dimanche 30 août 2009

Journal salzbourgeois - Mercredi 19 août : Rien, ou presque

"Mardi 14 : rien". On connaît ces mots succincts du journal de Louis XVI concernant le mois de juillet 1789. On serait tenté de recourir à la même concision pour parler du concert de musique de chambre donné par Denés Varjon, Steven Isserlis et Joshua Bell au Mozarteum. Weber, Mendelssohn et Schumann n'y font rien : la musique de chambre est un genre trop exigeant pour que la médiocrité y soit supportable. Le problème, ici, porte un nom : Steven Isserlis, qui prend des poses inspirées pour ne faire que napper le jeu de ses partenaires d'un souffle sonore qui déséquilibre constamment la pâte sonore. Inutile de s'étendre : dans ces conditions, la musique n'a plus de sens. Entre ce concert, celui du quatuor Belcea (très supérieur au demeurant) et ceux du quatuor Emerson (spécialiste d'une sorte de brillante vacuité), la musique de chambre est à Salzbourg un chef-d'œuvre en péril.

jeudi 27 août 2009

Journal salzbourgeois - Mardi 18 août : Thomas Quasthoff ou pourquoi on peut encore aimer le Festival de Salzbourg

La vague de critiques, largement due à la direction calamiteuse de Jürgen Flimm, qu'essuie cette année le Festival de Salzbourg, le sentiment qu'on a de devoir naviguer au milieu d'écueils dangereux et pas toujours très discernables pour construire une sélection personnelle qui tienne la route, la désagréable atmosphère de sponsorisation à outrance et de vulgarité que peut dégager le public trop riche pour être honnête, tout cela pose de temps en temps à se poser la question : mais que vient-on donc faire là ?

Ce Liederabend exceptionnel a donné la réponse, discrètement, sans élever la voix, mais avec une fermeté implacable : parce qu'on peut parfois encore y entendre de la musique à un niveau inégalable.
Mais avant d'en venir au chant, parlons de déclarations verbales : Thomas Quasthoff parle toujours à un moment ou à un autre de ses concerts, avec humour et caractère. Cette fois, c'est au moment des bis qu'il s'est adressé au public, et ce qu'il a dit mérite grandement d'être rapporté. Une déclaration quelque peu polémique, pour déclarer qu'il espérait que, après deux intendances (depuis le départ de Mortier, donc), le Lied recevrait enfin, après 2009, la considération qui lui était due - applaudissements évidemment abondants du public en retour; et comme un spectateur ajoutait "Surtout de cette qualité" (nouveaux applaudissements)", il a répondu, avec accent berlinois, qu'il venait volontiers ici... Et on ne peut que souhaiter, en effet, que le Lied redevienne une marque de fabrique du festival, avec l'exigence peu glamour qui fait la valeur du genre.

Après son premier bis, et pour annoncer le second, Quasthoff a fait remarquer que son programme jusqu'ici avait été bien sérieux, "mais après tout, on ne vient pas à un Liederabend pour se caler confortablement dans son fauteuil et se divertir" : a-t-on tort de penser ici au récital Netrebko/Barenboim de la veille, ou au tour de chant de Mlle Petibon, venue faire le clown sur de la chansonnette française quelques jours plus tôt?

Mais on aurait tort de ne parler que de ces justes remarques. Thomas Quasthoff donnait ici son 4e Liederabend salzbourgeois; j'avais assisté à ceux de 2004 et de 2008, et manqué celui de 2007. Le risque de ce concert était donc de n'être qu'un numéro dans une série (avec comme particularité amusante que les 3 concerts que j'ai vus étaient dans 3 salles différentes, le Mozarteum, la Grande salle du festival, puis cette année la Haus für Mozart) : à l'inverse, c'est à un moment bouleversant, sommet de cette édition du festival, que les 1400 spectateurs ont eu la chance d'assister, avec une émotion palpable dans l'atmosphère.

Grâces en soient rendues, en partie, au programmateur des concerts à Salzbourg, Markus Hinterhäuser, qui a tenu cette année à des programmes originaux (je n'ai pas trouvé d'autres concerts de Quasthoff avec ce programme, visiblement conçu pour Salzbourg) et des accompagnateurs de haut niveau. Le programme commençait par les bien connus Rückert-Lieder de Mahler : dès le deuxième ou troisième Lied, on comprend ce qui est en train de se passer. La voix de Quasthoff est d'airain (beaucoup plus que lors du concert Brahms de 2008, qui avait suscité des inquiétudes), le piano de Lars Vogt d'une délicatesse de toucher qui rappelle l'admirable parcimonie de Wolf, sans la moindre tentation orchestrale, et l'entente entre les deux musiciens autour d'une intensité sans concession et sans fioritures est saisissante. Enfin, on retrouve un Mahler où la musique prime sur le décoratif façon Art nouveau, façon Klimt, qui le défigure trop souvent !
Les 6 monologues de Jedermann de Frank Martin qui les suivent sont de la même eau : le cycle appelle plus indispensablement encore la sobriété et l'intériorité, et ses 20 minutes paraissent un véritable défi pour le public : mais l'austérité assumée de la partition et l'art du chanteur en font un sommet expressif qui fait oublier le caractère un peu fabriqué de la pièce d'Hofmannsthal. Oui : l'austérité et l'expressivité ne sont pas une alternative ici, mais l'une est la jumelle de l'autre.

Après un entracte bien nécessaire pour se reposer d'aussi fortes émotions, Thomas Quasthoff entraîne le public vers un autre défi, celui d'une œuvre contemporaine inconnue de la très grande majorité du public (y compris, à ma grande honte, de moi - alors que Quasthoff l'a enregistrée pour Orfeo), Entsorgt de Reimann, pour baryton sans accompagnement : je regrette beaucoup de n'avoir pas eu le texte sous les yeux, mais la conviction du chanteur dans cette œuvre dont le titre laisse entendre qu'elle traite d'un homme à la dérive suffit à tirer profit de la musique pour elle-même : pis-aller, certainement, mais un tel pis-aller vaut bien mieux que tant de programmes de concert (sans parler d'opéra) où, même avec un esprit pénétrant et tous les moyens à sa disposition, on sent qu'à creuser trop profondément on risque de toucher le fond...

Arrivé à ce stade d'émotion, on en est presque à se demander comment on va encore pouvoir supporter l'écoute d'un des plus beaux cycles de tout le répertoire, les Quatre chants sérieux de Brahms : mais Thomas Quasthoff n'est pas Philippulus le Prophète, et sa prédication qui parle de mort sait aussi parler de paix, d'amour, d'espérance. Sérieux, certes ; parfois sombres, sans doute, mais d'une chaleur humaine qui réconforte, qui transporte autant qu'elle émeut. On en oublie presque de s'émerveiller de l'entente merveilleuse entre un chanteur exceptionnel et un pianiste à sa mesure, tant la musique parle comme par elle-même.

Un signe qui ne trompe pas : le public, pour une fois, ne s'enfuit pas après le premier bis, mais reste jusqu'au bout, marqué et ému. Comme le star-system et la comédie sinistre des sponsors paraissent alors loin.


PS : dans une interview américaine, Thomas Quasthoff raconte avec sa verve habituelle l'anecdote suivante à propos de Valery Gergiev :

"We met permanently at festivals and every time he said: ‘We have to work together.’ I said: ‘You know, work together means we have to have rehearsals,’"
Tout le monde le sait, mais qui ose le dire ainsi ? Quel dommage pour un chef si évidemment doué...

Journal salzbourgeois - Lundi 17 août : Le quatuor Belcea mieux qu'Anna Netrebko

Il n'y a pas que les stars, sur scène et dans la salle, au festival de Salzbourg : ce soir, ceux-là étaient au Grosses Festspielhaus pour le récital de Mme Netrebko, accompagné par le plus grand spécialiste mondial du cacheton, M. Barenboim: bien sûr, ça n'a aucun intérêt artistique, d'autant que le programme (des chansonnettes de Rachmaninov et Tchaikovski) est parfaitement anecdotique.
Il restait heureusement quelques mélomanes à Salzbourg, qui se sont réfugiés au Mozarteum, pour le concert du quatuor Belcea, qui faisait suite à leurs débuts en 2005. Comme c'est leur habitude, le XXe siècle vient y dialoguer avec les classiques du genre : ce sera donc Benjamin Britten qui viendra y représenter le siècle passé avec son 3e quatuor (1975). L'oeuvre, placée en milieu de concert, en est certainement le sommet : d'abord pour la valeur intrinsèque de cette oeuvre dense, élégiaque et tendue à la fois ; ensuite par la beauté de la sonorité de l'ensemble. Les deux autres quatuors au programme, eux, ont moins enthousiasmé : Haydn est pour moi la pierre de touche des quatuors ; loin d'être le musicien rococo, poli et divertissant, pour lequel certains continuent à le tenir (même si, en cette année bicentenaire, ils n'osent plus le dire), il est l'auteur d'une oeuvre incontournable dont les quatuors, avec les messes et les symphonies, sont sans doute la plus indispensable part. Rares sont les ensembles qui savent trouver le délicat équilibre indispensable : Keller, Mosaïques, Hagen (pour ne parler que des quatuors encore actifs), et peu d'autres (non, pas les Prazak!). Le quatuor Belcea ne s'en tire pas mal, mais cela manque encore beaucoup de fondu, de naturel, de sens du discours.
Pour Schubert (La Jeune fille et la mort), les choses sont plus complexes : le premier mouvement, très réussi, laisse espérer le meilleur, mais la suite n'est pas au même niveau, donnant l'impression que les musiciens, à force de vouloir montrer son talent, finissent par ne plus avoir la partition en main. Inutile de faire tant d'effets dans le mouvement varié : mieux vaudrait faire les bons ! Le final, lui, est échevelé, ce qui lui vaut l'approbation énergique du public : là encore, plus de retenue et plus de construction rendraient mieux service à la musique.

On a donc là affaire à un ensemble qui n'est pas sans qualités : mais c'est d'autres ensembles qu'on souhaiterait voir à Salzbourg, qui rendraient mieux justice à ce miracle méconnu qu'est la musique de chambre.

lundi 24 août 2009

Journal salzbourgeois - Dimanche 16 août - Le XXe siècle de Barenboïm, Boulez et… Riccardo Muti

Le vingtième siècle est à l’honneur le temps d’un dimanche : le matin – comme il se doit – visite aux Wiener, sous la direction d’un de leurs chefs préférés (qui n’est pas le mien, loin de là), Riccardo Muti, que l’intendant Flimm semble hélas considérer comme incontournable. Le responsable des concerts du festival, Markus Hinterhäuser, a raconté comment il a dû batailler pour convaincre Muti et les Philharmoniker, tous aussi conservateurs, d’oser mettre à leur programme une œuvre de Varèse, Arcana, qui pourtant est sans doute la plus aisément digestible, pour un tel orchestre, des grandes fresques symphoniques de Varèse. On aimerait avoir son appréciation du résultat : quelqu’un a dû dire à Muti que la musique « contemporaine » (!) proscrivait la sentimentalité, car le produit livré semble sorti du congélateur, sans élan, carré comme une marche militaire : la partition sans la musique, en quelque sorte. Le public, pas vraiment à la recherche de sons nouveaux, en ressort logiquement tout aussi congelé que l’œuvre ainsi ânonnée.

La suite du concert, étonnamment, se révèle beaucoup plus convaincante, avec l’ample Faust-Symphonie de Liszt (autre héros de cette édition du festival) : si le mouvement choral final, déjà souvent attaqué, ne semble guère défendable, le reste de la partition s’avère remarquablement construit, même si le prétexte programmatique est parfois un peu simpliste. Dans ce monde qu’ils maîtrisent beaucoup mieux, Muti et son orchestre réalisent un travail artisanal sans reproche : rien ne viendra mettre en évidence la modernité de la partition, bien sûr, mais les sonorités sont magnifiques à défaut d’être toujours portées par une pensée musicale profonde.

La suite de la journée est consacrée, avec des bonheurs divers, aux jeunes musiciens du West Eastern Divan Orchestra en musique de chambre. Un premier concert, l’après-midi, est entièrement consacré à la musique de Pierre Boulez, dont on connaît les liens avec le mentor de l’orchestre Daniel Barenboim. Ce dernier dirige d’abord Messagesquisse, pour violoncelle solo et six violoncelles : l’œuvre n’est pas, sans doute, la plus riche de Boulez, mais on se demande un peu si la légèreté de ce qu’on entend n’est pas un peu due tout de même à l’interprétation.

Suit alors Anthèmes I pour violon, remplaçant Anthèmes II qui joint au violon un environnement électronique et qui disparaît ainsi du programme. Qu’on se rassure, le spectateur n’est pas privé de sons électroniques pour autant : dans sa grande générosité, M. l’Intendant soi-même (pour une fois présent à un concert) y pourvoit lui-même grâce à la sonnerie de son portable. Merci beaucoup.

La victime de cet affront n’est autre que Michael Barenboim, premier violon de l’orchestre, qui montre avec aisance qu’il ne doit pas qu’à son nom d’occuper ce poste : l’interprétation est techniquement sans faille et musicalement très habitée.

Les jeunes musiciens sont rejoints ensuite par Pierre Boulez lui-même, qui avait assisté de la salle au début du concert et vient alors les diriger dans son chef-d’œuvre Le marteau sans maître. La tension est palpable chez les musiciens, le rendu pas forcément aussi parfait que celui des membres de l’Intercontemporain qui connaissent l’œuvre par cœur, mais on retrouve avec plaisir cette musique toujours fascinante, avec l’apport précieux d’Hilary Summers, l’interprète privilégiée de la partie vocale. Aux saluts, l’ovation du public se transforme en un hommage spontané au maître français malgré les efforts de celui-ci pour rester au second plan : l’émotion et la gratitude du public sont palpables.

Le soir, cette copieuse journée de concerts prend fin avec les mêmes interprètes que le concert précédent, dans un répertoire plus varié : le juvénile octuor pour cordes de Mendelssohn y est encadré par deux classiques du XXe siècle, la 1ère Symphonie de chambre de Schoenberg (très post-romantique et bien moins intéressante que la seconde) et le Concerto de chambre de Berg, ces deux dernières œuvres dirigées par Daniel Barenboim. L’octuor est joué très correctement, mais on aimerait, de la part de solistes d’un orchestre de jeunes, un peu plus d’élan juvénile. Dans les deux autres œuvres, la direction de Barenboim ne paraît pas produire un effet miraculeux : la symphonie est d’une appréciable homogénéité, le concerto de Berg plus difficile. Il est vrai que les deux solistes eux-mêmes sont tellement inégaux que cette œuvre magnifique en devient difficile à suivre : on retrouve avec plaisir le jeu remarquable de Michael Barenboim, mais le jeune pianiste palestinien Karim Said est largement dépassé par les exigences de la partition ; certains autres musiciens, en particulier les cuivres, montrent malheureusement qu’ils sont encore loin d’un niveau professionnel. La soirée en reste donc à un niveau plus sympathique qu’enthousiasmant : la générosité du projet humaniste du West Eastern Divan Orchestra ne saurait être mise en cause, et cela seul justifie amplement son existence ; mais, d’un point de vue strictement musical, on préfèrera en rester, en matière d’orchestres de jeunes, au splendide Gustav Mahler Jugendorchester qui, semble-t-il, viendra l’an prochain au Festival de Salzbourg.


Le site du Festival de Salzbourg

dimanche 23 août 2009

Journal salzbourgeois - Samedi 15 août : de Haydn à Dusapin

Retour le samedi matin dans une salle plus agréable, la belle salle du Mozarteum, pour une nouvelle Mozart-Matinee, consacrée cette fois entièrement à Haydn, avec un programme sortant de l’ordinaire : après la très courte symphonie Lamentatione (Hob. I:26), c’est le rare Stabat Mater qui occupe l’essentiel du programme, donné sous la direction du directeur musical du Mozarteumorchester, Ivor Bolton, entouré par l’excellent Arnold Schoenberg Chor et un quatuor soliste dont ressortent avec éclat la soprano Sandrine Piau et le ténor Joel Prieto. La première bénéficie d’une belle partition virtuose qu’elle met comme toujours en valeur aussi bien par la sûreté sans faille de sa technique que par un goût et un sens du style non moins infaillibles ; le second, en tout début de carrière, frappe par son aplomb, la justesse de sa déclamation et la richesse de son timbre. L’œuvre elle-même, sans avoir toujours la force innovatrice des messes tardives, justifie pleinement sa programmation, d’autant qu’Ivor Bolton maîtrise ici remarquablement les équilibres et les articulations.

Un court concert de musique de chambre, en écho à la programmation Varèse, clôt la journée, avec deux compositeurs français héritiers de l’intérêt de Varèse pour le son, interprétés par des musiciens de l’Ensemble recherche. La Musique fugitive de Dusapin paraît à vrai dire bien inoffensive face aux créations visionnaires de son aîné ; Vortex Temporum de Gérard Grisey est en revanche désormais un classique du répertoire de la musique de chambre d’aujourd’hui : poésie sonore, réduction des moyens et visions cosmiques tout à la fois. Dommage que la marginalité de ce concert ne lui ait attiré qu’un maigre public : malgré la qualité du programme et des interprètes, l’ambiance n’y était pas vraiment.

Journal salzbourgeois - Vendredi 14 août : Respect ? (Al gran sole carico d’amore)

Après quelques jours d’interruption, retour à Salzbourg pour une journée consacrée aux deux salles problématiques du festival, deux salles qui ont en commun d’être utilisables pour tout ce qu’on veut, étant donné que toutes deux ne sont propres à rien.

On peut donc faire de l’opéra à la Felsenreitschule, lieu étonnant marqué par un fond de scène constitué par des galeries en alvéoles creusées à même le rocher du Mönchsberg, à condition de tenir compte de son acoustique problématique, du manque de profondeur scénique, et de la forte pente d’une salle à la jauge finalement réduite. Et bien sûr, à condition de cacher précisément ce qui fait la beauté du lieu, à savoir le rocher et ses galeries…

Rejouer Al gran sole carico d’amore de Nono, dont l’intendant du festival Jürgen Flimm avait mis en scène la création scénique en 1978 était un véritable défi : non narrative, décrite par son auteur lui-même a posteriori comme « un grand éléphant de moyens, de tout : incroyablement limité », l’œuvre n’a que peu à voir avec la « society » que le festival aime tant mettre en avant (et ce sera pire encore avec M. Pereira) : qu’importe, on ira voir le manifeste d’extrême gauche de Nono en Audi VIP Shuttle – bien mal tourné qui y verrait une contradiction. Que quelques-unes des rares places bon marché soient qui plus est bloquées en raison de haut-parleurs trop généreux est ici d’une délicate ironie.

Disons-le sans détour : concernant le patchwork de textes utilisés comme le projet dramaturgique global de l’œuvre, on ne peut qu’être d’accord avec la critique de son auteur. Seule, ici, la musique vaut quelque chose, avec de très beaux moments surtout orchestraux : les Wiener Philharmoniker s’appliquent, sous la baguette experte et passionnée d’Ingo Metzmacher, tandis que parmi les solistes vocaux les moments de grande tension vocale ne manque malheureusement pas. Mais la faiblesse structurelle de l’œuvre n’a pas empêché Flimm de confier le bébé à une metteuse en scène, l’Anglaise Katie Mitchell, qui a effectué un travail sans doute considérable pour surcharger l’œuvre de vidéos en direct (des acteurs jouent des scènes dans de petites cases en bas à gauche, une équipe – bruyante – filme des images projetées à droite sur un vaste écran) et de bons sentiments.

En ces années 70 où l’œuvre a été créée, le vocabulaire politique était volontiers aussi bien poétique que vigoureux : on n’aurait alors pas hésité à qualifier de fasciste le travail de Mme Mitchell. Aujourd’hui que les idéologies sont, paraît-il, mortes, on est plus policé : on ne sait même plus si on a encore le droit de qualifier ce spectacle prétentieux d’insupportablement sentimental, naïvement technophile, d’un kitsch achevé, où l’héroïsation de l’individu animant les masses prend la place de toute vie collective. De l’élan généreux d’un Nono, et en même temps de l’échec tragique de ces idées généreuses (qui restent toujours plus sympathiques que celles de leurs adversaires d’hier et d’aujourd’hui), on ne sentira rien ici : ce qui reste, c’est une série d’images pieuses, d’une bêtise parfois affolante (les airs inspirés de « Louise Michel » !) et projetées artificiellement vieillies, comme un film muet d’autrefois dont tout doit souligner qu’il n’est pas actuel : images d’albums pour jeunes (ou vieilles) filles romantiques, quand il aurait fallu un coup de poing.

En ces temps où on parle à tort et à travers de respect des œuvres à l’opéra et au théâtre, il serait bon de souligner à quel point, ici, on a affaire à la plus ignoble des trahisons de l’œuvre, de son esprit, de son auteur, devant un public que Nono aurait sans doute à juste titre abhorré. La presse, rassurée de voir l’œuvre réduite à l’insignifiance, a adoré, et le public offre au spectacle un enthousiasme de commande (suivi aussitôt par un oubli profond) : c’est la règle du jeu pour toutes les œuvres rares, et c’est la force des puissants d’aujourd’hui que de pouvoir tout digérer, indifféremment.

Par contraste, le spectacle du soir est bien inoffensif, un sage Liederabend dans la mal nommée Haus für Mozart : réincarnation du triste Kleines Festspielhaus née en 2006, cette salle mal finie semble avoir toujours cherché le moindre effort pour donner l’impression du luxe, mais surtout rien d’autre que l’impression – et j’invite ceux qui aiment s’épancher sur les défauts de Pleyel ou de Bastille à venir se confronter à cette pauvre chose coûteuse : il va sans dire que ni la disposition des places, ni l’acoustique, ne sont le moins du monde réussies…

Les songs de Purcell adaptés par Britten que Magdalena Kozena et Mitsuko Uchida ont choisi de donner en ouverture de leur concert se perdent ainsi sans espoir de salut dans les recoins de la salle : étrange choix que ces harmonisations douteuses qu’on aurait préféré ne pas connaître. Le reste du récital est moins victime de la salle : mais Frauenliebe und -leben (Schumann) est un cycle qu’on entend beaucoup trop pour ses minces mérites (quel texte !) et partage une certaine insignifiance avec les Chansons de Bilitis de Debussy qui suivent après l’entracte. Le plus intéressant vient donc à la fin, avec un autre cycle très souvent joué, les Sieben frühe Lieder de Berg : les qualités de Mitsuko Uchida font alors merveille, et Magdalena Kozena a des affinités évidentes avec l’univers somnambulique de ces Lieder. Il faut pourtant attendre le premier bis (on oubliera le second) pour retrouver la chanteuse morave au sommet de son art de récitaliste : Der Nußbaum (Schumann) n’est là encore pas un choix très original, mais l’intensité magnétique qu’elle y met justifie enfin pleinement ce récital.

dimanche 16 août 2009

Lundi 10 : Pièges du répertoire

Bertrand de Billy n’est pas mon chef préféré, loin de là (son Don Giovanni salzbourgeois était navrant, tout comme sa récente Ariane à Naxos à Munich), mais il fallait bien en passer par lui pour accéder une première fois à la programmation Varèse de ce festival, avec un concert symphonique où il dirige son orchestre, l’ORF Radio-Sinfonieorchester Wien, ou plus familièrement le RSO Wien, orchestre spécialisé dans la musique du XXe et XXIe siècle et aujourd’hui menacé dans sa survie. La première partie du programme était très séduisante sur le papier, et elle n’a pas déçu : les pièces pour orchestre op. 16 de Schoenberg montrent les qualités de l’orchestre, brillant, précis, énergique ; ces chefs-d’œuvre de concentration et de délicatesse sont idéalement présentées, et elles font apparaître Schoenberg pour ce qu’il est, non pas un réformateur austère et amateur de théories, mais un musicien sensuel et gourmand, capable d’une expressivité chaleureuse et délicate. Puis Amériques, l’une des pièces les plus connues de Varèse : on l’avait entendue plus tellurique par l’Ensemble Modern Orchestra et Pierre Boulez à la Salle Pleyel ; l’interprétation est cette fois plus mesurée, et si la pièce perd ainsi un peu en impact sonore, elle y gagne une musicalité plus classique. La pièce apparaît comme une véritable épopée, avec ses épisodes, ses rebondissements, ses hymnes, sans assise programmatique certes, mais avec l’élan conquérant que son titre annonce. La deuxième partie, elle, était bien le pensum qui s’annonçait. On joue en ce moment à Salzbourg Moïse et Pharaon de Rossini, que je n’ai pas voulu voir à cause d’une distribution de second ordre, d’un chef préférant le beau son dépourvu de sens au travail stylistique (Muti), et d’un metteur en scène inepte (Jürgen Flimm, intendant du festival), et bien m’en a pris à en juger par les critiques ; si on parlait donc des plaies d’Égypte de la musique, le Philharmonique de Vienne serait sans doute la première, et les poèmes symphoniques de Strauss la deuxième (on a la suite du festival pour trouver les autres) : en dehors de son début trop connu, Ainsi parlait Zarathoustra n’a rien qui fasse sortir de l’ennui profond dans lequel cette musique profondément banale plonge l’auditeur. On est frappé par le succès que Strauss, chef-compositeur classé alors parmi les jeunes musiciens prometteurs, a obtenu avec cette pièce où toutes les innovations sont de façade. La présence de Strauss, compositeur longtemps implacablement surestimé, dans ce programme se justifiait apparemment par le fait qu’il ait accordé une lettre de recommandation très formelle à Varèse et parce qu’il a plus ou moins commandé les pièces op. 16 à Schoenberg, avant que sa couardise ne l’ait fait renoncer à les interpréter, et sans doute son apport à la forme du poème symphonique n’a-t-elle pas été sans influence sur la liberté formelle des grandes pièces pour orchestre de Varèse : on aurait quand même préféré un choix plus audacieux pour achever un concert qui débutait de façon si intéressante.

Journal salzbourgeois - Dimanche 9 : Morne plaine et sismographe

Que faire le dimanche matin, quand on a déjà vu la veille la Mozart-Matinee de la semaine ? Il ne reste plus qu’à se résoudre à aller voir le concert du Philharmonique de Vienne avec les mondains, tant pis. Je n’avais pas vu l’orchestre en concert depuis bien longtemps : je l’ai retrouvé tel qu’en lui-même, soucieux de sa couleur instrumentale plus que de la partition, incapable d’investir plus que le strict nécessaire dans le concert du jour. Esa-Pekka Salonen, pas plus que Berg ou Bruckner, n’ont pu faire dévier le mastodonte de sa trajectoire. Au moins Angela Denoke a su chanter admirablement les courts Altenberg-Lieder de Berg : c’est mieux que rien, mais il y a vingt orchestres dans le monde qui auraient fait mieux à ses côtés.
Retour au théâtre le soir, dans la salle acoustiquement problématique du Landestheater, pour la première d’un diptyque composé de La dernière bande de Beckett suivie par son « écho » féminin, Jusqu’à ce que le jour nous sépare ou Une question de lumière, écrit en français par Peter Handke et ici joué pour la première fois dans sa version allemande. Le metteur en scène Jossi Wieler est un peu connu du public d’opéra en France pour des spectacles donnés à Stuttgart et disponibles en DVD : Alcina (que l’Opéra de Lyon avait importée) et un remarquable Siegfried ; et j’avais parlé l’an dernier, avec enthousiasme, de sa Rusalka salzbourgeoise. Au théâtre, il n’est pas accompagné de son acolyte Sergio Morabito, mais il retrouve un familier en la personne d’André Jung, un des acteurs phares des Kammerspiele à Munich qui coproduisent le spectacle. Le spectacle qu’ils ont réalisé marque avant tout par sa sobriété, par le refus de la « performance d’acteur » hollywoodienne à laquelle la pièce (pas forcément la meilleure de Beckett) paraît pouvoir conduire. Jung, qui est un acteur formidable, possède l’art rare du silence et de l’immobilité comme peu d’acteurs : rien à voir avec le hiératisme d’un Robert Wilson, mais une intensité du geste et du regard qui créent une qualité d’émotion rare. Face à lui, Nina Kunzendorff dit ensuite le texte de Handke, où elle incarne l’amour perdu dont parle une de ces bandes enregistrées tout au long de sa vie par le personnage de Beckett : comme un fantôme qui l’aurait suivi de sa naissance à sa mort, elle évoque avec distance, avec ironie, avec affection, ce personnage difficile qu’est (qu’était) Krapp, qui cesse ainsi d’être seulement l’épave humaine qu’on lit trop facilement dans la pièce de Beckett. Un spectacle court, dense, fragile, discret, d’une émotion délicate.

mardi 11 août 2009

Journal salzbourgeois - Samedi 8 août : Sortilèges théâtraux et platitude musicale

La journée commence sympathiquement, mais pas très vivement, avec la traditionnelle Mozart-Matinee dans la charmante salle du Mozarteum avec l’orchestre du même nom, confié au pianiste Alexander Lonquich : un Mozart un peu raide, que ce soit dans les extraordinaires danses K. 571 ou dans la Symphonie Linz ; le pianiste lui-même, dans le concerto K. 482, est valeureux, mais le concert reste convenu.

Rien de tel l’après-midi, avec l’une des quatre pièces du Young Directors’ Project : on hésite toujours à investir dans cette série en raison du coût des places (40 €, catégorie unique) ; cette fois, aiguillonné par des critiques enthousiastes, on s’est laissé tenter par Alice, un spectacle créé en 2007 à Graz, où le metteur en scène hongrois Viktor Bodo s’est attaqué à l’adaptation par Roland Schimmelpfennig (un des jeunes dramaturges les plus connus en Allemagne) du récit de Lewis Carroll. Sortilèges scéniques au programme, et pourtant pas de profusion d’effets spéciaux (la salle salzbourgeoise n’est pas très équipée, moins apparemment que le lieu originel) : le spectacle repose largement sur l’énergie d’une jeune troupe dominée par l’interprète du rôle-titre. Alice n’est certainement pas un conte poli pour enfants sages et un peu ennuyés, bien plutôt un spectacle sur les terreurs enfantines, drôle et vif, bizarre et prenant. On n’a pas perdu son argent.

Ou alors, c’est le soir qu’on l’a perdu, même si l’investissement était bien plus léger (8 €). Matthias Goerne y participait simultanément à la série Liszt-Szenen visant à éclairer tous les aspects de la production du compositeur hongrois et à la traditionnelle série de soirées de Lieder qui sont une des marques du festival. L’accompagnement délicat d’Andreas Haefliger n’y peut rien : c’était une bonne idée de coupler Wolf, compositeur majeur du genre, avec Liszt, dont les Lieder sont volontiers méprisés, en tout cas largement ignorés. Il s’agissait sans doute de montrer le niveau commun d’inspiration, mais également le sérieux du travail de Liszt bien au-delà de son image de compositeur des salons, à défaut de pratiques compositionnelles très proches. Matthias Goerne a réalisé cette unification, mais bien au-delà de ce qu’on pouvait souhaiter : malgré les applaudissements enthousiastes à la fin du concert, il a fait peser une atmosphère d’impénétrable ennui sur la soirée, tant son « art » semble limiter aux beuglements par lesquels il tente de compenser son manque absolu d’expression. Le timbre est gris, la diction pâteuse, l’intonation régulièrement fausse, et ces cris !

Journal salzbourgeois - Vendredi 7 août : Sokolov

Du piano pour commencer, avec le récital de Grigori Sokolov, premier contact avec ce pianiste réputé atypique. Il avait déjà joué à Salzbourg, mais pour la première fois il a les honneurs du Grosses Festspielhaus, vaste salle de 2000 places : l’an passé, ni Arkadi Volodos, ni Krystian Zimerman n’avaient réussi à le remplir, et de loin ; Sokolov, moins connu pourtant du grand public, y parvient. La première partie du concert, pourtant, ne justifie pas totalement cet attrait : la sonate op. 2/2 de Beethoven, privée de son ascendance haydnienne, semble un peu mécanique, et même la plus connue Quasi una fantasia souffre de manques d’inspiration massifs. Heureusement, Schubert est au programme après l’entracte, et cette fois une grande délicatesse se marie idéalement avec une énergie implacable qui délivre la sonate D. 850 de toute mièvrerie. Schubert inspire plus que Beethoven : comme on le comprend ! Un véritable festival de bis, ouvert par d'extraordinaires Sauvages de Rameau dans une version surornée que je ne connaissais pas et poursuivi par toute une volée de Chopin, termine une soirée étrange, intéressante, sinon entièrement convaincante.

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