lundi 29 mars 2010

Un tramway signé Warlikowski

Il n'y a pas tromperie sur la marchandise : il était certes écrit "Isabelle Huppert", "Tennessee Williams", mais il était aussi écrit "Mise en scène : Krzysztof Warlikowski" : les hordes de spectateurs mécontents qui, dit-on, délaissaient le théâtre de l'Odéon tout au long des premières représentations avaient toutes les clefs en main pour s'informer de ce qu'ils allaient voir.
C'est intéressant : ce spectacle a été au centre de l'attention de toute la critique théâtrale européenne (oui, car les journaux étrangers, eux, parlent aussi de théâtre étranger), et il a été massacré, sauvagement, par une partie de la critique, et notamment - ô surprise - la critique française (Armelle Héliot, sur France Inter, était en transe, c'est très drôle à écouter). Je ne vais pas faire le procès systématique de la critique, je me contenterai donc d'une phrase : là où il y a de la haine, il n'y a pas de critique. Mais il est important de remarquer qu'à la tardive représentation à laquelle j'ai assisté (14 mars), de telles marques de mécontentement sont restées totalement absentes : j'ai déjà senti des publics plus impliqués dans ce qu'ils voient, mais l'atmosphère était tout sauf hostile.
Avouons-le : j'avais deux avantages pour aller voir ce spectacle. Tout d'abord, la pièce de Tennessee Williams ne m'intéresse guère. Ensuite, je ne suis pas un très grand admirateur de l'art de Mademoiselle Isabelle Huppert. J'étais donc en quelque sorte vacant, ouvert, réceptif à ce que pouvait proposer le grand artiste qu'est Krzysztof Warlikowski, qui, tout metteur en scène qu'il est, vaut bien un littérateur secondaire comme Williams.
Aucune surprise visuelle dans le travail de Malgorzata Szczesniak : on retrouve en fond de scène une galerie vitrée, à la fois espace vierge, espace intermédiaire entre la fausse paix des espaces intérieurs et le dangereux vaste monde. Sur le reste de la scène, plusieurs pistes de bowling, une table et un canapé comme présupposés ou substituts de convivialité et de chaleur humaine ; la galerie vitrée, où sont fréquemment projetés des gros plans des personnage, s'avance ou recule selon les besoins du spectacle, pour donner du rythme au spectacle en séparant les scènes, pour donner une illusion d'intimité à certaines scènes, pour illustrer le monde intérieur mouvant de Blanche (tout est toujours polysémique, chez Warlikowski).
Cette mise en scène est centrée sur le personnage de Blanche, incarné par Isabelle Huppert : grande actrice, certainement ; mais on voit ici toute la sottise de la critique, qui a massivement loué Mlle Huppert aux dépens de son metteur en scène, comme si elle avait joué contre la mise en scène. L'actrice est respectée ici, dans le sens où Warlikowski ne se contente pas de la mettre au centre de la scène en la laissant faire son récital : il la dirige, il la défie, il la met en concurrence avec toute la palette de son art scénique. Ce que fait Isabelle Huppert est magnifique, mais ce que font les autres acteurs, en particulier Andrzej Chyra, est tout aussi admirable : celui-ci est dirigé à l'inverse exact du numéro d'acteur de Marlon Brando, stupide et vulgaire, dans le trop célèbre film d'Elia Kazan, comme une surface de projection neutre pour la tourmente intérieure de Blanche. Ce n'est pas spectaculaire, sans doute, mais l'acteur est au service d'une conception d'ensemble, et il faut plus de talent pour cela que pour jouer la sensualité brute.
Une caractéristique du travail de Warlikowski, peu visible à l'opéra mais toujours marquante au théâtre, est l'usage de textes externes pour diffracter le propos du spectacle : quand on a le nez dans son petit classique, dans "les mots de l'écrivain, ses didascalies si précises, l'atmosphère de la pièce, la vérité de Blanche DuBois" (Armelle Héliot encore, version blog), c'est sûr, on ne peut rien y comprendre. Sur le papier, ces "mots de l'écrivain" ne sont pas grand-chose de plus qu'une pièce de boulevard poisseuse ; en allant chercher au-delà des mots, dans un imaginaire occidental ancien ou récent, Warlikowski parvient à sauver la pièce d'elle-même.
L'usage du Combat de Tancrède et de Clorinde de Monteverdi, dans une étrange version rock (mais on imagine mal un instrumentarium baroque dans ce spectacle) au moment de la scène du viol de Blanche par Stanley est un de ces moments heureux au théâtre où la perception, au-delà de la narration, s'ouvre à tout un monde inconnu - qu'on ne fait qu'entrevoir, parce que chez Warlikowski rien n'est jamais durable. C'est un véritable coup de génie, que ne comprendront que ceux qui comprennent la violence stylisée du texte du Tasse (pas Mlle Héliot, donc).
On n'aura donc pas de grandes révélations psychologiques dans un tel spectacle ; c'est sans doute perturbant, parce que le texte de Williams est platement appuyé sur la mode psy de son temps, mais c'est beaucoup mieux ainsi.
La France est un pays où, tout en se drapant dans un prestige culturel d'avant-hier, on aime frapper les grands artistes. Johan Simons, Krzysztof Warlikowski, et tant d'autres. Mais oui, c'est vrai, ce sont des étrangers.
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