’est le petit vicomte qui les conduit » : on est entre soi, on se déguise avec ce qu’on trouve – et, disons-le, on est toujours un peu ridicule, dans une soirée du XIXe siècle pas moins qu’aujourd’hui. C’est ce ridicule de la soirée mondaine que Marthaler met en avant, d'abord parce que la scène le réclame, mais aussi parce qu’elle crée le contraste entre le monde réel – émotionnel – de Violetta et le monde extérieur dont elle connaît plus que personne les coulisses.
Certains se sont moqués de la tondeuse à gazon que répare Alfredo au début du même acte : c’est par ce genre d’idées simples, facilement lisible pour peu qu'on ne soit pas aveuglé par des pétitions de principe, qui permet au metteur en scène de faire comprendre au spectateur l'organisation de l'œuvre. Christoph Marthaler avait ainsi mis en évidence le caractère artificiel, naïf, de ce bonheur en dehors du monde. Il y avait là une forme d'ironie tendre à l'égard du personnage, ironie qui est tout sauf destructrice : par elle s'approfondit le portrait du personnage, au-delà de l'archétype. Aurait-on pu le faire en costume de soirée XIXe, dans le cadre d'un salon bourgeois ? On a le droit d'essayer, mais je ne le crois pas.

à suivre...
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