mercredi 9 avril 2014

Britten à Lyon, en attendant la première

En Angleterre, le centième anniversaire de la naissance de Benjamin Britten a été célébré avec une intensité qui a pu indisposer même les plus grands admirateurs du compositeur ; en France, on ne peut pas dire que quiconque aurait risqué une indigestion, tant au contraire la plupart des institutions musicales se sont au mieux contentées de la portion congrue – l’Opéra de Paris, cela va sans dire, jouant le rôle du mauvais élève. L’Opéra de Lyon a donc eu bien raison de programmer, pour cette année post-anniversaire une trilogie Britten constituant l’édition 2014 du Festival qui, chaque année au printemps, y est consacré à un thème plus ou moins contraignant.
Britten n’est qu’un exemple parmi d’autres de ce miraculeux XXe siècle qui, tout en ne cessant de proclamer la déchéance et l’inactualité du genre lyrique, est constellé d’une série de chefs-d’œuvre singuliers qui force l’admiration. À la façon de son cadet Hans Werner Henze, il y joue le rôle de l’outsider en marge des courants avant-gardistes de l’après-guerre, sans pour autant cultiver la moindre nostalgie passéiste – je me permettrai de m’épargner ici la tâche écrasante qui consisterait à dresser un catalogue de toutes les inventions dramaturgiques et musicales par lesquelles Britten étend les potentialités du théâtre musical, chacune de ses œuvres, ou presque, trouvant des solutions nouvelles pour rendre possibles des projets à chaque fois différents.
Les trois opéras proposés par l’Opéra de Lyon ne forment pas un tout : Peter Grimes,  premier grand opéra de Britten, créé en 1945 moins d’un mois après l’armistice, s’appuie encore sur le grand orchestre post-romantique, tandis que les deux autres, conçus pour la troupe formée par Britten et son compagnon et interprète Peter Pears autour de leur résidence d’Aldeburgh (Suffolk), tiennent compte des contraintes économiques qu’impose cette production à l’écart des grandes compagnies lyriques : orchestre réduit, absence de chœur, nombre de personnages limité. Si The Turn of the Screw (1954), malgré l’irruption d’une sorte de fantastique du quotidien, suit une dramaturgie presque aussi classique que celle de Peter Grimes, Curlew River (La rivière aux courlis, 1964), qui fait partie d’un cycle de trois « paraboles d’église », transplante une pièce du théâtre dans une atmosphère médiévale bien occidentale - et dans un langage musical à la fois très brittenien et très radical dans son dépouillement.
Si on voulait pourtant tracer un fil rouge dans cette trilogie lyonnaise, ce serait bien la figure du paria, de l’étranger, du fou. Le Tour d’écrou, ce sont les fantômes du passé, d’anciens domestiques menant à leur perte les enfants qu’ils hantent ; dans La Rivière aux courlis, c’est le souvenir douloureux d’un enfant mort pleuré par sa mère rendue folle par cette perte, que l’apparition miraculeuse de l’enfant saura consoler ; Peter Grimes, lui, est un marginal social, une sombre et torturée figure d’inadapté à qui on fera payer la souffrance qu’il traîne avec lui. Cette figure, c’est un peu celle de Britten lui-même, homosexuel dans une société puritaine et objecteur de conscience pendant la Seconde guerre mondiale, une figure qui revient constamment dans son œuvre lyrique aussi bien avec le lumineux marin Billy Budd (1951) que dans la figure comique d’Albert Herring (1947), le fils de l’épicière que de bonnes âmes vont faire enfin sortir des jupes de sa terrible mère.
Sans doute, le choix lyonnais n’est pas celui de la légèreté et de la diversité – d’autres opéras auraient pu donner de Britten une image très différente, du shakespearien – et délicieux – Songe d’une nuit d’été à la comédie Albert Herring ; après tout, non seulement cette étroite parenté thématique sera bien de nature à faire ressortir toute la richesse de l’écriture de Britten même dans ce cadre restreint, mais la noirceur n’est pas le propre de l’opéra du XXe siècle : vous connaissez bien cet opéra où on brûle une vieille femme et un bébé et où la vengeance la plus cruelle est un plat qui se mange très, très froid ? Oui, Le Trouvère, bien sûr…
Ce qui me frappe toujours chez Britten, ce qui en fait un vrai, grand compositeur d'opéra, c'est son sens inné du théâtre. Regardez le début de Peter Grimes : ce n'est certainement pas, musicalement, un des moments les plus marquants de l’œuvre de Britten. Mais à partir d'une chose très simple, Britten sait rendre frappante cette scène de procès provincial, quand un officier judiciaire fait prêter serment à Peter accusé d'avoir fait mourir son apprenti : le premier lit d'un ton rapide et mécanique, qui est proprement agressif, les termes du serment ; dans la lenteur étonnante de Peter répétant ces mots sans vie apparaît immédiatement l'étrangeté du personnage, son inadéquation profonde. Cette lenteur, on pourrait dire que c'est celle du simplet pour qui le langage est difficile (et on pourrait le rapprocher ainsi du bégaiement de Billy Budd), mais il y a autre chose, quelque chose de paradoxalement aérien, de poétique. Vous vous ferez une idée (le poème de George Crabbe qui a servi de base au livret est à ce qu'il paraît très clair dans sa condamnation du pêcheur mal embouché), mais rien qu'à écouter cette petite chose je ne peux croire à sa culpabilité.
C'est là, peut-être, qu'on mesurera le mieux la richesse de la trajectoire de Britten musicien de théâtre : ce que je viens de décrire là, c'est du théâtre psychologique somme toute assez classique, si j'ose du Puccini en (beaucoup) mieux. Vous verrez en découvrant Curlew River que Britten n'en est pas resté là :  ce court et très dense opéra de chambre réussit à intégrer une tradition musicale européenne sans cesser jamais de porter la signature sonore de Britten. La personnalisation extrême de chaque instrument, renonçant au profit d'une expressivité dépouillée à la fusion des timbres qui donne souvent, dans des opéras à faible effectif orchestral (y compris Le tour d'écrou...) l'illusion d'avoir affaire, malgré tout, à un orchestre "classique", n'est que la systématisation d'une intuition qui taraudait Britten depuis longtemps et dont on pourra trouver la trace dans différentes œuvres antérieures composées pour sa petite troupe. Il en tire une expression intériorisée, où on entend mieux que jamais la vibration humaine qu'il recherche en ses personnages humains.
Curlew River avait été monté il y a une quinzaine d'années à Aix, puis en tournée notamment aux Bouffes du Nord à Paris, dans une belle production de Yoshi Oida. Cette fois, Oida se charge de Peter Grimes, qui sera sans doute l'une des premières productions lyriques à grande échelle de cet acteur majeur associé depuis des décennies au travail de Peter Brook. Pour Curlew River donc, l'Opéra de Lyon a choisi Olivier Py, qui paraît comme une évidence dans cette oeuvre éminemment spirituelle, et on espère y retrouver l'intensité de ses récentes Carmélites du TCE (il s'agit certes d'une reprise, mais je n'avais pas vu la production précédemment). Je suis un peu moins enthousiaste pour la troisième metteuse en scène, Valentina Carrasco, connue pour avoir fait ses premières armes dans le collectif catalan La Fura dels Baus que je considère plus comme une entreprise commerciale bien menée que comme un véritable lieu de créativité, mais laissons-la voler de ses propres ailes : l’œuvre, disons-le, est difficile à rater.
Je verrai ces trois spectacles à la mi-avril, je vous ferai un compte-rendu aussi rapidement que possible ensuite : en attendant, et puisqu'il reste des places, je ne peux que vous encourager à aller prendre un grand bol d'air anglais dans les ténèbres exiguës de l'Opéra de Lyon !
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