samedi 6 mars 2010

La tragédie du diable : Péter Eötvös avec gueule de bois métaphysique

Faisons semblant de ne pas avoir vu la critique assassine d'Émilie, le nouvel opéra de Kaija Saariaho, publiée dans Le Monde par Renaud Machart : non seulement on se méfie de lui, mais en plus on ne voudrait pas se gâcher le plaisir pour la représentation de dimanche. Parlons donc de l'épisode précédent de la grande épopée de l'opéra au XXIe siècle : Péter Eötvös en véritable star à Munich, avec un concert symphonique, une production de conservatoire de son grand succès Trois soeurs (1998) et, donc, cette création.

Nikolaus Bachler, le directeur de la maison, n'a pas depuis le début de son mandat la main très heureuse avec les artistes qu'il invite. Ici, c'est le poète et dramaturge Albert Ostermaier* qu'il a présenté au compositeur hongrois, pour leur demander de travailler ensemble à une création autour du thème de Faust. Le projet s'est vite orienté vers l'épopée théâtrale du Hongrois Imre Madách, La tragédie de l'homme, dans une version actualisée où le diable prend toute la place (le pauvre Faust n'a pas de chance à l'opéra : du pompier opéra de Gounod au pensum pseudo-philosophique de Pascal Dusapin, en passant par le chef-d'oeuvre de Busoni trop complexe pour parvenir au répertoire...).

Un coup d'œil rapide au livret publié dans le programme laisse entrevoir un texte dense, poétique, qui ne manque pas de sens de la formulation. Seul problème, le texte manque de la moindre qualité dramatique, paraît confus, profus, interminable sur la vaste scène de l'Opéra de Munich. Quatre personnages principaux : Adam et Ève, Lucifer, et enfin Lucy, sorte d'équivalent féminin de Lucifer qui se révèle être Lilith, la première femme d'Adam. Autour d'eux, toute une série de petits personnages aux noms pittoresques, le Boris, le L, le Skelton, la Jéricho, et bien d'autres : il s'agit apparemment de références à un univers de science-fiction dont j'ignore tout, mais cela ne semble au fond pas bien grave, tant ces micro-rôles se confondent dans une grisaille uniforme, si bien qu'à moins de reconnaître les chanteurs (l'excellent Christian Rieger, par exemple), on parvient au terme de l'opéra sans savoir qui était qui. Si on a bien compris les intentions des auteurs, l'opéra est supposé montrer comment Adam, loin de progresser vers le salut, finit par être tellement convaincu par Lucifer qu'il finit par le détrôner en étant plus méchant encore que lui : de tout cela comme de tant de choses, la représentation en dit paradoxalement moins que les deux ou trois mots de pitch, comme on dit dans les médias, qu'on trouve ici et là.

La dimension théâtrale de ce spectacle n'est pas aidée par l'équipe de mise en scène autour du Hongrois (encore un) Balázs Kovalik, comprenant notamment les plasticiens Ilya et Emilia Kabakov. On se souvient peut-être de l'installation "maritime" réalisée par les deux artistes à l'Opéra-Bastille à l'invitation de Gerard Mortier : j'avais beaucoup apprécié ce travail très pertinent, mais l'espoir qui en découlait a très vite sombré en ce soir de première. On ne sait à qui jeter la pierre, aux deux artistes qui ont pondu une structure très blanche, à la tonalité néoclassique poussée, un vaste escalier ornée de statues de l'humanité souffrante qui révèle quand il tourne une sorte de grotte située sous les marches ? Au metteur en scène, incapable de faire vivre les personnages inexistants du librettiste dans cette structure écrasante ? Peu importe au fond : le résultat est là, celui d'un spectacle mort-né, illisible et vain.
(un autre metteur en scène hongrois est attendu à Munich prochainement : plus connu en Occident que son collègue, Árpád Schilling montera à la fin du mois La Cenerentola avec les membres de l'Opéra-Studio de l'Opéra de Munich, avec on l'espère plus que bonheur que ce qu'on a subi récemment Avenue Montaigne...).


D'où vient alors qu'on ne s'ennuie pas trop pendant cette courte heure et demie sans entracte ? Seule la musique de Péter Eötvös apporte un peu de couleur et de vie à l'ensemble, et elle soutient bien mieux l'attention que tout le fatras des mots et de la scène. Au fond, la différence est grande par rapport aux Trois soeurs vues la veille (dans une production [Rosamund Gilmore] elle aussi marquée par l'incapacité à mettre en perspective les structures et les enjeux de l'opéra) : à la dentelle infinitésimale du monde tchékovien succède ici le clinquant d'un monde burlesque. C'est très agréable à l'oreille, divertissant même : on reste simplement un peu déconfit de découvrir cet étrange burlesque sans humour, sans trop savoir si ce n'est pas, à vrai dire, le pathétique du spectacle scénique qui tuerait chez le spectateur toute réceptivité à l'humour musical. Il y a certainement beaucoup à sauver dans la musique de Péter Eötvös : mais cet opéra-là, vu comme un tout, mérite certainement le plus rapide oubli**.


Reste à parler des interprètes, perdus dans cette galère : Georg Nigl chante Lucifer avec le professionnalisme, mais aussi le manque de séduction du spécialiste du contemporain qu'il est, et Cora Burggraaf en Ève m'a moins convaincu que jamais des talents qu'on lui prête. Les grands moments vocaux viennent donc de l'excellent Topi Lehtipuu en Adam, voix claire, émission et projection aisées : comme on aimerait l'entendre dans des contextes plus valorisants !

*Rien à voir avec le metteur en scène Thomas Ostermeier, un des grands du théâtre allemand moderne. Quelques poèmes d'Ostermaier ont été édités en français, si par hasard...
**La précédente création à Munich, celle d'Alice d'Unsuk Chin, avait pareillement partagé le spectateur entre une musique d'une grande qualité et une mise en scène [Achim Freyer] impossible, comme un DVD permet de s'en persuader. Mais ce n'était pas l'oeuvre elle-même qui était en cause, et on peut se réjouir que l'Opéra de Genève en ait programmé une nouvelle production pour ce printemps, confiée à Mira Bartov.

La saison de l'Opéra de Munich (2010/2011) est sur le point de paraître, au moins dans ses grandes lignes : plus de détails dès que possible !


Péter Eötvös
Die Tragödie des Teufels/La Tragédie du Diable

Direction musicale Peter Eötvös, Christopher Ward
Mise en scène Balázs Kovalik
Installation Ilya und Emilia Kabakov 
Costumes Amélie Haas

Eva Cora Burggraaf
Lucy Ursula Hesse von den Steinen
Adam Topi Lehtipuu
Lucifer Georg Nigl
Die Jeriko Julie Kaufmann
Die Rumata Elena Tsallagova, Heike Grötzinger, Annamária Kovács
Der Skelton Kevin Conners
Der Strugatzi Christoph Pohl
Der L Nikolay Borchev
Der Arkanar Christian Rieger
Der Boris Wolfgang Bankl

Bayerisches Staatsorchester

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