lundi 8 février 2010

Daniel Barenboim, Schoenberg et le monde de Kafka

Alors, Daniel Barenboim ? Staatskapelle, concertos, Beeethoven/Schoenberg, tout ça ? Oui, oui, tout à l'heure, tout à l'heure. D'abord l'essentiel : Kurtág, Kafka-Fragmente, Antoine Gindt, Salomé Kammer, Caroline Widmann, Gennevilliers : moins mondain, sans doute, mais ô combien réjouissant.

Même si je n'en ai pas encore beaucoup parlé sur ce blog, Kurtág est une influence essentielle pour moi, et chaque contact avec son œuvre est un grand enrichissement. Ici, les fragments qu'il a composés sur des extraits du journal et de la correspondance de Kafka, pour un effectif au dépouillement caractéristique : une soprano, un violon, et tout un monde. Le cycle a déjà été enregistré pas moins de 4 fois, le plus bel enregistrement étant celui de Juliane Banse et András Keller (ECM), il a été joué des dizaines de fois partout dans le monde et a donné lieu à au moins deux spectacles scéniques (je suis à peu près sûr qu'il y en eut d'autres) : l'un que je n'ai pu voir réunissait la soprano Dawn Upshaw et le metteur en scène Peter Sellars, l'autre - moins prestigieux - était taillé sur mesure pour ses deux interprètes féminines par le metteur en scène Antoine Gindt.




Créé à Orléans en 2007 et déjà présenté à Strasbourg et Berlin, le spectacle est un enchantement, et on espère bien que sa carrière ne s'achève pas à Gennevilliers. Un antidote à la vulgarité de certaine Cenerentola récente : on croit redécouvrir ici ce que c'est que l'humour, car c'est un spectacle bourré de l'humour délicat, pince-sans-rire, souvent ironique de Kafka, tel que Kurtág a su le transcrire dans une partition dont on n'a jamais fini de découvrir les merveilles.

Un bout de décor à la simplicité foraine, un usage discret et remarquable de la vidéo, et deux interprètes habitées : Salomé Kammer est une des grandes voix de la musique contemporaine, une interprète exigeante et pleine de fantaisie ; Caroline Widmann est un peu son alter ego violoniste, qui montre elle aussi que les interprètes de la musique contemporaine peuvent être de grands musiciens. Car la partition est aussi exigeante pour l'une comme pour l'autre (la solidarité semble aller jusqu'au point où, la chanteuse étant légèrement souffrante, la violoniste doit elle aussi lutter avec la toux) : chez Kurtág, chaque note se mérite, il faut toujours aller chercher en soi la force de la faire naître avec toute sa force expressive.

Car la musique de Kurtág, toute contemporaine qu'elle soit, est résolument expressive, d'une expressivité qui traverse tous les entre-deux, tous les coins sombres de l'âme humaine : elle n'est pas pour ceux qui aiment le carré, le solide, le garanti sur facture. Ce spectacle sait restituer ces régions intermédiaires, et il a ce mérite suprême d'un spectacle de théâtre musical : il fait écouter la musique, il fait que le spectateur tire son émotion de la musique même sans tomber dans le piège du soulignement tautologique. Comment ? À vrai dire, on peine à le dire. L'interaction entre les deux musiciennes est visiblement le nœud de l'affaire, et cela passe certainement par un jeu constant entre la représentation et le récit, mais je peine à l'expliquer plus avant. On me le pardonnera, j'espère : cette fois, je n'ai pas envie de disséquer ce bijou qui procure une durable euphorie. Merci, Mesdames et Messieurs.

Un petit message en passant aux chanteuses, aux metteurs en scène, aux directeurs de théâtres, de festival, et même s'il le faut aux pianistes : je suis très heureux de voir le succès des Kafka-Fragmente, mais il faut rappeler que Kurtág a composé notamment un autre grand cycle vocal, les Dits de Péter Bornemisza. Évidemment, c'est en hongrois, Péter Bornemisza est légèrement moins connu que Kafka, et le pianiste qui accompagne la chanteuse aura plus de mal à aller et venir sur scène que Caroline Widmann, mais l'œuvre, sous-titrée "Concerto pour soprano et piano", justifierait parfaitement un traitement scénique. Le texte est tiré des discours d'un prédicateur protestant du XVIe siècle, mais rien d'austère là-dedans : pour autant que la traduction le laisse percevoir, il y a là une langue truculente, avec des métaphores qu'on ne saurait rêver plus concrètes, le tout avec la voix d'une soprano...

Comment ? Ah oui, Barenboim, Pleyel, tout ça... J'ai été confronté à un choix cornélien, ayant réservé seulement pour le premier et le troisième concert (pourquoi pas le deuxième? Ce serait trop long à expliquer) : pour aller voir le spectacle décrit ci-dessus, je n'avais qu'une seule possibilité, le soir du premier concert Barenboim. Après maintes hésitations, j'ai donc choisi la petite couronne plutôt que les beaux quartiers : la grande qualité du spectacle présenté à Gennevilliers ne m'a pas fait regretter mon choix ; quant au concert du dimanche, je dois avouer qu'il suscite chez moi une réaction mi-figue mi-raisin.

Daniel Barenboim, on le sait depuis longtemps, fait partie de ces chefs trop occupés pour pouvoir toujours assurer dignement les multiples engagements qu'il accepte : si on admire sans réserve son engagement politico-orchestral du West Eastern Divan Orchestra, on se souvient avec effroi de la précédente résidence parisienne de sa Staatskapelle berlinoise, consacrée à Mahler et à des concertos pour piano du répertoire, sommet d'impréparation et de vacuité musicale et intellectuelle. Ici, rien de tel : peut-être parce que l'étape parisienne se situait en fin de tournée et que les concerts précédents avaient pu servir de répétitions, on a pu entendre un orchestre de bonne tenue avec un pianiste souverain dans le 5e concerto de Beethoven, puis le poème symphonique Pelléas et Mélisande de Schoenberg (trop straussien à mon goût, mais c'est une autre histoire - le poème symphonique comme impasse dans l'histoire de la musique... En tout cas, Schoenberg est désormais partout, cela fait plaisir).
Le pianiste Barenboim m'a réellement convaincu, avec une vision très personnelle et assez inspirée du concerto ; le chef, lui, m'a laissé beaucoup plus dubitatif, avec des options très différentes pour les deux oeuvres au programme, mais peu convaincantes toutes les deux. Dans le concerto, l'approche est franchement clinquante, au point de couvrir parfois le piano (un comble !) ; dans Pelléas, c'est presque l'inverse, une version sans couleurs, maîtrisée mais peu inspirée, que Barenboim et son orchestre ont choisie. Le tout reste très honorable, sans commune mesure avec le tout-venant des orchestres parisiens ; mais de là à justifier l'afflux mondain à un concert bien inférieur à celui de l'Orchestre du Festival de Budapest avec Ivan Fischer...
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