mardi 2 mars 2010

De la maison des morts à Bâle : une ode à l'humanité par Janacek et Calixto Bieito

Calixto Bieito est un nom qui court depuis quelques années sur les lèvres des amateurs d'opéra européens ; pour moi, jusqu'à cette Maison des morts bâloise, ce n'était rien de plus qu'un nom, certes attirant par le mélange de fascination et de détestation qu'il traînait avec lui et qui en faisait un des phares du Regietheater, ce fantôme au nom allemand et aux représentants si cosmopolites. Rien de plus qu'un nom, pas même une image, l'idée d'un style ou d'une pensée théâtrale.

Il suffit à vrai dire de voir les dix premières minutes de ce spectacle pour acquérir quelques certitudes à son égard. Ce qui frappe en tout premier lieu, c'est l'évidence d'un considérable savoir-faire théâtral, que sa réputation de provocateur a sans doute trop fait passer au second plan. On passe une heure et demie à ne savoir qu'admirer en matière de gestion de l'espace scénique, d'utilisation des lumières, de construction des personnages. Ce savoir-faire ne suffit certes pas à faire un grand spectacle, mais quand on compare à certaines productions parisiennes récentes, telles la Mireille de Nicolas Joel ou Andrea Chénier bâclé par Giancarlo del Monaco, deux productions où les insuffisances techniques étaient patentes, on se dit que ce genre de réacs feraient mieux d'apprendre les bases du métier avant de se permettre de critiquer les grands artistes du Regietheater !

Le spectacle s'ouvre sur une scène presque vide où des prisonniers jouent au football, avec l'acharnement de ceux pour qui le monde n'a rien de mieux à proposer. Ce début est saisissant, entre la laideur des lieux et l'apparente liberté du sport. Le décor du 2e acte est plus frappant encore, avec cet immense avion sur lequel travaillent les prisonniers et dont l'envol, à la fin de l'opéra, symbolisera avec force l'aspiration des prisonniers à la liberté (ce sera lui, l'aigle qui s'envole). Il y a comme une force de sidération dans ce décor, tant l'image est frappante, tant elle suscite chez le spectateur un flot d'associations qui fait penser, en version plus statique, au flot d'images des spectacles de Krzysztof Warlikowski. Cette machine, c'est l'objet du travail forcé, c'est en même temps ce qui fait la fierté des prisonniers, qui sentent en elle une sorte de puissance supérieure au service de laquelle ils se mettent, entre servitude volontaire et évasion par l'imaginaire. C'est ça, le talent du metteur en scène : ce qui pourrait n'être qu'une jolie image dit tout, immédiatement, au-delà du langage et de la "note d'intention".

Ah, j'oubliais : la provocation. Il paraît que Bieito est un metteur en scène provocateur et, bêtes mais disciplinés, certaines critiques peu amènes ont déniché de quoi nourrir ce vieux fantasme : mais oui, les scène de théâtre du 2e acte mettent en scène des actes sexuels qui pourraient certainement paraître fort crus s'ils n'étaient pas avant tout bouffons. Est-ce vraiment provoquer qu'imaginer que les conditions de vie au camp sont susceptibles d'entraîner quelque frustration, et que la représentation bouffonne de ce qui fait défaut puisse servir d'exutoire ?

De la Maison des morts, Théâtre de Bâle (Z mrtvého domu, Theater Basel)

A tout cela s'ajoute les qualités musicales du spectacle, confié - contrairement à la Grande-Duchesse critiquée précédemment - majoritairement aux forces locales. L'orchestre symphonique de Bâle, dirigé par son "premier chef invité" Gabriel Feltz, n'est sans doute pas un orchestre de premier plan : ici, ce sera sans doute d'un peu plus de vigueur et d'audace rythmique qu'on aurait eu besoin, mais on se console aisément grâce à l'extrême clarté du tissu orchestral, toujours immédiatement lisible, toujours expressif, toujours au service du drame. Vocalement, on regrette que les rôles féminins soient tenus par des hommes (ce qui était déjà le cas pour Alieja dans la production de Patrice Chéreau, disponible en DVD), mais l'ensemble est d'une remarquable tenue : il faut absolument citer en premier lieu le Chichkov de Claudio Otelli, dont le long récit au troisième acte est sans hésitation le sommet théâtral et musical de la soirée, mais c'est un plaisir rare qu'une telle soirée où, malgré la multiplicité des rôles, chaque chanteur vient apporter sa pierre à la réussite globale.

On voit bien ici comment le travail du metteur en scène, quand il est mené jusqu'au bout, sert l'œuvre: ce qui ressort de cette représentation, ce n'est pas une représentation stéréotypée de l'horreur du camp, de la souffrance des prisonniers, de l'inhumanité des gardiens : tout cela est là, bien sûr, dans le spectacle et dans l'opéra de Janáček, mais ni dans l'un, ni dans l'autre ce n'est l'essentiel : ce qui compte, c'est que ces gens-là, ces derniers parmi les derniers (on sent bien dans l'opéra combien le commandant du camp, qui se voit comme un dieu par rapport aux prisonniers, est lui-même humilié par sa position), ce sont encore et toujours des hommes. Pas seulement le petit Aljeja, aussi tous ces hommes qui racontent leur histoire, qui se souviennent de l'autre monde.


Le Théâtre de Bâle, cette saison, a réussi à m'attirer deux fois, pour la marthalerienne Grande-Duchesse et pour ce spectacle ; il m'aurait pour un peu attiré une troisième fois, avec le Livre du désert (Wüstenbuch) de Beat Furrer (création mondiale) mis en scène à nouveau par Christoph Marthaler, mais les dates étaient trop réduites ; ce n'est pas rien pour une maison comme celle-là. En sortant du spectacle, je me suis soudain rappelé une vieille sensation, un peu oubliée après trop de déceptions ou de demi-mesures* parisiennes. Ce vieux souvenir, c'était tout simplement qu'en fait, j'aime l'opéra.


*Comme le récent Falstaff du Théâtre des Champs-Élysées, pas mal du tout mais tellement peu ambitieux, tellement convenu (la mise en scène de Mario Martone est certes digne, mais ce serait bien triste si l'opéra n'avait pas mieux à offrir !).

Photo ci-dessus : Claudio Otelli © Hans-Jörg Michel. D'autres photos ici
J'avais promis des photos du très laid théâtre de Bâle, marthalérien dans sa laideur. Elles sont faites, mais je ne les ai pas à disposition à cet instant ; je les mettrai en ligne, en expliquant pourquoi j'aime ce théâtre malgré sa laideur.

 Leoš Janáček
De la maison des morts

Direction musicale Gabriel Feltz
Mise en scène Calixto Bieito
Décors Calixto Bieito, Philipp Berweger

Filka Morosow (Luka Kusmitsch) Ludovit Ludha
Skuratow Rolf Romei
Schapkin/Kedril Karl-Heinz Brandt
Schischkow Claudio Otelli
Alexander Petrovitch Goriantchikov Eung Kwang Lee
Alej Fabio Trümpy
Grand prisonnier/Une voix Carlos Osuna
Petit prisonnier/Tchekounov Hee-Do An
Commandant Andrew Murphy
Vieux prisonnier Jacek Krosnicki
Prostituée Constantin Rupp
Un prisonnier jouant Don Juan Eugene Chan
Tscherewin/Le jeune prisonnier Piotr Jan Hoeder
Le prisonnier saoul Markus Moritz
Cuisinier Wladyslaw W. Dylag
Forgeron Krzysztof Debicki
Pope Martin Krämer
Garde Erlend Tvinnereim
Prisonnier comique André Schann

Chœur du Théâtre de Bâle
Sinfonieorchester Basel

2 commentaires:

  1. Merci bcp pour le CR! J'espere que ce sera repris et que j'aurai aussi l'occasion de le voir.

    Bale, Stuttgart et Komische a Berlin: 3 endroits ou ils ont depuis un certain temps decide de se construire une image du theatre qui cree, un theatre contre-courent qui est a 100% l'alternative a ce qu'on trouve dans les grandes maisons d'opera (en termes des productions et pas de repertoire). Stuttgart est un grand theatre et il n'y a UNE production qui est du genre Del Monaco, Joel, ou meme Besson, Flimm, Harms...

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  2. Apparemment, Suttgart marche moins bien maintenant depuis le départ de Klaus Zehetlein en 2006, même si évidemment ce n'est pas devenu un opéra conservateur pour autant. Mais comme Jossi Wieler va en prendre la direction en 2012, tout va pour le mieux.
    La prochaine saison de Bâle est du coup une de celles que j'attends avec le plus d'impatience...

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