mercredi 25 octobre 2006

A stupide, stupide et demi

Il paraît que le livret des Paladins est stupide. A force de lire ce genre de propos (avec variantes: plat, fade, inepte, et j'en passe) à longueur d'articles de presse ou de contributions de forum, on finirait presque par y croire. Cependant, on se demande pourquoi tant d'insistance sur le livret de cette oeuvre - que, d'ailleurs, la plupart de ceux qui en proclament la nullité ne semblent pas avoir lu -, alors que tant d'autres sottises passent comme une lettre à la poste dans le monde des amateurs d'opéra:

-Ma mère, je la vois, oui je revois mon village,
O souvenirs d'autrefois, doux souvenirs du pays.
-Sa mère, il la revoit, oui il revoit son village,
O souvenirs d'autrefois, doux souvenirs du pays...

Mais le plus grave problème concernant cette redite pavlovienne, c'est que ce n'est pas vrai! Présentons d'abord la victime, via un lien au texte intégral: http://jp.rameau.free.fr/les_paladins.htm.
Bien sûr, comme tout livret d'opéra à quelques exceptions près, la lecture seule peut paraître déroutante, mais c'est d'efficacité dramatique, et plus précisément de théâtre en musique qu'il est question ici. Les Paladins sont une comédie, qui n'a ni souci de vraisemblance ni prétention à une intrigue extrêmement construite. Cette comédie ne constitue donc en aucune façon une comédie de moeurs, "grand genre" du théâtre comique français depuis Molière; elle en est encore plus loin que Platée, dont l'héroïne éponyme a quelque chose d'une bourgeoise gentilhomme.
Pourtant il y a bien du théâtre ici, et même du fort bon théâtre. Le genre auquel appartient cette pièce n'est pas véritablement un genre établi, encore moins dans le théâtre parlé: il s'agit d'un type de comédie burlesque fondée sur le merveilleux, donnant lieu à une profusion de décors (le château de la fée Manto, la fête des Paladins...). Les éléments textuels sont relativement minces, pour permettre à la danse et sans doute à une forme de mime de la part des personnages de prendre toute leur place, avec un effort très intéressant de la part des auteurs d'intégrer les divertissements dansés, qui sont inhérents à l'esthétique de l'opéra baroque français, à l'action.
Les personnages sont dessinés de façon très nette : le plus intéressant est certainement Orcan, dont les rodomontades pleutres font fortement penser à un personnage de Cadmus et Hermione de Lully; mais Nérine, la piquante, l'intrépide servante de la belle Argie, se porte elle aussi au niveau des grandes servantes de comédie. Argie elle-même, qui pourrait n'être qu'une belle fille passive comme on le voit dans tant d'autres opéras, a quelque chose d'une fragilité enfantine, qui rend touchante sa douleur initiale tout en lui permettant de se réjouir sans contrainte à l'humiliation d'Orcan.
On peut, bien sûr, mépriser ce genre de fantaisie, comme on peut faire la fine bouche sur tout ce qui est drôle, léger, sans prétention. Mais quand on aime le théâtre et qu'on prétend comprendre un peu quelque chose à l'esthétique de l'opéra baroque, je ne vois pas comment on peut sérieusement mépriser ce livret.
Bien sûr, il y a une raison derrière ce massacre en règle. Cette raison, c'est la production de cette oeuvre qui vient d'être reprise au théâtre du Châtelet, dont la création avait eu les honneurs indus d'un DVD (dont est extraite la photo via le site de son éditeur, Opus Arte). Le coupable s'appelle José Montalvo, il est chorégraphe de profession, et surtout un des plus éminents représentants de la branchitude bien-pensante et autosatisfaite. Le produit fini qu'il livre n'a aucun rapport avec les Paladins, dont il n'entend en aucune façon raconter l'histoire; il suffit de voir comment tous les personnages sortent de scène pendant les danses qui sont censées représenter la cérémonie où Orcan est armé pélerin (fin de l'acte I): alors que ces danses sont intégrées à l'action, qu'elles devraient servir à approfondir l'atmosphère et les personnages, Montalvo s'amuse à des simagrées illustrant tout au plus les deux ou trois effets de rythme les plus superficiels de la partition.
Ledit produit fini est fait pour un public précis, auprès duquel il a un grand succès; c'est un public zappeur, qui ne supporte un spectacle qu'à condition qu'il y ait une profusion d'images; surtout, pas de sens, pas de temps pour la réflexion! On comprend, d'ailleurs, qu'un public qui aime ce lavage de cerveau déteste à ce point le Jules César d'Irina Brook (voir message ci-dessous), peu profond certes, mais qui laisse aux émotions le temps de se développer... La bourgeoisie inculte qui lit les suppléments du week-end du Figaro se retrouve idéalement dans ce miroir complaisant, qui lui donne même l'illusion du progressisme (la vidéo) et de la tolérance (vous vous rendez compte, ma chère, il y avait même des Noirs sur scène - peu importe que l'image donnée par Montalvo des Noirs en question soit plus proche du nègre Banania que d'une véritable tolérance: tant qu'ils font ce qu'ils savent faire - parce que ces gens-là, c'est bien connu, ont le rythme dans la peau - ils sont acceptables pour le public bourgeois; qu'ils dansent, soit, mais qu'ils ne prétendent pas s'intégrer au coeur de la société française; avec les intentions contraires, Montalvo livre ainsi une parfaite leçon de racisme ordinaire).
Prétendre retrouver l'essence de la musique de Rameau en vidant l'oeuvre de toute sa substance, en ne jouant que sur son côté, disons, "entraînant", en emplissant la scène jusqu'à l'apoplexie de tout ce qu'il faut pour contenter un public superficiel, Montalvo a ainsi monté un des spectacles les plus stupides des dix dernières années. Honte au Châtelet de l'avoir créé, honte à son directeur actuel de l'avoir repris.

Les présents ont parfois tort

Mais que faisaient-ils, ces quelque 1600 (à vue de nez) spectateurs qui n'avaient rien de mieux à faire que d'aller voir le concert de la Staatskapelle Berlin dirigé par Daniel Barenboïm? N'avaient-il, accessoirement, rien de mieux à faire de leur argent (25 € en dernière catégorie!)?
Evidemment, loin de moi l'idée de les stigmatiser, d'autant plus que j'en ai fait partie, pour ma plus grande douleur. Le pire était certes prévisible, s'agissant du clown Lang Lang, qui a fait semblant de jouer au piano le 5e concerto de Beethoven (et, qui pis est, un bis). Semblant, cela dit, est à prendre cum grano salis, vu le volume sonore qu'il imposait.
Quant à l'orchestre pendant ce pauvre concerto, je n'ai pas de comparaison à faire sinon les soirées de ballet à l'Opéra accompagnées par l'Orchestre Colonne. Des cordes aussi lymphatiques, on n'entend pas cela tous les jours. La Cinquième de Mahler qui a suivi était très légèrement meilleure, mais à ce niveau les nuances ne comptent plus guère. Un assoupissement propice m'a dérobé une partie du pensum, mais ce que j'en ai entendu m'aurait plutôt encouragé à dormir plus.

Le pire de tout: j'ai une place pour ce soir - Radu Lupu (concerto de Schumann) sera certainement meilleur que le singe savant d'hier, mais par quel miracle Barenboïm pourrait-il épargner la Neuvième de Mahler qu'il se propose d'attaquer?
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