mercredi 10 septembre 2014

Salzbourg 2014 (4) - Mes étoiles de concert

Un seul message pour une vingtaine de concerts, c’est peu, surtout que (comme certains peinent visiblement à le comprendre) les concerts sont pour moi la raison essentielle de ma venue à Salzbourg, à côté d’une programmation lyrique qui est de toute façon faible depuis très longtemps (et qui a atteint cette année, il faut bien dire, un degré d’inexistence artistique assez inédit, Charlotte Salomon exceptée). Et pour vous convaincre que j’ai passé cette année un excellent été salzbourgeois, je ne vais pas procéder par une (forcément laborieuse) récapitulation concert par concert, mais simplement faire la liste des principales étoiles qui ont marqué les deux semaines et demie que j’ai passé chez nos seigneurs les princes-archevêques. Il y a eu aussi des mauvais concerts, mais ne nous souvenons que des bons.

Anna Prohaska

Un nom à découvrir pour beaucoup, une évidence pour moi : je ne sais plus quand j’ai pris conscience de l’immense talent de cette chanteuse qui a fêté cette année ses 30 ans, mais ça ne date pas d’hier : déjà, en 2012, elle avait chanté trois Lieder de Mozart avec András Schiff, et j’en attendais déjà beaucoup à l’époque. Cette année comme en 2012, mes attentes étaient himalayesques ; cette année comme en 2012, elles n’ont pas été déçues. Cette fois, c’est à un récital complet que nous avons eu droit, correspondant exactement au disque publié il y a quelques semaines (et que je vous recommande chaleureusement, cela va sans dire) : un programme thématique comme elle aime en construire, de Beethoven à Wolfgang Rihm, autour de la guerre, dans ses mythes comme dans sa réalité. J’ai déjà fait une critique pour Resmusica : il n’est pas forcément indispensable que je souligne encore l’intensité exceptionnelle de l’interprétation sans affectation. La seule frustration qu’on tire de ce récital est que, si intelligent qu’en soit le programme, la qualité de ce Schubert, de ce Mahler, de ces Eisler est telle qu’on aimerait entendre par elle un récital complet consacré à Schubert, à Mahler, à Eisler (oui, car je me dis de plus en plus que l'oubli dans lequel demeure Eisler n'est pas forcément très juste, mais c'est une autre affaire).

Christian Gerhaher et Gerhold Huber

On n’entend jamais trop de Schubert, mais il faut bien dire que la frilosité des programmateurs qui ne veulent afficher en matière de Lied que les trois cycles bien connus au détriment des centaines de Lieder indépendants. Ouf, Gerhaher ose imposer un programme qui parcourt tout l’œuvre de Schubert autour des textes de Goethe. La seconde partie comporte quelques tubes, Prométhée et autres, mais la première enchaîne les raretés, presque toutes mémorables (il y a décidément moins d’œuvres faibles chez Schubert adolescent en matière de Lied qu’ailleurs !) ; quelques Rihm viennent interrompre le concert, mais il faut bien avouer qu'ils ne sont pas tout à fait du même niveau : bien écrits, intelligents, ça oui, mais tellement attendus. Cela fait quatre ans que je vois chaque été un Liederabend de Christian Gerhaher et de son éblouissant pianiste Gerhold Huber, à Munich et/ou à Salzbourg : celui-là est sans doute un des meilleurs, parce qu'avec Mahler Schubert est leur compositeur idéal. C'est sans doute banal de dire que Gerhaher est un diseur au moins autant qu'un chanteur, mais ça me paraît toujours aussi marquant : ce n'est pas un Fischer-Dieskau ou un Quasthoff qui séduisaient par la simple splendeur vocale (non que ce soit leur seul atout, bien sûr), et la pure voix de Gerhaher est d'un velours remarquable, mais le mot prime chez lui comme chez personne d'autre, quitte à chercher parfois la vérité dans une émission qui a l'immédiateté de la voix parlée. Le vrai poète, le vrai prophète, n'a pas besoin d'élever la voix pour qu'on l'écoute.

Mozarteum-Orchester Salzburg

L’orchestre du Festival de Salzbourg, pour moi, ce n’est pas l’Orchestre philharmonique de Vienne (les deux concerts que j’ai vu par eux cette année n’étaient pas mauvais, mais sans ivresse), c’est le très polyvalent orchestre du Mozarteum, qui assure depuis un demi-siècle les Mozart-Matineen du week-end, mais aussi toute sorte d’opéras et de concerts et bénéficie jusqu’en 2016 d’un partenariat exceptionnel avec son directeur musical Ivor Bolton. Cette année, je l’ai vu pas moins de cinq fois. Ce n’est pas, évidemment, avec Adam Fischer qu’il aura été à son meilleur cette année (Pereira parti, j’imagine qu’on ne reverra plus ce chef à Salzbourg), mais l’ensemble des Mozart-Matineen offre toujours une lecture de Mozart qui me réjouit, souvent spirituelle et d’un naturel irrésistible, mais aussi en quelque sorte râpeuse, terrienne, pas prosaïque mais à portée d’homme. Le Mozarteum a aussi assuré un des concerts du cycle Dalbavie, avec à la baguette Christoph Eschenbach : c’est sans doute le concert le plus inégal que j’aie entendu depuis bien longtemps. En première partie, une 21e symphonie de Haydn d’une sinistre froideur, puis un très agréable concerto pour flûte de Dalbavie (pas très profond, d’accord, mais divertissant) ; la seconde partie, elle, enchaîne un concerto pour violoncelle parfaitement assommant du même et la première symphonie de Beethoven : après le Haydn de la première partie, il y avait de quoi craindre le pire pour cette œuvre si haydnienne – mais voilà notre Eschenbach tout transformé, qui virevolte avec un orchestre qui semble retrouver le bonheur de jouer : râpeux, terrien, ça oui, mais vivant, mobile, drôle quand il faut. Drôle d’individu, cet Eschenbach !

Maurizio Pollini

Oui, bon, le programme piano de cette édition ne respire pas franchement l’originalité : pour ce qui me concerne, Kissin, Sokolov et Pollini, dans les programmes qu’ils ont joué ou vont jouer un peu partout dans le monde. Mais voilà, je n’habite pas à côté de la salle Pleyel, et Salzbourg est finalement bien pratique pour voir régulièrement ces gens-là qui méritent tout de même un peu qu’on aille les écouter de temps en temps. Pollini, évidemment, redonne là un programme que, sauf erreur, j’avais déjà entendu tel quel il y a des années à la Cité de la Musique : études de Chopin, op. 28, et Debussy, Premier Livre, ce qui ne constitue pas mon programme préféré (mon aversion pour le piano de Debussy étant aussi inexplicable que solide). Mais ce que propose Pollini est toujours précieux, parce que chaque note est toujours essentielle, parce qu’on n’oublie jamais le chemin au prétexte de la destination, parce qu’il joue pour l’humanité et pas pour les amateurs de piano. J’ai commencé à suivre les récitals salzbourgeois de Pollini seulement en 2012 (Beethoven op. 109, 110, 111 en 2012, Schumann et Chopin en 2013), je continuerais volontiers encore un bon moment s’il voulait bien continuer lui aussi.

Grigori Sokolov

C’est amusant, Sokolov est devenu le pianiste chéri du public salzbourgeois, plus encore peut-être que Pollini (mais pas au point de faire silence pendant les concerts, hélas). Le rite suivi par Sokolov n’a pourtant rien qui puisse immédiatement parler au public mondain du festival, qui peine à comprendre à quel point Sokolov n’aime pas le tapage des applaudissements (je compatis) et est bien embarrassé devant la litanie des bis qui met en péril les réservations au restaurant après le concert. Et puis ce Chopin qui était au programme de ce récital (comme les Schubert des bis d’ailleurs), ce n’est pas tout confort, et ce n’est même pas payant en termes de virtuosité. Tandis que Pollini construit, Sokolov bouscule : tout dans la partition qu’il a devant les yeux semble un problème pour lui, un obstacle qu’il faut bien prendre à bras le corps – et naturellement c’est bien ça qui est passionnant, cette exploration heurtée qui nous rappelle que notre musique dite classique est tout sauf un robinet de politesses sonores pour gens bien élevés.

Luigi Nono

Oh, je sais, cela ne se fait pas : être béat devant du zim-boum-boum par Anna Netrebko, c'est très bien, et c'est même obligatoire ; être béat devant Nono ou tout autre pièce de musique après 1945, c'est être forcément snob, élitiste, et d'un certain côté ça ne peut pas vraiment être sincère. Il paraît que Guai ai gelidi mostri dure 43 minutes, c'est l'IRCAM qui le dit; je n'en sais rien moi-même, tant j'ai été tétanisé par la beauté surhumaine de cette musique flottant dans les espaces infinis (ou presque) de la Kollegienkirche - un de ces rares cas où il faut que je me fasse violence pour applaudir tant l'émotion est forte et prolongée. Voilà le genre de concerts pour lesquels je viens à Salzbourg. Et c'était Cambreling qui dirigeait, ce qui fait toujours plaisir (vous savez, ce grand chef français que nous avons eu la chance de voir si souvent à Paris quand il y avait un opéra à Paris). Et j'ai fait une critique pour Resmusica : je ne sais pas si c'est possible de rendre par écrit cet enchantement.

Salonen et le Philharmonia

Je ne suis pas un admirateur éperdu de Salonen, mais le concert qu’il a donné avec l’orchestre londonien dont il est directeur musical m’a complètement convaincu. D’abord parce qu’il y a un programme qui a du sens : si vous voulez, le monde d’hier (Strauss, Don Quichotte, et sa narration au premier degré), la catastrophe à venir (les Trois pièces op. 6 de Berg, écrites en 1913), le bilan d’un effondrement (La Valse de Ravel). Là encore, j’ai eu le plaisir d’écrire une critique pour Resmusica (oui, les critiques s’écrivent avec plus ou moins de plaisir – pas tellement en fonction de la qualité du concert, plutôt de la difficulté qu’il y a à les écrire et de l'envie qu'on a, quand le spectacle a été bon, de rendre justice à tout ce qu'il vous a apporté) ; ce que je peux ajouter ici, c'est que fait Salonen, c'est simplement ce qui constitue la probité d'un artiste : aller chercher sa vérité sans s'encombrer des idées reçues. Un concert modèle.

La Création, Haitink et les Bavarois

C'est un mensonge : je n'étais pas à Salzbourg le 18 juillet pour La Création de Haydn par l'Orchestre et le Chœur de la Radio Bavaroise dirigés par Bernard Haitink. Non, mais j'étais le 20 dans la grande et belle basilique rococo d'Ottobeuren, pour le même concert par les mêmes interprètes. Là encore, Resmusica est là pour la vraie critique ; je dirai seulement ici qu'au-delà du plaisir déjà immense que j'ai éprouvé à retrouver cette œuvre qui ne sonne bien qu'en vrai je suis profondément heureux de cette chance que j'ai de suivre le travail de cet orchestre et de ce chœur merveilleux ; ni l'un ni l'autre ne sont parmi les plus audacieux en matière de répertoire et de création, c'est vrai, mais il faut parfois accepter de contempler la perfection de pareils diamants sans leur reprocher de briller toujours de la même façon.
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