lundi 10 mai 2010

Calisto chante bien, mais s'habille mal

Il y a des imbéciles pour prétendre que le baroque a envahi tout l'espace musical, ou tout du moins a pris une place "excessive" dans le monde musical d'aujourd'hui. Je l'ai déjà dit : nous sommes, en réalité, très loin du compte : le baroque ou tout ce qu'on entend par ce mot mal employé aura à mes yeux la place qu'il mérite quand on jouera autant les pièces pour clavecin de Froberger que les sonates de Beethoven, quand on cessera de faire au public dans une maison comme l'Opéra de Paris l'aumône d'une ou deux productions par an quand le seul Verdi en a souvent deux fois plus, quand les orchestres et autres structures baroqueuses auront autant de moyens pour vivre que leurs collègues symphoniques*.

Si malgré les apparences la situation n'est déjà pas rose pour Lully, Rameau ou Haendel, que dire de celle de Cavalli ? Sa Calisto, que le Théâtre des Champs-Elysées programme en ce mois de mai, fait presque figure de best-seller à côté de ses autres œuvres, grâce notamment à la sublime production d'Herbert Wernicke qui aura tourné dans toute l'Europe sauf à Paris (voir les représentations inventoriées ici), et il faut se réjouir de cet acte de relative audace qui devrait faire partie du quotidien de l'amateur d'opéra. À bien des égards, malheureusement, l'occasion est ratée.

Elle est ratée, en tout premier lieu, parce que la rencontre avec le public n'a pas lieu : dimanche après-midi, cette salle qui n'est quand même pas si vaste était douloureusement désertée, comme je ne l'avais jamais vue pour une représentation d'opéra. On peut toujours penser que quelques-uns ont renoncé à cause du choix malencontreux du metteur en scène, mais le fond du problème est bien plus profond : je parlerais volontiers d'une grave attaque de repli frileux, qui pousse les spectateurs à n'aller voir que ce qu'ils connaissent déjà, dans des institutions de référence (donc ici plutôt une sottise à l'Opéra qu'un chef-d'œuvre au TCE). Où est la culture quand il n'y a pas de risque, pas d'imprévu ?

L'occasion est ratée également parce que ni la mise en scène, ni la direction musicale ne rendent véritablement justice à l'œuvre. On le sait, Deschamps & Co. sont partout : ici, c'est Macha Makaieff qui signe tout le spectacle, décors, costumes et mises en scène. Le spectacle qu'elle signe est certes moins indigne que l'inepte spectacle Weill donné en début de saison par la fille de la maison, Mademoiselle Juliette Deschamps (on en récupère seulement ici les perruques), mais on repense avec insistance à une formule de François Mitterrand disant de Jacques Chirac qu'il en restait toujours "à l'orée du concept" : c'était bien vu pour Chirac, mais ça ne correspond pas mal aux travaux de la Sainte Famille, celui-ci compris. On a à plusieurs reprises l'impression très nette qu'on est sur le point de voir une idée, mais ça ne dure jamais, et finalement, à toujours hésiter entre illustration et interprétation, on finit par n'avoir ni l'une ni l'autre. La mise en scène regorge de billevesées scéniques : que dire de ces perches ridicules qui rentrent et sortent au besoin du cube-dé qui occupe la scène pendant le 2e acte ? de la fleur métallique qui figure la source au premier et qui semble le résidu d'un antique 1 % culturel mal employé ? que dire, surtout, d'éclairages inconséquents, qui semblent éclairer ou laisser dans l'ombre de façon parfaitement anarchiques ?

Musicalement, ça fait déjà longtemps qu'on se demande ce qui a bien pu arriver à Christophe Rousset, claveciniste toujours magique, mais chef en roue libre, qui alterne ici mollesse et platitude : lui qui a été un des chefs baroques les plus passionnants accumule les ratages dans ses différentes productions lyriques de l'Avenue Montaigne. Je lui suis certes reconnaissant d'avoir choisi une instrumentation légère, conforme pour l'essentiel à l'esthétique profondément théâtrale et fort peu symphonique de cette musique, mais je ne comprends pas pourquoi la même option avec Ivor Bolton à Munich dans la même œuvre parvenait parfaitement à remplir une salle pourtant nettement plus vaste, alors que tout paraît ici si étriqué, si pauvre en couleurs. Beaucoup, ici, dépend du travail rythmique et dynamique sur les récitatifs : on peine à découvrir des intentions, de l'investissement, des couleurs : n'étaient les chanteurs, il serait difficile de ne pas sombrer dans une bienheureuse somnolence.
Car la distribution reste, avec l'œuvre géniale qu'elle sert, la bonne raison de se rendre malgré tout à ce spectacle. Il y a, disons-le tout de suite, deux erreurs regrettables commises par la direction du théâtre contre la volonté de Christophe Rousset : à la création, le rôle de Jupiter déguisé en Diane était chanté par l'interprète de Diane dans la fosse, et non par celui de Jupiter en voix de fausset. Giovanni Battista Parodi ne s'en sort ici pas mieux que ses devanciers Marcello Lippi (chez Jacobs) et Umberto Chiummo (chez Bolton), et cette solution censée favoriser la vraisemblance scénique transforme la sensualité des duos avec Calisto en un comique mal venu. En outre, pour la même raison, le rôle de la vieille nymphe Linfea n'est pas distribué comme d'habitude à un ténor bouffe, mais à une chanteuse : tout ce qu'il y a de saillant dans ce rôle s'en trouve impitoyablement noyé, d'autant que la chanteuse n'est pas vraiment à la hauteur du défi.
Pour le reste, le bonheur est presque total : on ne va pas demander à Véronique Gens, surtout dans ces conditions, de s'animer un peu, ce serait vain. Mais la magnifique Calisto de Sophie Karthäuser est un événement qu'on aurait tort de manquer malgré sa perruque ridicule ; surtout, entendre le couple Diane-Endymion par Marie-Claude Chappuis et Lawrence Zazzo est un bonheur absolu. Elle, on l'avait déjà entendue ici et là, mais c'est la première fois que cette jeune chanteuse me frappe par une telle maturité dans l'interprétation, un tel engagement au service de chaque mot, le tout avec une absolue sobriété. Qualités qu'on retrouve évidemment chez Lawrence Zazzo, qui est pour moi sans hésitation le plus magnifique des contre-ténors actuels (rien à voir avec la voix de canard et l'interprétation absente d'un Andreas Scholl !) : si le mot goût a encore un sens, c'est bien Lawrence Zazzo qui l'incarne pour moi, avec un timbre solaire et une diction exemplaire. Les autres sont certes très bons dans l'ensemble, mais à côté d'un tel couple, il est difficile d'être autre chose qu'un figurant.


Pour finir, un lien intéressant pour les amateurs de cette musique : la numérisation du manuscrit de La Calisto conservé à la Biblioteca Marziana de Venise (d'autres opéras de Cavalli sont disponibles sur le même site)

* Et après ça certains prétendront qu'il n'y a que le contemporain qui m'intéresse...
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