lundi 31 mai 2010

Quand l'orchestre de Paris maltraite Pierre Boulez

L'article de Renaud Machart dans Le Monde a beau être comme toujours mal écrit, mal structuré, peu pensé et malveillant, il faut bien reconnaître que ce qu'il dit n'est pas faux : l'organisation des deux concerts organisés jeudi et vendredi derniers en hommage à Pierre Boulez pour son 85e anniversaire était consternante. Deux très longs concerts, ponctués par des changements de plateau interminables et pourtant prévisibles, avec des œuvres évidemment incompatibles avec les vastes espaces de la Salle Pleyel (comment peut-on ainsi gâcher les Quatre pièces pour clarinette et piano de Berg ?), et à la fin du premier concert le pire imaginable : une espèce d'hommage parfaitement idiot rendu par les musiciens de l'orchestre à Boulez, hommage qui n'a pas plus amusé Boulez que le public, d'autant plus qu'il était parsemé de bassesses qui ne renvoyaient qu'à une caricature de Boulez du niveau de celles qu'on rencontre couramment chez les mélomanes les plus butés.

Rendons à César... : le responsable de cette pitoyable mascarade, illustrée par de la sous-musique que personne, mais vraiment personne n'était venu entendre (musique de bal musette, musique de sous-préfecture, musique d'orphéon...), était le violoncelliste Eric Picard. Drôle d'idée, tout de même, de rendre hommage à quelqu'un en ironisant sur ce qui était l'essentiel de son combat. Mais quand on voit quelle est la prochaine création de l'Orchestre de Paris (une oeuvre de Bechara El-Khoury, un de ces compositeurs qui composent de la musique désespérément plate en espérant - en vain - parler au grand public...), on se dit que le gâchis était plus que prévisible.

Reste que, entre les changements de plateau et les entractes, on a parfois joué aussi un peu de musique. Le programme du premier soir a particulièrement pâti de ces conditions désastreuses. On y aura au moins entendu, en première partie, un extrait de la Musique pour corde et alii de Bartok dans une interprétation étonnamment lente, pleine d'aspérités (on aurait aimé avoir la totalité !), et Octandre de Varèse par l'Intercontemporain, qui jouait le rôle de Cendrillon maltraitée dans ces conditions. On y a donc aussi entendu de la musique de chambre, mais dans des conditions à peu près aussi favorables que si on l'avait jouée aux Galeries Lafayette un jour d'ouverture des soldes : navrant. La deuxième partie (avant le pensum d'Eric Picard), elle, enchaînait maladroitement des pièces inadaptées, le pire étant l'extrait du Sacre du Printemps : dans une pièce d'une telle intensité, comment peut-on entrer ainsi au beau milieu de la seconde partie ? Tout ça pour entendre la version orchestrale d'Une barque sur l'océan de Ravel, piécette sans intérêt qui ne rend pas hommage à la justesse des choix d'inspiration de Boulez, ou les appels de cor de Des canyons aux étoiles de Messiaen, déplacés en une telle soirée et d'une qualité musicale franchement insuffisante (déboulonnons Messiaen...).

Le second concert était le paradis des changements de plateau, avec deux de ces moments de vide absolu par partie, comme si l'honorable spectateur et M. Boulez lui-même n'avaient que cela à faire. On y a certes entendu de la fort belle musique - le concerto de chambre de Ligeti, Stele de Kurtag, ça ne se refuse pas -, mais comme on aurait aimé avoir autre chose que des tronçons sans signification, alors qu'il aurait suffi de ne pas jouer la pièce finale (le pompeux Concertate il suono de Marc-André Dalbavie, compositeur associé à l'orchestre de Paris depuis des lustres et seul à avoir droit à une œuvre aussi longue dans ce panorama, on se demande bien pourquoi) pour pouvoir jouer en échange l'intégralité des quelques chefs-d'oeuvre mutilés...

Au moins ce méli-mélo mal conçu nous aura-t-il rappelé que, décidément, l'Orchestre de Paris n'est pas le meilleur orchestre du monde...

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mardi 25 mai 2010

Combien coûte un billet d'opéra ?

A l'Opéra de Paris, figurez-vous, les places coûtent 150 euros ! Toutes ? Oui, toutes ! C'est du moins ce qu'on m'a rapporté : quand on a comme moi une connaissance intime de toutes ces "petites places" qui coûtent ici 12 euros, là 14, ailleurs 21, où le confort est variable (mais si, il m'arrive parfois de voir tout un spectacle assis !) mais la visibilité et l'acoustique souvent plus que correctes, on ne peut que s'amuser de ce préjugé tenace. Alors que je pourrais aller voir plutôt le Bol d'or au Mans pour seulement 56 €, voire le grand prix de Formule 1 Monza pour une somme encore plus dérisoire, seulement 115 € pour avoir le droit de ne rien voir ; quant à Elton John, quelle bagatelle : 430 € à Monte-Carlo*...
Bien sûr, il serait faux de prétendre que l'opéra est accessible à toutes les bourses ; il serait plus faux encore qu'il suffit de proposer des places bon marché pour assurer une ouverture démocratique totale : les "bonnes" places peu coûteuses étant vite accaparées par les habitués qui peuvent ainsi voir et revoir les spectacles, au détriment d'un public souhaitant découvrir l'opéra (c'est le cas, typiquement, des places debout à 5 € à l'Opéra-Bastille, qui poussent au paroxysme l'illusion de la démocratisation). Il est toujours intéressant d'analyser les stratégies de tarification des maisons d'opéra :
  • à l'Opéra de Paris, on vend à bas prix ce qui le serait difficilement autrement, en s'efforçant à Bastille de stratifier la grille tarifaire en fonction d'une structure sociale souhaitée du public plus qu'en fonction des qualités réelles des différentes places (peut-on réellement prétendre qu'une place du 9e rang de second balcon [35 € pour la plupart des opéras] vaut vraiment trois fois moins qu'une place du 1er rang du même balcon à 90 € ?). À Garnier, le plan de salle, à peine retouché ces quinze dernières années au moins, donne l'impression du plus grand arbitraire, ce qui favorise les habitués qui savent où sont les bonnes affaires, tandis que le public "normal" subit ces inconséquences, souvent de fort mauvaise grâce (on les comprend), mais sans recours possible.

  • au Théâtre de Bâle, que j'aime beaucoup par ailleurs, on considère visiblement que toutes les places du théâtre - de dimension bien plus réduite - sont au minimum très correctes ; les prix ne sont pas très élevés par rapport aux grandes scènes européennes et surtout suisses, avec une première catégorie à 70 € environ, mais pas question de laisser s'y égarer n'importe qui : la 4e et dernière catégorie est à 40 €... Mais l'essentiel du public paie moins en raison de la place essentielle des abonnements, qui offrent des réductions conséquentes, mais présupposent une certaine familiarité préalable avec ce monde culturel.

  • à Marseille, la logique est encore différente : la plus grande partie de la salle est divisée de façon pas forcément évidente en 3 catégories au prix proche (70, 60, 50 €), tandis qu'un vaste amphithéâtre qu'on devine étouffant (13 rangs !) est bradé à 12 €, que vous soyez au 1er rang de face ou au 12 rang de côté. On y est, du coup, sans doute moins strictement entre soi qu'à Bâle (mais aussi, quelle idée d'être pauvre en Suisse !), mais la stratification sociale est brutale et sans appel. Cette logique se retrouve souvent en Europe du Sud, par exemple à la Scala, où seules les deux galeries supérieures proposent des tarifs abordables, alors même que de nombreuses places de fond de loge ne sont pas meilleures que les places à 10 € de l'Opéra Garnier (c'est beaucoup moins le cas à l'Opéra de Rome, il est vrai beaucoup moins prestigieux).
Je l'avoue, j'ai une nette préférence pour la logique utilisée à Paris, qui est en fait dominante dans l'ensemble de l'Europe du Nord (et fréquente ailleurs aussi), qui revient au fond à ceci : le spectateur paie en fonction de ce qu'il est prêt à payer, la qualité de la place, en tout cas dans les théâtres modernes, jouant un rôle finalement relativement secondaire.

On a tort de réduire la question de la démocratisation culturelle à la question du prix des places, même si c'est un facteur important. Problème mathématique** : vous disposez d'un million d'euros de subvention pour organiser un spectacle qui coûte 500 000 € de frais fixes et 100 000 € par représentation. Votre salle compte 1000 places (j'aime les chiffres ronds...) que vous êtes sûr de vendre parce que c'est un spectacle très populaire. Deux hypothèses :
-Prix des places moyen à 30 euros, donc 30 000 euros de jauge par représentation. Vous pouvez donc faire 7 représentations (500 000 € + 7 fois 100 000 € de coût, soit 1,2 Mio. €, contre des recettes d' 1 Mio. € plus 210 000 € de billetterie. La subvention par place est de 143 €.
-Prix des places moyen à 50 €, donc 50 000 euros de jauge par représentation.Vous pouvez faire 10 représentations (500 000 € fixes et 1 Mio. € pour les représentations, soit 1,5 Mio. € de coût, contre des recettes de 1,5 Mio. €). La subvention par place est de 100 €.

Que faites-vous ? C'est un spectacle (par hypothèse) très demandé, que les gens ont très fortement envie de voir ; dans la première hypothèse, le prix des places est bas, ce qui permettra peut-être à quelques personnes modestes d'en profiter, mais la tension sur les places étant plus grande, il y a fort à parier que le public habituel de l'opéra se ruera dessus et ne laissera que les miettes aux autres, or ce public peut payer plus. Dans la seconde hypothèse, vous tenez compte de la capacité financière réelle du public lyrique existant (qui est une donnée d'expérience, qu'on ne parvient que difficilement à faire bouger significativement), vous excluez de fait une partie du grand public (encore que la progressivité des tarifs peut atténuer cet effet), mais vous permettez à 3 000 personnes de plus de voir le spectacle, dont sans doute des gens moins habitués à l'opéra que vos 7 000 de l'hypothèse précédente, et l'effort demandé au contribuable est moindre.

Il n'y a certainement pas de solution miracle, mais la démocratisation culturelle, qui est un bel effort, digne et nécessaire, n'a rien à gagner aux simplifications démagogiques qui en abusent, y compris d'ailleurs dans les milieux culturels (exemple caricatural : le Théâtre de la Ville à Paris, qui avec des tarifs bas et des abonnements très avantageux maintient une caste fossilisée d'abonnés)...

Petit ajout : autre problème de démocratisation culturelle 
À la salle Pleyel, la dernière catégorie (une bonne centaine de places) est à 10 €. Les places s'envolent en général le jour même d'ouverture de la location, profitant toujours aux mêmes habitués, moi le premier. Pour un concert où la catégorie juste au-dessus est à 30 € comme c'est souvent le cas, faire passer ces places de 10 à 15 € (ce qui reste très abordable) permettrait de proposer une fois et demie plus de places dans cette catégorie sans puiser dans les ressources de la salle : une telle disponibilité supplémentaire profiterait certainement à la démocratisation culturelle. Que les salles de concert favorisent l'accès de tous est une bonne chose ; mais doivent-elles favoriser les comportements boulimiques (qui, encore une fois, sont aussi les miens) ?

*Tous ces tarifs sont tirés en ce jour du site de réservation de la Fnac.
**Tout ceci est évidemment simplifié, pour les besoins de la démonstration ; je promets de ne plus jamais faire de maths sur ce blog !
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Petit aparté politique et franco-français :
Notre flamboyant ministre de l'Education Nationale Luc Chatel veut expérimenter un nouveau rythme scolaire avec des cours le matin et des activités sportives l'après-midi. Il veut voir dans le sport une "école du respect des autres, du respect de la règle, de la loyauté et du dépassement de soi" : on peut surtout y voir le reflet d'une éthique du Travail, Famille, Patrie qui est le credo secret de l'action sarkozyste. 
Le modèle imité par le ministre est largement allemand ; Le Monde a déjà souligné qu'à l'heure actuelle les Allemands lorgnent sur le modèle français pour sortir justement de ce modèle, mais ce n'est pas tout. En Allemagne, les après-midi sont certes en partie consacrés au sport, mais aussi, très fortement, à des activités culturelles : on y fait du théâtre, des arts plastiques (pas les crapotages des cours d'art plastique obligatoires et ennuyeux des collèges français), de la musique : dans beaucoup de lycées, il y a des orchestres, par exemple, grâce à ces activités culturelles de l'après-midi. L'orchestre, école de l'écoute, du travail en commun, de l'égalité entre les races et les sexes, de la discipline acceptée au nom d'un projet commun. Entre culture et sport, notre ministre de l'Education nationale a choisi : que dire de plus ?

jeudi 20 mai 2010

2010/2011 : Komische Oper Berlin, Staatsoper Stuttgart, les soeurs jumelles

L'une est dirigée par le metteur en scène Andreas Homoki, l'autre va être dirigée par son collègue Jossi Wieler : à quelques centaines de kilomètres l'une de l'autre, ces deux maisons proposent une programmation si proche qu'elles vont jusqu'à faire connaître leurs nouvelles saisons presque exactement au même moment.
Le Komische Oper était l'une des deux maisons d'opéra de Berlin Est et, il faut bien le dire, il fut un temps où on ne donnait pas cher de sa peau, tant il semblait promis à une disparition inéluctable face à la concurrence de niveau international qui attirait les stars et le grand public chez ses deux concurrents. L'épisode douloureux de la "reprise" du ballet maison par la chorégraphe Blanca Li, qui avait fini par la dissolution de la troupe, semblait le début de la fin. Et puis... tandis que le Deutsche Oper, à l'Ouest, s'enfonçait de son côté dans la crise*, le Komische Oper faisait le choix de construire son succès sur l'invitation de metteurs en scène modernes, tout en conservant la tradition de la langue allemande. Il suffit de consulter le programme de la prochaine saison : on y croise Calixto Bieito, Hans Neuenfels, Andreas Homoki bien sûr, et une nouvelle génération (Benedikt von Peter, Nicolas Stemann, Sebastian Baumgarten). Les ennemis du Regietheater peuvent bien écumer : cette maison exemplaire est bien le signe qu'on peut faire du théâtre vivant à l'opéra et rencontrer le public, dût-on pour cela rebuter la frange la plus fermée des lyricomanes. Le Komische Oper reste encore peu connu en France : on a tort.

Stuttgart a une histoire qui n'est pas sans similarités, même si je ne crois pas qu'il y ait eu une telle période de crise : c'est en tout cas par des choix contemporains, appuyés par Arte qui a diffusé et édité sur DVD une riche sélection de productions maison, que la maison a su se forger un public et une réputation. Il est en particulier important de constater que cette politique innovante se poursuit désormais depuis au moins deux décennies : belle preuve de constance de la part des pouvoirs publics locaux ! Comme à Berlin, Calixto Bieito joue un grand rôle dans la programmation de la prochaine saison, avec une nouvelle production du Trionfo del Tempo e del Disinganno, un oratorio allégorique de Haendel qui tient étonnamment bien la scène, une production de La voix humaine et des reprises de son récent Parsifal et du Vaisseau fantôme. Mais Bieito n'est pas seul : on constate certes que Jossi Wieler est la saison prochaine un peu en retrait, de sorte à préparer son arrivée en tant que directeur de la maison en 2011 (deux reprises prévues, La Juive - spectacle qu'on dit marquant - et sa récente Katia Kabanova), mais premières comme reprises alignent les grands noms de la mise en scène d'aujourd'hui (Freyer, Herheim, Viebrock) tout en s'ouvrant largement à d'autres noms moins connus.

En ces temps où l'Opéra de Paris accompagne amoureusement la création du nouveau monde sarkozyste fait d'exclusion, de refus de la pensée, de justifications par l'évidence et de passéisme, ça fait du bien de prendre l'air ailleurs...

* La stratégie suivie est intéressante : Kirsten Harms, la directrice actuelle, a tenté de rivaliser avec la Staatsoper de Barenboim ; devant l'échec patent qu'elle a rencontré, les responsables berlinois sont allés chercher pour lui succéder après un unique mandat laborieusement terminé le responsable de la programmation lyrique du Théâtre de Bâle : autrement dit, c'est désormais le modèle Komische Oper qu'on va essayer de copier. Bonne chance !

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vendredi 14 mai 2010

Une Bayadère, à quoi ça sert ?

À l'occasion des représentations de La Bayadère à l'Opéra de Paris dans quelques jours, retour de la danse trop négligée ces derniers temps sur ce blog...
Tout d'abord, pour faire une Bayadère, il faut :
  • Un éléphant, c'est évident
  • Une Cléopâtre malgré elle
  • Une bonne dose d'opium pour arriver à voir des fantômes
  • Un fakir aussi méchant que celui des Cigares du pharaon
Pourquoi aimer cette fameuse Bayadère, ce vaste et complexe ballet au thème colonial si désuet, qui ne bénéficie pas d'une musique à la hauteur des ballets de Tchaikovski ? Il y a, sans doute, quelques morceaux de bravoure comme la descente des Ombres au troisième acte ou les fouettés de Gamzatti, ce n'est pas la virtuosité pure qui m'attache à ce ballet, moins divertissant que Le Corsaire ou Don Quichotte, moins profond que Le Lac des Cygnes : cette virtuosité, ou du moins les différentes formes de démonstration technique, est ce qui attire certainement le ballettomane moyen, et le ballet lui-même s'en trouve réduit au rang de faire-valoir pour étoiles (on me dira que le lyricomane de base ne demande pas toujours plus à un opéra que de ne pas gêner le contre-ut de son idole...). J'ai toujours trouvé cette attitude dommageable, d'autant qu'elle va en réalité au-delà : il y a bien des chercheurs dans le domaine de la danse, mais il semblerait que personne n'ait fait l'effort minimal d'édition des sources qui permettrait seul de savoir à quoi on a affaire quand on parle de La Bayadère, au-delà des versions... Il est dommage qu'une bonne partie des amateurs de ballets se refusent à de telles réflexions, rejetant souvent les tentatives pour sortir de la routine...



Ce que j'aime, donc, dans ce ballet, c'est d'abord la dimension épique, qu'il partage certes avec une partie du répertoire classique (Le Corsaire, dans ses versions les plus philologiques du moins), mais qui est trop mise au second plan dans la perception que nous avons du répertoire classique : le modèle du ballet classique tel que perçu aujourd'hui, c'est Le lac des Cygnes, c'est Giselle, deux œuvres où les actes "blancs", visuellement dépouillés, jouant sur la stylisation du mouvement, où la géométrie domine la chorégraphie, sont essentiels et justifient (pleinement !) le goût persistant du grand public pour eux. Mais le ballet classique, celui de Petipa, celui de l'école française, c'est aussi un goût prononcé pour l'aventure, pour le pittoresque, pour le picaresque, c'est Jules Verne autant que Théophile Gautier - et on ne peut que regretter que la version présentée à Paris, comme beaucoup de versions modernes, se prive du 4e acte où s'effondrait le temple où devait avoir lieu le mariage entre Solor et , acte qui devait être l'apothéose du théâtre comme lieu d'une impossible illusion.

Ce qui me touche également dans La Bayadère est le personnage de Nikiya, "la Bayadère", prisonnière des devoirs de sa fonction. Y a-t-il personnage dont la danse apparaît autant le moyen d'expression unique ? Stravinsky disait que Le lac des Cygnes est une symphonie avec chœurs, récitatifs et airs : autant dire que tout s'y passe par la parole, et on connaît bien les admirables pantomimes où Odette raconte sa terrible histoire au prince. La danse, la pantomime y sont donc comme un équivalent de la parole. Nikiya, elle, c'est différent : la danse est son seul moyen d'expression, elle est à la fois sa prison et son privilège ; c'est de cette tension que naissent, pour moi, quelques-uns des moments les plus émouvants de tout le ballet classique. On vient de voir Billy Budd de Britten à Bastille : la scène où Nikiya veut frapper Gamzatti qui lui vole son amoureux, c'est finalement la même chose que celle où Billy, bégayant sous l'emprise de l'émotion, ne trouve pas d'autre moyen d'expression pour riposter à son vil accusateur qu'un coup de point meurtrier, la violence comme porte de sortie de l'aphasie. Violence qui, sur le navire anglais comme dans l'Inde mystérieuse, frappe en retour son auteur.

Le point fort de ce ballet, du point de vue dramatique, est cette confrontation de deux personnages féminins, tous deux bien plus riches que l'image compassée de la princesse de conte de fées. Gamzatti nous est présentée selon ce stéréotype, mais on découvre progressivement qu'elle n'est pas une victime sacrificielle, mais une fille qui sait ce qu'elle veut et qui est capable d'agir pour imposer sa volonté, tandis que Nikiya rayonne d'une force intérieure douloureuse. La danse classique ne sait pas raconter les histoires avec autant de détails qu'un roman, un film, ou même un opéra ; mais elle sait réduire les conflits à leur essence, au-delà de la vraisemblance psychologique : c'est sa faiblesse pour une consommation immédiate, mais je crois que c'est ce qui m'y attache avec autant de passion.

La Bayadère à l'Opéra-Garnier, mai-juin 2010
Point de critique pour le moment, bien sûr ;  pour autant, on peut déjà commenter les choix faits par l'Opéra pour cette nouvelle reprise.
Un choix très contestable, et à mon sens absolument scandaleux, est d'avoir choisi Garnier pour présenter ce ballet (où la version Noureev avait été créée) : Bastille donne aux grands ballets classiques un espace formidable pour que la danse s'y déploie et a le mérite insigne de refroidir les amateurs de kitsch ;  et quelle logique, y compris économique, y a-t-il à programmer des ballets comme Siddharta ou Kaguyahime de Kylian à Bastille, alors que leur public est beaucoup plus réduit (ce n'est pas un jugement de valeur sur les ballets eux-mêmes, bien sûr), et de coincer La Bayadère à Garnier ? Il y a de l'argent public qui se perd...

Ensuite, concernant les distributions, on peut faire quelques commentaires (cf. mes messages synthétiques sur la troupe de l'Opéra, ici pour les hommes, ici pour ces dames), sous réserve évidemment que les distributions telles qu'affichées sur le site de l'Opéra ne changent pas... On n'est à vrai dire pas surpris : banalité totale des distributions très prévisibles, choix absurdes, manque de perspectives dans l'évolution de la carrière des danseurs...
Le rôle de Gamzatti y est véritablement saccagé : Emilie Cozette, prévue pour la première, est techniquement incapable d'assumer un tel rôle, et Stéphanie Romberg, remarquable interprète du contemporain, guère moins ; seule Dorothée Gilbert m'y inspire quelque confiance, alors qu'il aurait été tellement intéressant de découvrir de nouvelles personnalités dans ce rôle, par exemple parmi les premières danseuses les plus récemment nommées. Du côté du couple central, ce sont plutôt les valeurs sûres qui sont mises en avant : avant tout Agnès Letestu et José Martinez, mais on attend aussi avec grand intérêt Clairemarie Osta avec Karl Paquette, dans une moindre mesure Dorothée Gilbert (bis...) qui aura le plus grand mal à entrer dans l'ascèse de son personnage, surtout avec un Mathias Heymann à ses côtés... Pour des surprises, il faudra donc se limiter aux petits rôles, heureusement abondants : on y croisera ainsi avec plaisir Charline Giezendanner, Eve Grinsztajn ou Sarah Kora Dayanova... En espérant que l'une ou l'autre se verra offrir l'une ou l'autre des Gamzatti à la place des insipides Mélanie Hurel ou Ludmila Pagliero !

Tous les messages consacrés à la danse sur ce blog
Défense et illustration de la danse classique comme art moderne

lundi 10 mai 2010

Calisto chante bien, mais s'habille mal

Il y a des imbéciles pour prétendre que le baroque a envahi tout l'espace musical, ou tout du moins a pris une place "excessive" dans le monde musical d'aujourd'hui. Je l'ai déjà dit : nous sommes, en réalité, très loin du compte : le baroque ou tout ce qu'on entend par ce mot mal employé aura à mes yeux la place qu'il mérite quand on jouera autant les pièces pour clavecin de Froberger que les sonates de Beethoven, quand on cessera de faire au public dans une maison comme l'Opéra de Paris l'aumône d'une ou deux productions par an quand le seul Verdi en a souvent deux fois plus, quand les orchestres et autres structures baroqueuses auront autant de moyens pour vivre que leurs collègues symphoniques*.

Si malgré les apparences la situation n'est déjà pas rose pour Lully, Rameau ou Haendel, que dire de celle de Cavalli ? Sa Calisto, que le Théâtre des Champs-Elysées programme en ce mois de mai, fait presque figure de best-seller à côté de ses autres œuvres, grâce notamment à la sublime production d'Herbert Wernicke qui aura tourné dans toute l'Europe sauf à Paris (voir les représentations inventoriées ici), et il faut se réjouir de cet acte de relative audace qui devrait faire partie du quotidien de l'amateur d'opéra. À bien des égards, malheureusement, l'occasion est ratée.

Elle est ratée, en tout premier lieu, parce que la rencontre avec le public n'a pas lieu : dimanche après-midi, cette salle qui n'est quand même pas si vaste était douloureusement désertée, comme je ne l'avais jamais vue pour une représentation d'opéra. On peut toujours penser que quelques-uns ont renoncé à cause du choix malencontreux du metteur en scène, mais le fond du problème est bien plus profond : je parlerais volontiers d'une grave attaque de repli frileux, qui pousse les spectateurs à n'aller voir que ce qu'ils connaissent déjà, dans des institutions de référence (donc ici plutôt une sottise à l'Opéra qu'un chef-d'œuvre au TCE). Où est la culture quand il n'y a pas de risque, pas d'imprévu ?

L'occasion est ratée également parce que ni la mise en scène, ni la direction musicale ne rendent véritablement justice à l'œuvre. On le sait, Deschamps & Co. sont partout : ici, c'est Macha Makaieff qui signe tout le spectacle, décors, costumes et mises en scène. Le spectacle qu'elle signe est certes moins indigne que l'inepte spectacle Weill donné en début de saison par la fille de la maison, Mademoiselle Juliette Deschamps (on en récupère seulement ici les perruques), mais on repense avec insistance à une formule de François Mitterrand disant de Jacques Chirac qu'il en restait toujours "à l'orée du concept" : c'était bien vu pour Chirac, mais ça ne correspond pas mal aux travaux de la Sainte Famille, celui-ci compris. On a à plusieurs reprises l'impression très nette qu'on est sur le point de voir une idée, mais ça ne dure jamais, et finalement, à toujours hésiter entre illustration et interprétation, on finit par n'avoir ni l'une ni l'autre. La mise en scène regorge de billevesées scéniques : que dire de ces perches ridicules qui rentrent et sortent au besoin du cube-dé qui occupe la scène pendant le 2e acte ? de la fleur métallique qui figure la source au premier et qui semble le résidu d'un antique 1 % culturel mal employé ? que dire, surtout, d'éclairages inconséquents, qui semblent éclairer ou laisser dans l'ombre de façon parfaitement anarchiques ?

Musicalement, ça fait déjà longtemps qu'on se demande ce qui a bien pu arriver à Christophe Rousset, claveciniste toujours magique, mais chef en roue libre, qui alterne ici mollesse et platitude : lui qui a été un des chefs baroques les plus passionnants accumule les ratages dans ses différentes productions lyriques de l'Avenue Montaigne. Je lui suis certes reconnaissant d'avoir choisi une instrumentation légère, conforme pour l'essentiel à l'esthétique profondément théâtrale et fort peu symphonique de cette musique, mais je ne comprends pas pourquoi la même option avec Ivor Bolton à Munich dans la même œuvre parvenait parfaitement à remplir une salle pourtant nettement plus vaste, alors que tout paraît ici si étriqué, si pauvre en couleurs. Beaucoup, ici, dépend du travail rythmique et dynamique sur les récitatifs : on peine à découvrir des intentions, de l'investissement, des couleurs : n'étaient les chanteurs, il serait difficile de ne pas sombrer dans une bienheureuse somnolence.
Car la distribution reste, avec l'œuvre géniale qu'elle sert, la bonne raison de se rendre malgré tout à ce spectacle. Il y a, disons-le tout de suite, deux erreurs regrettables commises par la direction du théâtre contre la volonté de Christophe Rousset : à la création, le rôle de Jupiter déguisé en Diane était chanté par l'interprète de Diane dans la fosse, et non par celui de Jupiter en voix de fausset. Giovanni Battista Parodi ne s'en sort ici pas mieux que ses devanciers Marcello Lippi (chez Jacobs) et Umberto Chiummo (chez Bolton), et cette solution censée favoriser la vraisemblance scénique transforme la sensualité des duos avec Calisto en un comique mal venu. En outre, pour la même raison, le rôle de la vieille nymphe Linfea n'est pas distribué comme d'habitude à un ténor bouffe, mais à une chanteuse : tout ce qu'il y a de saillant dans ce rôle s'en trouve impitoyablement noyé, d'autant que la chanteuse n'est pas vraiment à la hauteur du défi.
Pour le reste, le bonheur est presque total : on ne va pas demander à Véronique Gens, surtout dans ces conditions, de s'animer un peu, ce serait vain. Mais la magnifique Calisto de Sophie Karthäuser est un événement qu'on aurait tort de manquer malgré sa perruque ridicule ; surtout, entendre le couple Diane-Endymion par Marie-Claude Chappuis et Lawrence Zazzo est un bonheur absolu. Elle, on l'avait déjà entendue ici et là, mais c'est la première fois que cette jeune chanteuse me frappe par une telle maturité dans l'interprétation, un tel engagement au service de chaque mot, le tout avec une absolue sobriété. Qualités qu'on retrouve évidemment chez Lawrence Zazzo, qui est pour moi sans hésitation le plus magnifique des contre-ténors actuels (rien à voir avec la voix de canard et l'interprétation absente d'un Andreas Scholl !) : si le mot goût a encore un sens, c'est bien Lawrence Zazzo qui l'incarne pour moi, avec un timbre solaire et une diction exemplaire. Les autres sont certes très bons dans l'ensemble, mais à côté d'un tel couple, il est difficile d'être autre chose qu'un figurant.


Pour finir, un lien intéressant pour les amateurs de cette musique : la numérisation du manuscrit de La Calisto conservé à la Biblioteca Marziana de Venise (d'autres opéras de Cavalli sont disponibles sur le même site)

* Et après ça certains prétendront qu'il n'y a que le contemporain qui m'intéresse...

mardi 4 mai 2010

2010/2011 : du côté des réacs, et un peu de théâtre aussi

Opéra-Comique et Châtelet, deux faces d'une même médaille, celle d'une Restauration au service d'œuvres justement oubliées. Il est de bon ton désormais de dire que finalement, l'opéra-comique de grand-maman ou les comédies musicales de Broadway millésimées, ça vaut bien Mozart ou Wagner, sans parler de Schönberg ou de Boulez honnis pour leur exigence : inutile, je crois, de souligner que cette attitude n'est que le reflet dans le domaine culturel de la tendance frileuse et réactionnaire qui parcourt toute la société française d'aujourd'hui. Surtout, ne pas penser, ne pas penser...

Cette saison, l'Opéra-Comique franchit un pas supplémentaire : deux des productions qu'il présente dépassent les quinze ans d'âge et sont remontées ex nihilo (comme le fait aussi l'Opéra avec les Noces de Figaro version Strehler). Le fait qu'il se soit agi à l'époque de productions marquantes ne peut masquer le raisonnement sous-jacent : haro sur la création d'aujourd'hui, rien ne vaut les vieilles soupes... Le choc qu'ont vécu les spectateurs d'Atys en 1987 survivra-t-il au passage du temps ? Je ne le crois pas : à supposer que le spectacle soit remonté de façon vivante, le regard contemporain y lira un spectacle plutôt convenu, un peu surchargé, qui ne rend pas vraiment justice à la dramaturgie de Quinault. Quant aux Brigands d'Offenbach mis en scène par Jérôme Deschamps, la drôlerie de ce spectacle par ailleurs peu innovant était dévastatrice en 1993 ; on doute à vrai dire, au vu des derniers spectacles du clan Deschamps (on parlera bientôt ici de la Calisto de Cavalli mise en scène par Madame), qu'il parvienne à faire renaître l'explosivité de cet humour alors si novateur.

Pour le reste de la saison, on ne peut que se réjouir de la présence d'un second Lully avec la reprise de Cadmus et Hermione, mais la production de Benjamin Lazar est ce qui se fait de pire en matière d'idéologie réactionnaire : dommage pour cet opéra qui est un vrai chef-d'œuvre. Pour le reste, moins de vieux répertoire français, mais pas forcément des œuvres indispensables : on a déjà pu entendre à Paris le Freischütz de Weber adapté par Berlioz, et ça ne donne pas vraiment envie de recommencer, surtout sous la baguette poussive de John Eliot Gardiner ; Les fiançailles au couvent, aimable bouffonnerie sans profondeur de Prokofiev, bénéficieront au moins de la mise en scène de Martin Duncan, qui peut justifier qu'on aille y faire un tour. Côté français, il y a tout à craindre de la Cendrillon de Massenet mise en scène par Benjamin Lazar (je vous ai déjà dit tout le mal que je pensais de Lazar?), mais la réhabilitation de Massenet semble hélas impossible à arrêter (comme si le fléau Puccini ne suffisait pas...). Je signale pour finir la création du Roi ours de Marco Stroppa : une création a toujours de quoi m'intéresser, surtout quand elle est dirigée par Susanna Mälkki, mais mon ignorance à ce sujet est sans fond...
Au Châtelet, dont la saison n'est pas encore en ligne, c'est toujours la comédie musicale qui l'emporte de très loin (non, je ne détaillerai pas). Pour l'opéra, il faut se contenter d'un Barbier de Séville mis en scène par Emilio Sagi : non seulement Choplin ne prend aucun risque en matière de choix des œuvres, mais en plus il les confient à ce genre de faiseurs sans imagination (en plus la production est importée). Il importe aussi une production faite sur mesure pour Placido Domingo, une des fausses valeurs les plus indéracinables de notre monde lyrique : un opéra écrit spécialement pour lui et ce qu'il peut encore faire à son âge, et dont on peut se douter qu'il sera sirupeux à souhait (Domingo avait parlé avec mépris des opéras contemporains en regrettant qu'on ne produisent pas plutôt des sous-Puccinis en série qui au moins plairaient au public...) : Il postino version opéra ne risque pas d'être moins indigeste que le film du même nom...

Théâtre du Châtelet opéra
Requiescat in pace : le Théâtre du Châtelet, ex-lieu de création, aux mains d'escrocs

Par ailleurs, deux théâtres parisiens importants ont déjà publié leur saison. À l'Odéon, Krzysztof Warlikowski reviendra pour présenter une création réalisée à partir de textes divers (Kafka, Koltès, Coetzee) amenée de Pologne : après son triomphal Tramway, on attend ça avec impatience. Je suis en revanche beaucoup moins impatient de découvrir les spectacles de Valère Novarina, qui partage avec le directeur maison Olivier Py la polyvalence de l'auteur-metteur en scène : l'invité de la saison m'agace à peu près autant que ce dernier... Deux tendances opposées du théâtre allemand s'affronteront sous un même titre, Démons : Peter Stein travaille sur Les Démons de Dostoievski, en italien pour un spectacle de 12 heures : le vieux maître a connu sur le tard une conversion à une esthétique rétrograde qui l'amène à se répandre en propos fielleux sur le théâtre allemand d'aujourd'hui, et je n'aurai certainement pas le courage de prendre le risque d'un aussi interminable pensum. Thomas Ostermeier, lui, monte une pièce de Lars Noren :  le spectacle, créé à Berlin, ne dure que deux heures et quart, et Ostermeier, souvent invité en France, séduit toujours par des productions remarquablement ouvragées, à défaut d'ouvrir toujours des perspectives très nouvelles (son John Gabriel Borkman d'Ibsen présenté récemment à l'Odéon était magnifique). Pour le reste, il faudra bien que je tente de surmonter mon instinctive méfiance envers le théâtre français pour aller découvrir ce qu'ont à proposer Joël Pommerat ou Jean-François Sivadier...
Du côté de la Colline, le maître des lieux Stéphane Braunschweig s'attaque à un chef-d'œuvre du théâtre allemand, le diptyque de Frank Wedekind autour de Lulu : il est un des rares metteurs en scène français dont le travail, nourri d'ailleurs en Allemagne, fait des acteurs autre chose que des diseurs de texte. Il invite en outre une légende du théâtre européen, le Polonais Krystian Lupa, ce qu'on ne saurait manquer ; plus inattendu, un spectacle en persan viendra nous rappeler qu'il n'y a pas que l'Europe qui sait ce que théâtre veut dire. Dans l'ensemble, la saison se caractérise par la présence massive de pièces contemporaines : tentons l'aventure...
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