lundi 28 avril 2014

Britten à Lyon (2) - Dans la tête de Peter Grimes

Les réserves sur The Turn of the Screw une fois passées, il était temps d'en venir à la pièce maîtresse du cycle lyonnais, avec Peter Grimes et ses grandes dimensions. Revoir cet opéra, pour la première fois depuis la production ratée de Graham Vick à Bastille, aura été très bénéfique pour moi : ce que j'y aimais le moins ne s'est pas révélé plus convaincant que dans mon souvenir (le manque de cohérence et de vie du personnage d'Ellen Orford, en particulier), mais j'y ai redécouvert des trésors de théâtre en musique que j'ai bien honte d'avoir oublié. Une vraie malchance : je n'ai pas arrêté de voir Billy Budd, avec un plaisir jamais en défaut, parce que l'Opéra de Paris en a fait une production qui était, elle, suffisamment réussie pour justifier pas moins de 4 séries, parce que Munich l'a donné (et pas Peter) et que l'ENO, à Londres, a eu la mauvaise idée de donner son Peter Grimes à un moment où je ne pouvais pas aller le voir alors que j'avais trouvé son Billy Budd admirable (grâce, surtout, à la direction d'Edward Gardner).
Ce qui m'a frappé, donc, en revoyant cet opéra sur la scène lyonnaise, c'est peut-être à quel point la question de la culpabilité de Peter est finalement un faux problème : ce qui rôde autour de lui n'est pas le crime, c'est la maladie ; et il ne faut pas croire entièrement ce que dit Peter sur la malfaisance de la société qui l'entoure : cette société, certes, elle finit par l'envoyer à la mort, et par la voix de ceux-là même qui le défendaient, Balstrode et - à son corps défendant - Ellen ; mais elle le fait parce qu'elle est elle-même démunie, et seule face à ce défi, abandonnée aux éléments autant que les marins de l'Indomitable dans Billy Budd. Comme nous le sommes aujourd'hui encore, quand certains hommes politiques aussi bêtes que sans scrupule n'ont pas hésité, ces dernières années, à chercher comment on pourrait mettre en cage des malades en raison de leur "dangerosité" supposée.

Britten n'a pas essayé de rendre Peter aimable, tout comme il a eu le courage de n'en faire ni un facteur d'identification, ni une figure qui repousse. La maladie n'est jamais dite, elle n'est jamais montrée comme telle, mais elle plane, comme plane, parfois, la voix de Peter, quasiment a capella, comme isolée de toutes les règles de l'harmonie musicale et sociale. La scène où meurt son apprenti, une des scènes les plus déchirantes de l'opéra du XXe siècle (avec Marie lisant la Bible dans Wozzek, peut-être), comme l'hallucination qui marque sa déchéance dans l'acte qui suit, quand tout espoir est perdu, est admirable d'abord par l'extrême sobriété de ses moyens musicaux : la voix humaine, moins instrumentale que jamais, est l'arme magique de Britten, lui qui, partout ailleurs dans cet opéra admirable, montre une richesse d'invention orchestrale que je ne me lasse pas d'admirer. Et le silence obstiné du petit garçon est bien plus éloquent que tous les babils de Miles et Flora dans The Turn of the Screw.
Et, par chance, ce qu'a monté ici l'Opéra de Lyon est à la hauteur de l’œuvre et de sa complexité. N'importe qui, pourvu qu'il ait beaucoup d'argent, peut faire venir Anna Netrebko ou Placido Domingo chez lui, voyez Salzbourg. Mais réussir une distribution de cette qualité générale, voilà le vrai défi, et ce n'est pas plus simple sous prétexte que ce n'est pas un pilier du répertoire. Vraiment, du méthodiste intégriste aux deux filles de joie, de l'insupportable Mrs Sedley (Rosalind Plowright, plus à l'aise que chez Poulenc il y a quelques mois au TCE) au curé, de l'apothicaire à Tantine, la maison a réussi à réussir une série de chanteurs qui savent vraiment utiliser leur voix pour faire vivre un personnage, lui donner de l'épaisseur et faire ressortir à chaque instant les enjeux des différentes scènes. Dans les personnages principaux, Michaela Kaune est une bonne Ellen, même si j'aurais aimé un peu plus de lumière dans sa voix (et un costume moins lourd, mais elle n'y est pour rien). Je n'ai en revanche pas l'ombre d'une critique à faire à Andrew Foster-Williams, qui a tout ce qui faut, et surtout une chaleur, une humanité dans la voix, qui sont certes exigées par le personnage, mais qui n'en sont pas moins admirables. Enfin, le grand bonheur de la soirée, c'est Peter Grimes lui-même, Alan Oke, que je n'avais je crois jamais entendu : voilà un chanteur qui prouve qu'il n'y a pas de séparation entre investissement scénique et qualité vocale. Voix précise, percutante, diction habitée, investissement scénique : admirable, encore (j'abuse de cet adjectif aujourd'hui, mais admirer, après tout, est une des choses les plus agréables qui soient).
Cette fois, il est vrai, la fosse n'a pas joué contre les chanteurs, bien au contraire. Kazushi Ono ne dirige certes pas le meilleur orchestre du monde, mais l'orchestre est discipliné et à l'aise dans cette musique ; lui-même rend parfaitement compte de toute la diversité de cette musique, sans effets appuyés, avec une grande clarté dans la construction du récit, et un soutien de tous les instants aux chanteurs, qui n'ont jamais eu à combattre contre l'orchestre ou à se débrouiller par eux-mêmes. Rolf Liebermann disait déjà que c'était crucial dans une maison d'opéra et qu'on s'en prenait trop souvent aux chanteurs quand ils étaient eux-mêmes trahis par la fosse : rendons donc grâce à Ono et à l'orchestre lyonnais, à l'égal des chanteurs, pour ce grand moment de théâtre lyrique.
Théâtre, au fait : oui, c'est vrai, il y avait une mise en scène, réalisée par Yoshi Oida. Il serait très injuste de ne pas en parler, parce que le spectacle est incontestablement réussi, mais il n'est pas surprenant que je n'en parle qu'ainsi en fin d'article : c'est que Oida a livré un spectacle d'un très grand classicisme, qui ne pouvait pas offenser les plus traditionalistes des spectateurs - même la barque mal en point qui joue un grand rôle dans le spectacle était d'une telle beauté plastique, utilisée avec tant d'intelligence, qu'on ne pouvait pas s'offusquer. Oui, un spectacle classique, donc. Et, pourtant, un spectacle fort. Pas uniquement à cause des qualités de la direction d'acteurs (oui, quand on a travaillé avec Peter Brook, on sait ce que ça veut dire - encore que, d'ailleurs, le travail sur le personnage-titre m'a paru beaucoup plus approfondi que celui sur les autres rôles principaux), mais parce que tout, pour une fois, est formidablement pensé et maîtrisé. Lumières, usages de l'espace scénique, enchaînements : voilà donc, se dit-on, à quoi ressemble un bon spectacle classique, quand il est fait par des gens compétents. Salutations à l'Opéra de Paris, où on croit depuis 2009 qu'il suffit de ressortir des costumes d'époque pour faire un beau spectacle.
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