vendredi 15 février 2008

Points cardinaux

Pour la mondanité, allez voir ailleurs : la Biennale du quatuor à cordes à la Cité de la Musique n'est pas le lieu où on va pour se faire voir. On est heureux de voir que cette manifestation atypique, qui en est à sa troisième édition, attire un public qui pourrait certes être encore un peu plus nombreux, mais qui rassure sur l'avenir de la musique de chambre en France. C'est bien rassurant, en effet, de voir un tel enthousiasme pour un genre réputé difficile, entièrement ignoré des médias, sans têtes d'affiche, sans support visuel. Comme le faisait remarquer la productrice Jeanine Roze, il y a là un phénomène cyclique : aujourd'hui il suffit de mettre un chanteur un peu connu pour remplir les salles, tandis que les meilleurs quatuors du monde ne reçoivent que des succès d'estime - espérons que le renversement de tendance ne tardera pas trop ! La musique de chambre, c'est un monde en soi, un répertoire presque infini, et une qualité constante comme aucun autre répertoire ne peut en offrir. Que ce soit dans le répertoire orchestral, dans le domaine du piano, ou plus encore dans l'opéra, il y a pour moi une gradation entre des oeuvres vulgaires, qui ne valent pour moi pas beaucoup mieux que la soupe médiatique (trahissons nos goûts: des poèmes symphoniques de Richard Strauss aux oeuvres complètes de Rachmaninov en passant par Puccini et une bonne part de Verdi...) pour aller jusqu'au sublime. Je serais bien en peine de trouver ce degré de vulgarité dans la musique de chambre : même le quatuor de Verdi, (mal) joué par le Quatuor Julliard cette année, a une autre tenue qu'un vulgaire Bal masqué... Et dans ce répertoire à la fois connu et secret, rien ne m'est plus cher que le quatuor à cordes, malgré l'Arpeggione, malgré le quintette de Schumann, malgré les trios de Brahms.

Quatre musiciens, qui font souvent toute leur carrière professionnelle ensemble, dans un face à face constant qui peut combiner casse-tête humain et harmonie musicale ; quatre voix presque égales derrière un premier violon qui doit savoir conduire sans écraser, à la façon des merveilleux Irvine Arditti du quatuor du même nom ou Andras Keller idem, loin de l'illusion égalitaire de certains quatuors où les violons s'échangent la préséance. J'aime tout particulièrement les ensembles où chaque instrument peut s'exprimer individuellement tout en poursuivant un but commun : le quatuor Keller, avec son brillantissime premier violon et son violoncelle charbonneux, est pour cela sans doute un de mes préférés*. C'est la richesse infinie de ces timbres combinés qui a assuré à ce genre, pourtant issu de la convivialité musicale d'une moyenne bourgeoisie accédant à l'éducation, une survie et une santé éclatante jusqu'à aujourd'hui, loin des foudres méprisantes dont d'autres genres, dont l'opéra, ont longtemps souffert.
Les concerts de cette année m'ont encore confirmé dans l'idée qu'il n'y a peut-être pas de genre musical plus difficile : les premières notes sont souvent déjà accusatrices pour ceux qui ne parviennent pas à se hisser au très haut niveau nécessaire. Exigeant pour les musiciens, exigeant pour les spectateurs, qui n'ont pas leurs repères visuels habituels : un type de spectacle qui n'est pas pour notre époque, et dont notre époque a pourtant un besoin particulièrement grand.

* Parmi une discographie qui devrait être plus fournie, on notera notamment un disque Kurtag évidemment majeur ainsi qu'une intégrale des quatuors de Bartok; on attend en revanche encore des enregistrements haydniens, qui seraient sans doute magnifiques s'ils sont à la hauteur de leurs concerts.

mercredi 6 février 2008

Chacun à son goût

La musique légère, ce n'est pas la première fois qu'on en parle sur ce blog. Une telle insistance pourrait paraître suspecte sur un sujet si mince, mais si les mérites musicaux de ce genre sont peu évidents, la vogue dont il a joui récemment devient trop frappante pour qu'on ne s'y arrête pas une minute. Cela avait pourtant bien commencé, avec les Offenbach infiniment cultivés et intelligents du couple Minkowski/Pelly, avec des personnalités vocales marquantes (Lott, Dessay, Naouri, Fouchécourt... Tout cela existe heureusement en DVD). Et on en arrive aujourd'hui au comble du néant avec Véronique, qui me rappelle la mémorable recette d'un gâteau de régime dans un célèbre livre de cuisine : "sans sucre, sans oeufs et sans farine" : une mise en scène de patronage, des chanteurs trop faibles pour se faire entendre sans sonorisation, et surtout une musique indigente (j'allais oublier l'absence d'humour dans tout cela)... Résultat : une pâtisserie très digestible, mais sans aucune saveur.
Non, je ne vais encore parler de gaspillage d'argent public, encore qu'évidemment il y a de ça là-dedans. Au fond, c'est négligeable par rapport au problème plus profond que cela pose. Disons-le brutalement : il est logique que la France qui a élu Nicolas Sarkozy se repaisse d'opérettes et de comédies musicales (et fasse ainsi le bonheur du Front National qui avait fait de la revalorisation de ce répertoire le seul et unique point de son programme culturel aux élections présidentielles de 2002). Ce ne sont pas la légèreté des sujets ou la légèreté du ton dans ces oeuvres qui me faire dire cela, et l'humour ou la fantaisie sont pour moi des sources de plaisir que je suis bien loin de dédaigner - et d'ailleurs il existe bien des tragédies bêtes, comme Aida ou Rigoletto. Ce n'est pas non plus la qualité de tel ou tel spectacle : on peut faire un aussi mauvais spectacle avec un chef-d'oeuvre qu'avec Véronique.
Ce qui me frappe est cette course collective vers la légèreté, vers l'oeuvre où on ne risque pas de réfléchir, vers un ailleurs, vers "avant". La mise en scène de Fanny Ardant, c'est exactement ça. On y parle significativement d'Antoine Pinay, ce n'est pas un hasard : ancien pétainiste, celui-ci est surtout connu pour avoir, comme éphémère président du Conseil, mené une politique économique largement passéiste, à qui les hasards de la conjoncture avaient conféré l'allure d'un miracle. A coup de solutions simpl(ist)es et de symboles forts, il avait ainsi créé un mythe de retour à la France éternelle et aux valeurs de nos ancêtres. Tout rapprochement avec la situation actuelle étant bien entendu anachronique.
Il y a toujours quelque chose de suspect quand une société se met à crier "donnez-nous du facile, donnez-nous du léger, ne nous faites pas réfléchir". On peut qualifier cela de populisme, ce n'est pas faux ("de toute façon les salles sont pleines"), mais c'est plus que cela, parce que cela ne concerne pas que le goût de quelques programmateurs mais toute la société française : une sorte de fuite en avant, la volonté de ne pas penser nos problèmes en espérant qu'ils disparaîtront d'eux-mêmes. Une crise de civilisation, sans aucun doute... que l'intelligence, et non l'action frénétique, pourra seule surmonter, si l'instrumentalisation croissante de la culture par l'argent (ce qu'on appelle d'un bien mauvais terme le mécénat) ne parvient pas tuer toute culture : car la culture, c'est l'irrévérence, la perturbation, la complexité, pas la révérence paresseuses devant les grandes oeuvres!
Le cas est aggravé par une autre tendance, qui plairait aussi au Front National : l'exaltation de tout ce qui est français. La musique française, les chanteurs français, et surtout ce répertoire si français qu'est l'opéra-comique (précisons pour les naïfs que seul ce qui est français ET a été composé entre 1800 et 1950 compte. Avant ou après, c'est français aussi, mais ça ne compte pas). Les metteurs en scène aussi d'ailleurs, fussent-il aussi mauvais que Gilbert Deflo ou André Engel : il n'y a aujourd'hui pire insulte pour un metteur en scène que de le traiter de "teuton", qui est une sorte de condensé des mots conceptuel, intello, provocateur, ennemi des braves gens (qui, rappelons-le, sont français par définition) - toutes horrifiques insultes. Puisque être nationaliste est redevenu une vertu, quoi de plus normal.
Mais dans tout cela il y a quelque chose qui cloche: la satire du Second Empire, des quartiers chauds du New York de l'après-guerre, de l'époque Pinay, tout cela, on veut bien. Mais faire la satire de soi-même, du petit Nicolas, de la lâcheté de nos élites, de l'abêtissement médiatique, ça, non !
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