vendredi 29 janvier 2010

Regietheater et Eurotrash : anatomie des fantasmes lyricomanes (1)

Il y a au moins un point commun entre le communisme et le Regietheater : il n'y a plus de communisme depuis longtemps, mais il reste des régiments d'anticommunistes. Les adversaires du Regietheater pullulent, alors qu'on serait bien en peine de donner le moindre sens à ce mot, qui semble amalgamer toute sorte de tendances du théâtre musical d'aujourd'hui en une sorte d'Axe du mal artistique. Sous ce mot pseudo-savant, qui en France en tout cas joue sur une espèce d'anti-germanisme primaire, c'est le bon vieil Eurotrash qui se cache, ce mot par lequel les Américains - ou plutôt des Américains - vilipendaient depuis les années 70 la créativité artistique du théâtre européen.

Lisons la réponse de Thomas Oberender, le responsable du théâtre parlé au Festival de Salzbourg, aux attaques vigoureuses du jeune écrivain Daniel Kehlmann dans son discours d'ouverture du dernier festival :


Tout est du Regietheater. (...) Les acteurs sont depuis longtemps privés de pouvoir, ils sont plus ou moins des employés du système. (...) Aujourd'hui, le metteur en scène est avant tout celui qui détermine le spectacle dans sa signification, qui l'organise et en prend la responsabilité stylistique. Il est le créateur et le garant de sa crédibilité. Rien à voir avec la fidélité à l'œuvre, parce que si on ne prend les choses que littéralement, on risque d'ennuyer le public à mort. La littérature dramatique a un besoin vital de cette revitalisation, de ce supplément d'âme. Quand ça marche, personne ne se plaint du Regietheater, même quand un tiers du texte a été coupé.

[Le texte original est ici, c'est toujours mieux que ma traduction rapide...]

Tout ceci est frappé du sceau de l'évidence : le Regietheater, ce n'est pas une esthétique, c'est un mode de production où le metteur en scène est le responsable du spectacle, que ce soit Peter Stein pour ses spectacles impeccablement ringards (Lulu et différents spectacles Tchaikovski à Lyon, La cruche cachée de Kleist à Berlin, poules et paille comprises...) ou les spectacles de Krzysztof Warlikowski.

Mais ne jouons pas sur les mots : si le mot est mal choisi, mal utilisé, mal compris, si les pourfendeurs de cet épouvantail manquent souvent cruellement de culture théâtrale, on sait plus ou moins ce qu'ils entendent par là, plus instinctivement que rationnellement : Christoph Marthaler, Warlikowski, Johan Simons, Dmitri Tcherniakov, Martin Kušej, Peter Konwitschny, David Alden, Peter Sellars, et beaucoup d'autres (ça manque de Français, ma liste ; ce n'est pas un hasard, hélas...). Cette très courte liste suffit à faire voir à quel point l'anathème porte sur des esthétiques qui n'ont rien à voir : de l'ironie tendre de David Alden (et son jumeau Christopher, accessoirement) au dépouillement intense de Johan Simons, il y a bien plus de distance qu'entre Franco Zeffirelli et Peter Stein.

Salzburger Festspiele Don Giovanni 2009 Claus Guth

Qu'est-ce donc qu'on reproche à tous ces gens ? Tout d'abord, un ego qui ferait passer leurs fantasmes avant l'œuvre qu'ils servent. Cette explication psychologique est d'une telle sottise qu'on comprendra que je me passe de la commenter. Je pourrais presque dire la même chose d'une autre accusation, celle de privilégier le laid, le glauque, le sinistre. On peut, bien sûr, s'en moquer : dire que les décors d'Anna Viebrock sont laids, c'est au fond la même haine contre l'art contemporain qui a frappé au siècle passé Picasso ou Stravinsky (les expositions d'art contemporain font courir les foules, mais haro sur les artistes dès qu'ils franchissent le seuil d'une maison d'opéra !). Mais c'est intéressant surtout pour l'ignorance de la chose théâtrale que cela traduit : il y a là une conception du décor comme toile de fond de l'action scénique, sans comprendre que ce qui compte dans un décor, avant tout, c'est les espaces de jeu qu'il ouvre : un décor, par les contraintes qu'il impose aux déplacements des interprètes, par la profondeur de champ qu'il offre, par la manière dont il attire le regard du spectateur, n'est pas une masse passive - quand bien même il reste identique tout au long du spectacle -, mais une force dynamique qui doit porter la vie du spectacle (on voit bien comment les décors du récent Andrea Chénier mis en scène par Giancarlo del Monaco à Bastille tuaient l'action au lieu de la soutenir, et ce malgré les incessants changements de décor.

On en a vu souvent, notamment sur les forums, des amateurs d'opéra condamnant telle ou telle mise en scène "moderne" sur la foi d'une simple photo, parce qu'elle ne correspond pas à leurs attentes par rapport à l'œuvre, sans jamais s'interroger sur la nature et les justifications de leurs attentes...

à suivre : je n'ai pas encore parlé de transpositions, de fidélité à l'œuvre, de rythme, etc. Je ferai sans doute aussi un message sur quelques DVD pertinents par rapport à tout cela...


Photo : des éléments de décor de Don Giovanni mis en scène par Claus Guth, Salzbourg 2009, vus par l'entrée de la scène sur la Toscaninihof (ceci est une photo personnelle, ne pas réutiliser !).
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