jeudi 15 octobre 2009

Le baroque et ses souteneurs - L'Arpeggiata

On ne peut pas parler que des grands moments : on me pardonnera donc de laisser parler un peu mon agacement suite au programme Monteverdi que L'Arpeggiata, avec les deux chanteurs Philippe Jaroussky et Nuria Rial a enregistré et donné un peu partout (et que j'ai pu voir récemment). Le problème
L'Arpeggiata, c'est l'establishment du baroque d'aujourd'hui, incarné par le label Alpha (qui a cela dit quelques bons musiciens, comme Céline Frisch) : tabula rasa sur les grands anciens, les Christie, Harnoncourt, Leonhardt, Rousset ou Minkowski (enfin, anciens...), tabula rasa, surtout, sur une méthode, qui consistait à s'immerger dans l'œuvre pour en comprendre la logique interne, comprendre les émotions qu'elle voulait susciter plutôt que d'essayer d'y plaquer ("c'est teeeeeeeeeeeeeellement moderne !") des émotions préfabriquées conformes à des attentes contemporaines : accepter l'étranger, l'étrangeté, accepter que c'est à nous de faire le chemin, même si les grands noms que j'ai cités sont fondamentalement des musiciens capables, ô combien, de parler à leur public.
Ce qui frappe dans le traitement infligé par L'Arpeggiata, c'est que Monteverdi ainsi travaillé sonne étrangement familier : avec le rôle omniprésent des percussions, le jeu très agressif des cordes pincées, on se retrouve ainsi face à une longue suite de chansons pop toutes similaires (Chiome d'oro=Ohimè ch'io cado=Zefiro torna=Berceuse d'Arnalta) juxtaposées au moyen de transitions peu soignées, mais qui complètent l'impression de gloubi-boulga branché.
Derrière tout cela, on retrouve un mode de fonctionnement qui est familier dans la scène musicale grand public, dont sont victimes également les musiques traditionnelles et les cultures musicales du bout du monde devenues à leur corps défendant world music pour bobos occidentaux : la digestion de l'étranger dans une soupe facilement assimilable, prête à consommer, dans laquelle le rythme est la valeur prédominante (l'harmonie, c'est trop intello). Ne nous y trompons pas : sous son apparente modernité, la vision de la musique mise en avant par L'Arpeggiata, comme celle d'un Vincent Dumestre, est profondément conservatrice, "restauratrice" : il s'agit de faire rentrer le baroque dans la doxa de la culture musicale dominante, et c'est bien la malédiction de notre époque qu'une telle démarche niant l'altérité et réduisant la curiosité à un voyage au coin de la rue rencontre un tel succès.
Il y a un argument musical essentiel dans ce traitement : l'idée de mettre en rapport ce baroque italien avec la musique populaire censément immémoriale des campagnes italiennes (un autre disque de l'Arpeggiata, Homo fugit velut ombra, qui massacre Stefano Landi avec l'aide d'un chanteur atroce, Marco Beasley). C'est historiquement une pure falsification : s'imaginer que la musique populaire, au moment où on commence à pourvoir la saisir (c'est-à-dire pour l'essentiel il y a un siècle tout au plus), est celle qu'a pu entendre Monteverdi, que les chanteurs populaires du début du XXe siècle avaient conservé des techniques vocales que la culture des élites aurait perdu, c'est pire que de l'ignorance : l'incapacité à comprendre le monde et son histoire. Cette démarche est surtout le fruit d'un redoutable populisme, propre aux classes dirigeantes (notre président-chef de clan, Nicolas Sarkozy, en est la meilleure illustration, avec son parler volontairement incorrect) : l'idée qu'il faut rechercher une authenticité perdue dans l'essence mythique du peuple, qui a pour effet de réduire ce "peuple" à une image d'Epinal que le vrai peuple remplit toujours trop mal (cette critique implicite étant le meilleur vecteur d'un conformisme social que ces élites tentent d'imposer).

(et pour ceux que seul le frais minois de M. Jaroussky et de Mlle Rial intéresse: lui en perte de voix, incapable faute d'avoir travaillé avec un chef exigeant d'aller au-delà de la surface des oeuvres, elle avec une voix intéressante, mais sans personnalité très marquée. Mais c'est un détail face au massacre de Mme Pluhar, l'âme de L'Arpeggiata...)

mardi 6 octobre 2009

Varèse 360° - La vidéo contre la musique

La vidéo est l'arbre qui cache la forêt de la modernité : la banalité, le vide intellectuel pathétique des vidéos de Gary Hill projetées en arrière-plan de l'intégrale Varèse dirigée par Peter Eötvös ne font que confirmer ce qu'on sait depuis longtemps et qu'avait parfaitement illustré, déjà, la niaiserie de celles de Bill Viola pour Tristan und Isolde. Le spectacle, produit par Pierre Audi et présenté à Londres et Amsterdam avant la salle Pleyel, est d'ailleurs trop pesant pour qu'on puisse se concentrer sur les œuvres toujours inouïes du compositeur franco-américain : il faut un effort considérable pour s'en abstraire assez pour pouvoir vraiment avoir accès aux oeuvres - je n'y suis pas toujours arrivé.
Dans le mince corpus parcouru par cette intégrale (et même surintégrale, certains bouts d'œuvre dans les réalisations douteuses d'un élève de Varèse auraient pu nous être épargnées), on constate que les oeuvres essentielles sont finalement peu nombreuses (ce qui ne réduit en rien la place essentielle du compositeur dans l'invention de la modernité musicale) : même Déserts, finalement, avec ses désuètes insertions électroniques, est moins inoubliable qu'Amériques ou Arcana - et il n'est pas sûr qu'enchaîner les œuvres de Varèse favorise la mise en évidente de l'individualité de chacune.

Pour voir une utilisation ô combien plus intelligente de la vidéo, il fallait se rendre au Centre Pompidou il y a quelques jours, pour le spectacle Woyzeck on the Highveld, adaptation par le metteur en scène William Kentridge de la pièce de Büchner : la vidéo, réduite au décor dans lequel évoluaient les remarquables marionnettes de la troupe sud-africaine, ouvrait le regard sur des mondes de poésie.

samedi 3 octobre 2009

Théâtres étrangers - Casimir, Caroline, Sonia et les autres

Paris, c'est bien connu, est le centre du monde (ou du moins c'est ce qu'on dit) : ce qui veut dire que Paris est une sorte de trou noir sans masse propre autour duquel gravite l'univers. Peut-être quelques astrophysiciens pointilleux viendront-ils contester cette cosmologie ; à regarder la vie culturelle parisienne, c'est en tout cas l'impression que cela pourrait donner (surtout si on ne regarde pas trop vers Londres ou autres fantaisies du même ordre). Les orchestres parisiens, on l'a dit maintes fois, ne valent guère mieux que rien*, mais la liste des orchestres invités donnent le vertige**.

Dans le domaine théâtral, c'est un peu la même chose. La production locale ne vaut pas grand-chose, et Olivier Py en est sans doute l'incarnation la plus idéale : sa dernière création pour son Théâtre de l'Odéon est assassinée par la critique pour des raison que, pour ce que je sais de son travail, je peux parfaitement comprendre : le recours à une emphase pseudo-poétique, le grand-guignol tragique issu tout droit d'un théâtre désuet des années 50, quand Phèdre trémulait ses vers pour épancher son âme endolorie ; mais la même critique encense depuis trop longtemps des tièdes comme Christian Schiaretti (et son pesant Coriolan, qui a même eu des prix, je crois) ou Alain Françon pour qu'on lui accorde un quelconque crédit.

Mais, par chance, peut-être à vrai dire par nécessité, le nombre de spectacles étrangers invités à Paris semble se maintenir à un niveau toujours aussi élevé, et une institution comme la Comédie-Française semble bien décidée à continuer à s'ouvrir aux metteurs en scène étrangers. Le Festival d'Avignon montre la même ouverture, et on peut se réjouir de voir que l'artiste en résidence de la prochaine édition est le Suisse Christoph Marthaler, honni de certains "amateurs" d'opéra un peu bornés : le spectacle qu'il a donné cet été à Avignon ne semble pas passer à Paris cette saison, mais on a pu voir la saison dernière sa création précédente, PlatzMangel, petit bijou d'humour, d'humanité et de musique.

Il faut souvent aller en banlieue pour voir ces spectacles étrangers : c'est le cas d'un autre spectacle avignonnais, Casimir et Caroline de Horváth, mis en scène par une autre bête noire de la sottise lyricomaniaque, le Belge Johan Simons. À vrai dire, le spectacle a suscité des remous à Avignon, et le public de Nanterre*** l'a accueilli seulement poliment hier soir : signe de la désorientation du public français face à ce théâtre qu'il n'a plus les moyens de comprendre (l'article du Monde sur ce spectacle était un modèle d'incompréhension avec complexe de supériorité). On se demande, à vrai dire, comment les responsables d'Avignon ont pu programmer une version française de ce spectacle avec les acteurs néerlandophones qui l'ont créé : certains acteurs ont des problèmes avec le français, notamment l'excellente Erna de Yonina Spijker, et on aurait très bien pu supporter une version surtitrée.
Mais passons : si le spectacle n'est pas forcément le plus beau travail de Johan Simons, on y retrouve son talent remarquable pour faire naître l'émotion du trivial (en plein accord, d'ailleurs, avec la pièce), de manière subreptice. Le travail minimaliste des acteurs, bien loin du sentimentalisme niais et bruyant dont Emmanuel Demarcy-Mota (autre pontife pontifiant typiquement français) avait nappé ses propres acteurs (j'en avais parlé ici) pourrait donner l'impression au spectateur français qu'il ne se passe rien, mais l'émotion travaille toujours en sourdine dans la scénographie volontairement voyante de Bert Neumann. L'espace scénique est barré d'un gigantesque Enjoy, tantôt clinquant, tantôt éteint mais alors plus menaçant peut-être encore : plaisir, divertissement, entertainment avant tout, et surtout, surtout, ne pas réfléchir : cet impératif rabâché dans la pièce par la pauvre Caroline est toujours d'actualité aujourd'hui (mais non, je ne parle pas de Mireille). On ne saurait trop souligner à quel point Johan Simons travaille en moraliste, et à quel point le clinquant du spectacle (y compris celui d'une musique vraiment à deux sous) ne vaut que pour le regard aiguisé et triste que lui porte le metteur en scène.

Pendant ce temps, le Théâtre Sylvia-Monfort, sous une nouvelle direction, invite un autre metteur en scène européen de premier plan, Alvis Hermanis : la pièce s'appelle Sonia, elle est en russe surtitré, et elle raconte l'histoire d'une fille stupide à qui des plaisantins vont inventer un amoureux épistolaire pour se venger d'un impair qu'elle a commis. On est aux environs de 1940 : bientôt vient le blocus de Leningrad, et l'affaire prend un tour tragique. Jouée par deux hommes - deux cambrioleurs d'aujourd'hui pénétrant dans l'appartement intact de Sonia, l'un racontant, l'autre jouant la pauvre Sonia -, la pièce est d'une grande qualité, mais souffre du jeu trop limité des acteurs, "Sonia" gardant sur son visage la même mimique pendant tout le spectacle. Mais le dispositif très ingénieux et la maîtrise du temps théâtral, en plus de la qualité de l'histoire, font que le spectacle mérite d'être vu. On regrette simplement que la nouvelle direction du théâtre ait pris des risques financiers inconsidérés en programmant cette pièce pendant près de 3 semaines (jusqu'au 8 octobre).

Mais ce n'est pas tout : bientôt viendront Krzysztof Warlikowski avec (A)pollonia (autre spectacle avignonnais - Bobigny, en novembre), Michael Thalheimer (Colline, un théâtre qui ne peut que s'améliorer avec l'arrivée de Stéphane Braunschweig en remplacement d'Alain Françon), Frank Castorf (Odéon, pour Kean), une rétrospective Lev Dodin (Bobigny) et bien d'autres. Impossible de tout voir, mais cela fait du moins oublier la médiocrité du théâtre français...



*Certes, l'Orchestre de l'Opéra, parfois... Et, bien sûr, le mythique Ensemble Intercontemporain, mais c'est une autre histoire.
**Et on ne saurait manquer un invité discret mais talentueux : l'ancien orchestre du "Südwestfunk", aujourd'hui appelé SWR-Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, qui vient le 15 novembre à la Cité de la Musique pour un programme contemporain comportant notamment la création des Nouveaux Messages de Kurtág)...
*** Remarquons l'à-propos des programmateurs de Nanterre, qui programment cette pièce se déroulant intégralement à la célèbre Oktoberfest, appelée en français Fête de la Bière de Munich au moment même où l'édition actuelle de la fête se termine...
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