samedi 27 février 2010

2010-2011, une saison à l'Opéra de Paris

La saison n'est pas encore officiellement publiée, mais déjà on sait presque tout. Je ne veux pas ici faire le bilan de la première saison de Nicolas Joel à l'Opéra de Paris (attendons encore un peu, même si on peut déjà annoncer la couleur), mais les informations cumulées du passé récent et de l'avenir plus ou moins proche peuvent facilement susciter pas mal de commentaires.
Il reste, bien sûr, pas mal d'incertitudes, comme ce Ring pas encore commencé, mais dont la continuation occupera une partie importante des forces de l'Opéra la saison prochaine. La piste française ouverte avec pompe, prétention, pertes et fracas semble étonnamment déjà s'essouffler : certes, Manon de Massenet ne vaut pas grand-chose, mais au moins elle est cette fois seule à labourer le champ de la médiocrité nationale, et il faut bien de quoi nourrir le star-system (en l'occurrence Natalie Dessay).

Les raretés ne manquent pas, mais elles ne dévient quant à elle pas de la ligne du parti : après le médiocrissime Andrea Chénier (un spectacle dégradant pour l'institution qui n'a pas eu honte de le programmer et pour les spectateurs qui l'ont subi), voilà Francesca da Rimini de Zandonai ; après La Ville morte, Mathis le Peintre de Hindemith, dont le néo-classicisme convenu m'a toujours épouvantablement ennuyé : on voit bien la vision du XXe siècle qui se dégage ici, entièrement tournée vers le passé, dans des langages musicaux résolument hostiles à toute forme nouvelle. La reprise de L'Amour des trois oranges de Prokofiev participe de cette même esthétique, et même la création de l'année, confiée au très sage compositeur français Bruno Mantovani (sur la poétesse Anna Akhmatova) ne devrait pas effrayer les oreilles les plus frileuses.
Cette paresse intellectuelle a son pendant dans le domaine baroque : cette fois, on a bien droit à une nouvelle production, mais c'est encore Jules César de Haendel qui sera à l'affiche (l'œuvre a déjà été donnée à Garnier dans la production signée par Nicolas Hytner en 1987 et redonnée en 1997 et 2002, puis au Théâtre des Champs-Élysées en 2006, sans parler d'innombrables versions de concert, dont le récent show de la salle Pleyel [Bartoli/Scholl/Christie]). Pour ne rien arranger, la production sera signée Laurent Pelly, honorable artisan dont on n'attend à vrai dire pas grand-chose de plus qu'une illustration bien faite et divertissante d'une œuvre qui mérite une approche bien plus inventive.

Pour le reste, on ne sort pas des sentiers battus : les reprises annoncées sont en partie sympathiques mais convenues (Ariane à Naxos, production de Laurent Pelly), en partie désespérées (comment imaginer que quiconque pourra tirer un quelconque profit artistique de l'antédiluvienne Tosca autrefois attribuée à Werner Schroeter, ou de la Luisa Miller de Gilbert Deflo ?) ; seule la reprise-prétexte de la Katia Kabanova de Janáček mise en scène par Christoph Marthaler, production salzbourgeoise de l'époque Mortier que Nicolas Joel avait accueillie à Toulouse, sans doute pas le meilleur spectacle de Marthaler, vient témoigner petitement de la vitalité du théâtre musical en Europe (comme beaucoup de lyricomanes, Joel part du principe qu'on peut faire tout ce qu'on veut du répertoire XXe, à condition qu'il ne manque pas une crinoline ou un uniforme dans le grand répertoire).
Le pire est cependant atteint avec le viol délibéré d'un grand artiste mort, Giorgio Strehler, dont les Noces de Figaro créées en 1973 seront reconstituées - autrement dit un nom prestigieux, des décors et costumes refaits, et rien de ce qui faisait le fond du travail de Strehler : il est parfaitement idiot de penser qu'un assistant va pouvoir faire revivre, à partir de quelques notes par-ci par-là, l'état d'esprit que ce génie faisait naître par des semaines de répétitions acharnées... Mais rassurez-vous, on ne s'arrêtera pas là, puisque Jérôme Deschamps entre à l'Opéra-Comique dans la même démarche ultra-conservatrice avec la reconstitution du célèbre Atys de Lully monté en 1987 par Villégier (lequel, au moins, est encore à peu près vivant).

Voilà, c'est à peu près tout... Non, il manque encore en ouverture de saison un Vaisseau fantôme dont j'ignore le metteur en scène (mais le plus mauvais des grands opéras de Wagner ne peut guère susciter beaucoup d'enthousiasme a priori), une reprise d'un Così qui pourrait bien être celui du décorateur improvisé metteur en scène Ezio Toffolutti, un des spectacles les plus ennuyeux que j'aie pu voir (millésime 1996 quand même, et déjà vieux alors), et deux ou trois détails sans intérêt...
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En attendant, les premières parutions officielles de saisons 2010/2011 commencent à arriver : le premier à avoir ouvert le bal en Europe est l'Opéra d'Amsterdam, comme toujours ; même si je n'aime pas du tout son directeur Pierre Audi, il est difficile de ne pas y trouver une ou deux choses intéressante, comme la reprise d'une production mozartienne de Jossi Wieler et Sergio Morabito, ou les rares Soldats de Bernd Alois Zimmermann. On attendra encore quelques jours pour avoir une confirmation officielle des rumeurs parisiennes ; mais on peut déjà s'attendre à ce que Paris, capitale mondiale (ou presque) des grands concerts symphoniques, reste une saison de plus une sous-préfecture lyrique...

mercredi 24 février 2010

Le roi Kaufmann et le chef-d'oeuvre inconnu (Königskinder à Zurich)

On aura peut-être du mal à le croire, mais ce n'est pas pour Jonas Kaufmann que je suis allé à Zurich (ce n'est pas non plus pour ses banques, qu'on se rassure) : la principale attraction était pour moi l'œuvre dans laquelle le ténor se produisait. Königskinder, Enfants de roi, un titre qui laisse présager un aimable conte de fées à l'image de l'autre chef-d'œuvre d'Engelbert Humperdinck, mais qui masque plus qu'il ne la décrit une histoire tragique aux résonances profondes.

Opernhaus Zürich Zurich opera


Il y a bien une sorcière, mais elle disparaît à la fin du premier acte. Il y a bien des épreuves à surmonter pour les héros du conte, mais ils ne parviennent pas à les surmonter. On se retrouve ainsi face à un faux conte éminemment littéraire tel que l'époque - aux alentours de 1900 - pouvait les aimer, et dont le plus célèbre exemple lyrique est certainement la Rusalka de Dvorak (1904). La nymphe tchèque comme le prince allemand se placent tous deux dans la descendance de Wagner, tous deux sacrifient à l'obligatoire duo tristanien, dans les deux cas de façon un peu naïve, aboutissant à la mort qui n'est qu'évoquée dans l'original ; mais tous deux partagent surtout une même manière d'utiliser le conte pour ancrer la tragédie humaine au plus profond des racines de l'âme humaine, ce que les types humains offerts par le conte permettent comme on le sait admirablement.

On pourrait distinguer deux axes principaux dans l'opéra. L'un est celui du prince et de sa fiancée la Gardeuse d'oies, fille de parents douteux mais royale en esprit : deux enfants en quête de pureté, à la recherche d'une vraie royauté qui n'est pas que pouvoir brut. Cet idéalisme, cette naïveté, cette prime jeunesse sont capitales pour comprendre l'opéra : le prince n'est pas un quelconque Tamino, moins encore un simple héros romantique stéréotypé. Face à eux, le monde des hommes qui les entourent, ces "braves gens" de Hellastadt, en quête d'un roi : ils sont destinés à se rencontrer, en quelque sorte, mais certainement pas à se comprendre. Ce que les gens d'Hellastadt veulent, ce n'est pas un roi de vertu, pas un chaste fol venu faire régner la justice, c'est la pompe royale avec tout son apparat, c'est le pouvoir pour lui-même, le joug qui évite de penser et de devoir agir par soi-même. Il y a, pour nous gens du début du XXIe siècle élevés dans le sillage des drames du siècle précédent, quelque chose d'absolument glaçant dans ce monde-là, quand bien même on voudrait se garder des parallèles faciles. On attend alors d'une mise en scène qu'elle soit capable de rendre compte de cet échec et de ce malaise.

La production zurichoise avait été donnée une première fois en 2007, peu après une production à Munich (signée par Andreas Homoki, futur directeur de l'Opéra de Zurich, qui avait réussi là un travail inoubliable) ; le ténor qui interprétait le fils de roi étant entre-temps parvenu à la célébrité mondiale, la maison des bords du lac a décidé de reprendre cette production, en présence de caméras de télévision (DVD à prévoir, par conséquent).

Königskinder Zürich Opernhaus Jonas Kaufmann Isabel Rey

Disons-le tout de suite : ce n'est pas pour l'intérêt de la mise en scène qu'on se souviendra de la soirée. Ce n'était pas le premier spectacle de Jens Daniel Herzog que je voyais, mais je n'avais pas retenu son nom* : sa Turandot de Schiller (Munich) était une soirée très divertissante, pas follement profonde mais pleine d'idées, alors qu'il livre ici un produit sans grande saveur. L'emballage est moderne, le contenu plutôt insipide, quoi qu'assez vivant : c'est peut-être une bonne chose pour faire avaler à un public d'opéra souvent réticent devant ce qu'il ne connaît pas un opéra aussi complexe que Königskinder, mais on reste tout de même à la surface de cette véritable œuvre-monde. Le royal Jonas Kaufmann, lui, est à la hauteur des attentes : on ne peut que lui être reconnaissant pour son engagement en faveur de cette œuvre encore méconnue, qu'il a chantée à Montpellier en concert en 2005 (un CD en témoigne, mais la mollesse de la direction d'Armin Jordan est hélas rédhibitoire) avant Zurich en 2007 et 2010. Ses qualités sont bien connues, qualité de la diction, aisance de la projection à laquelle aucun orchestre ne résiste, intelligence de la caractérisation et de l'usage des couleurs de sa voix ; mais elles n'en sont pas moins frappantes à chaque fois.

Quel dommage, alors, que l'Opéra de Zurich (et les partenaires audiovisuels) n'ait pas placé à ses côtés une meilleure distribution ! Le gros point faible est sa partenaire directe Isabel Rey en Gardeuse d'oies : quand on pense que Juliane Banse et Annette Dasch ont toutes deux superbement chanté le rôle, on peine à comprendre pourquoi on s'est contenté de cette chanteuse bien en cour à Zurich, mais d'une médiocrité qui déparerait même une scène moins prestigieuse ; de même, on n'est guère convaincu par le Ménétrier un peu plat d'Oliver Widmer, même si son cas est nettement moins grave. Seule la Sorcière (Liliana Nikiteanu) sort du lot face à des seconds rôles souvent trop peu caractérisés.

Autre vaillant défenseur du chef-d'oeuvre méconnu, Ingo Metzmacher dirige à nouveau cette production qu'il avait créée en 2007 avant de donner l'opéra en concert à Berlin l'année suivante (Juliane Banse/Klaus Florian Vogt, enregistrement annoncé mais sans doute oublié en cours de route) : on a senti un peu de confusion notamment dans le premier acte, mais le tout reste très acceptable, avec une option symphonique appuyée qui privilégie un post-romantisme un peu stéréotypé aux dépens de l'originalité de l'œuvre.

Au moins le résultat permettra, on l'espère, à un large public de découvrir enfin grâce au DVD ce chef-d'œuvre de tout premier plan, tellement supérieur à tant de résurrections de la même époque, type Ville morte, Palestrina ou même - sacrilège - Roi Roger**. En attendant, après le choc procuré par la production munichoise, me voilà reparti à guetter les futures productions qui pourront me tomber sous la main...

On peut écouter l'œuvre en ligne sur divers sites ; je me permets de conseiller un enregistrement pas forcément très prestigieux (il n'y en a de toute façon pas), mais très vivant : c'est la radio de Cologne en 1952, l'oeuvre est légèrement abrégée et les partenaires du jeune Dietrich Fischer-Dieskau en ménétrier sont de parfaits inconnus, mais c'est sans doute la meilleure solution pour attendre le DVD...

*Plusieurs DVD témoignent de son activité de metteur en scène d'opéra, mais je n'en ai vu aucun : il s'agit au moins d'Orlando de Haendel (Christie/Arthaus) et de Tannhäuser (Welser-Möst/EMI), tous deux également filmés à Zurich.
**Respectivement Korngold, Pfitzner et Szymanowski, trois compositeurs certes très différents, mais dont l'œuvre m'apparaît plus comme une impasse artificielle (dans le raffinement, dans le gigantisme ou les deux).

Humperdinck
Königskinder

Direction Ingo Metzmacher
Mise en scène Jens-Daniel Herzog
Costumes et décors Mathis Neidhardt

Jonas Kaufmann (Königssohn)
Isabel Rey (Magd)
Liliana Nikiteanu (Hexe)
Wiebke Lehmkuhl (Stallmagd)
Anja Schlosser (Wirtstochter)
Oliver Widmer (Spielmann)
Reinhard Mayr (Holzhacker)
Boguslaw Bidzinski (Besenbinder)
Tomasz Slawinski (Wirt)

 Choeur et orchestre de l'Opéra de Zurich

samedi 20 février 2010

Danses contemporaines : l'art et le commerce

Et vous, êtes-vous plutôt McGregor ou Keersmaeker ? Plutôt Mats Ek ou Russell Maliphant ? Plutôt Théâtre de la Ville ou plutôt Chaillot ?

La danse contemporaine, c'est le bien. C'est bien parce que c'est moderne. Et tout ce qui est moderne est bien.

Une fois qu'on a dit ça, le droit à la critique, il faut bien le dire, apparaît singulièrement réduit. La danse contemporaine est un domaine d'une créativité enivrante, d'une vitalité que traduit son vaste succès public, et où pour une fois la France est bien placée, comme lieu de diffusion à vrai dire plus encore que pour les créateurs qu'elle fait naître. Mais peut-on encore critiquer l'un ou l'autre de ses nombreux courants sans passer pour réactionnaire ? La question se pose parfois avec vigueur, et c'est souvent en critiquant la partie la plus commerciale de la danse contemporaine qu'on se heurte aux réactions les plus vives - on peut parler ici de l'intouchable Béjart ou des spectacles de Sylvie Guillem, qui enchaîne les chorégraphies à sa gloire (Russell Maliphant déjà cité).

La reconnaissance dont bénéficie aujourd'hui la danse contemporaine en général (si tant est qu'une telle chose existe) a d'autres inconvénients. Le premier d'entre eux est certainement le caractère de plus en plus commercial de certaines productions. C'est le cas des shows de Sylvie Guillem, mais aussi des productions récentes d'Angelin Prelojcaj, programmées d'emblée en longues tournées, diffusées à la télévision et exploitées en DVD non par un des micro-labels spécialisés et gagne-petit, mais par la grosse machine MK2. On attend alors des chorégraphes avant tout qu'ils livrent des produits bien faits, bien finis, brillants et surtout très rythmés ; tout cela n'est pas forcément un mal, loin de là, et il y a des produits culturels beaucoup moins louables (les vieilleries de Broadway importées au Châtelet, par exemple, ou les opérettes de l'Opéra-Comique...).
Dans le monde de la danse contemporaine, ces succès commerciaux - de toute façon très circonscrits par rapport à d'autres types de divertissement populaire - n'occupent qu'une place un peu marginale dans une création plutôt marquée par une production multiple, réalisée par des opérateurs parfois microscopiques. Ils constituent une sorte de produit dérivé des quelques décennies précédentes de création, ce qui n'est au fond pas inutile. Mais il est évident que la création d'aujourd'hui, celle qui nourrira les Preljocaj de 2050, ne se fait dans ces grosses machines qui ne peuvent pas se permettre de prendre le moindre risque.
J'aurais peine à dire si elle se fait plutôt dans les micro-structures invisibles à l'oeil nu dont je parlais ou plutôt dans les grandes institutions spécialisées (Sadler's Wells à Londres, Théâtre de la Ville et Chaillot à Paris, festivals Montpellier Danse ou ImpulsTanz à Vienne...) ; je ne crois en tout cas pas du tout qu'elle se fait dans les maisons traditionnelles comme l'Opéra de Paris ou le Royal Opera House.
Ceux-ci ont pourtant fait de la création une mission prioritaire de leur activité, mais pour quel résultat ? On a souvent déploré que les chorégraphes les plus talentueux se laissent écraser par la machine Opéra et livrent des œuvres d'un ennui pesant à force d'essayer d'être à la hauteur de l'enjeu (on se souvient de l'impossible Roméo et Juliette de la si douée Sasha Waltz) ; et souvent, les essais les plus talentueux se retrouvent noyés par un océan d'indifférence (Les prisonniers du labyrinthe de Michèle Noiret).
Quant à une nébuleuse école autour du Royal Ballet dont sont sortis Wayne McGregor ou Russell Maliphant, j'y vois plus un alibi, une plante née hors sol qu'une véritable création : McGregor, en résidence au Royal Ballet et prochainement invité à l'Opéra de Paris pour créer, après Genus, une soirée complète, est un épigone bruyant et prétentieux, qui masque par l'abondance du discours le creux de la chorégraphie (Genus, n'est-ce pas, était une version chorégraphique de Darwin, en attendant un ballet sur, qui sait, Le Capital de Marx et Engels, ou De iure naturae et gentium du juriste allemand Pufendorf).

Je n'ai pas le talent (ni, avouons-le, le temps) d'explorer le foisonnement des jeunes créateurs qui me bouleverseront demain (le blog Images de danse le fait très bien). C'est sans doute un mal, c'est en tout cas un fait. En attendant, je profite de ce que m'offrent les salles plus institutionnelles où se succèdent des artistes qui, pour ne pas être les talents de demain, n'en sont pas moins les grands artistes d'aujourd'hui. Je pense notamment à Anne Teresa de Keersmaeker : ses spectacles sont un cas d'école, car toujours pleins, mais ne faisant presque jamais l'unanimité, et on se demande souvent pourquoi les spectateurs du Théâtre de la Ville continuent à se jeter sur les places s'ils n'aiment pas plus que ça son travail. Keersmaeker est elle-même une rareté, une radicale de naissance qui a su le rester. Certains survolent avec mépris cette radicalité, car elle est d'autant plus inflexible qu'elle est discrète ; c'est une radicalité du dépouillement, non de la provocation ou du trop plein que pratiquent souvent certains de ses compatriotes (le bien-pensant Sidi Larbi Cherkaoui, les trash Jan Lauwers et Jan Fabre).
Opéra de Munich Nationaltheater
Cette radicalité, elle la fait naître d'une relation d'une violente exigence avec la musique, non pas les robinets Cage ou Glass chers à trop de chorégraphes aujourd'hui, mais Bartok, mais Ligeti, mais Stravinsky, et même Mozart. Elle ne cherche jamais à en faire ressortir les structures de façon purement décorative (Balanchine...) ; au contraire, elle investit ces structures comme un territoire à explorer : c'est l'espace mental créé par la structure musicale qui compte. Et quand elle s'attaque au silence comme elle l'a fait récemment (The song), c'est au silence du mélomane qu'elle se confronte, ce silence de l'attente, qui résonne toujours de toutes les autres musiques.
C'est sans doute déroutant pour certains, peu habitués à une écoute exigeante de la musique et percevant le refus de la redondance comme un manque ;  c'est pour moi une aventure artistique sans commune mesure comme seule la danse contemporaine peut en offrir. J'ai pris l'exemple de cette chorégraphe, peut-être parce que je suis lassé de la voir souvent méprisée par la jet-set culturelle pour qui elle n'est pas assez divertissante - pas assez fun, pourrait-on dire... -, mais j'aurais pu prendre bien d'autres exemples. Tiens, disons par exemple - dans un genre différent - Josef Nadj. Ou les deux drôles de dames de Toujours après minuit. Wim Vandekeybus, pour ce que j'en sais. Mats Ek, Jiří Kylián, William Forsythe (les grands maîtres), et Merce Cunningham jusqu'au bout. Et bien d'autres, dont ceux que je ne connais pas encore.

mardi 16 février 2010

Christophe Girard ou la culture toc décomplexée

J'ai lu récemment dans l'hebdomadaire télé plus ou moins culturel et plus ou moins de gauche* Télérama un portrait très bien fait, et très révélateur, de l'adjoint à la Culture du maire de Paris, Christophe Girard, que ce dernier met complaisamment en ligne sur son site. Ce dernier est un peu comme Pierre Bergé et Jérôme Savary une sorte d'erreur de casting de la gauche culturelle ; le credo qu'on sent dans les propos rapportés ici comme ailleurs est bien éloigné de toute forme de démocratisation culturelle, sans même parler du nécessaire élitisme pour tous : "Moi, je suis moderne ; vous, vous êtes des ploucs". Portrait d'un grand bourgeois futile, cadre très supérieur dans le commerce international, d'une mondanité exacerbée, avec aussi un petit côté "La terre ne ment pas" qui est bien parisien.
Le désastre culturel dont il est le porte-drapeau est composé d'une accumulation de paillettes (la fameuse Nuit blanche, dite "Moi et mes copains"), d'un populisme sans complexes (la transformation du Châtelet en une espèce de sous-Broadway, ce qui consiste du point de vue du public à remplacer le public intello-bourgeois des ères précédentes par un public bourgeois-inculte, ce qui est tellement mieux), d'un manque de recul par rapport à la production artistique du moment qui est total.
C'est bien le problème de la place de l'art contemporain dans cette politique culturelle qui est posée par l'attitude du personnage : autant je ne me fatigue guère à répondre à ceux pour qui l'art contemporain est le mal (en musique comme ailleurs), autant l'exaltation de l'art contemporain associée à la condescendance envers le reste de la production artistique - sur le ton "Oui, Rembrandt c'est super, mais c'est bon, on connaît" - est une forme suprême d'inculture**.
Théâtre Châtelet Opéra colonne
Le cas du Châtelet, ce honteux hold-up qui n'a d'autres justifications que de satisfaire le goût du nouveau maître des lieux (alors qu'on pouvait difficilement accuser Jacques Chirac d'avoir soutenu la création musicale contemporaine par goût personnel), peut paraître surprenant, parce qu'il est au contraire une profession de foi passéiste : mais d'une part c'est au fond la même inculture qui est à l'œuvre (sous forme du refus de la hiérarchisation culturelle, qui fait que Véronique ou La mélodie du bonheur valent autant sinon mieux que Le Grand Macabre ou Les Bassarides), d'autre part c'est sans doute un reflet du vieux mépris français pour la musique : Christophe Girard semble ici reprendre la célèbre phrase de Malraux sur la politique musicale : "On ne m'a pas attendu pour ne rien faire"... Pendant ce temps, les autres théâtres municipaux (trop nombreux pour la maigre pitance qui leur est distribuée, trop mal financés pour pouvoir prétendre prendre une véritable place dans le paysage culturel parisien) vivotent, parce que personne n'a le courage ni de les soutenir réellement, ni de supprimer l'un ou l'autre : le conservatisme structurel, ici, paraît le meilleur garant de la paix civile dans le monde culturel parisien, et on le voit aussi avec le saupoudrage des subventions pour les orchestres, qui laissent notamment surnager sans aucune utilité l'insauvable Ensemble orchestral de Paris...

On me dira peut-être que cet article est bien parisien, pour les Parisiens : mais les recettes et les maux qu'on trouve ici sont loin de n'être que parisiens, et je vois bien des situations locales un peu partout qui, avec moins de bruit, témoignent des mêmes tendances...

Photo : une des - trop - célèbres colonnes du Théâtre du Châtelet.

*Dans les deux cas plutôt moins que plus.
 **On se demande pourquoi les musées d'art ancien sont tellement soumis à une pression pour "faire dialoguer" leurs œuvres avec l'art contemporain quand les musées d'art contemporain - au budget si supérieur -se passent sans que ça ne choque personne d'exposer des œuvres d'art ancien en dialogue avec les leurs. Et ce même quand l'artiste auquel ils consacrent une exposition revendique haut et fort ses filiations. (mais c'est une autre histoire).

jeudi 11 février 2010

Le mécénat culturel - La chasse à la bécasse, un sport dangereux

Alberto Vilar en prison, le Festival de Pâques de Salzbourg embarqué dans une complexe histoire de corruption qui risque de toucher aussi le festival estival, malgré les dénégations de sa présidente et professionnelle du mécénat Helga Rabl-Stadler (nommée à l'origine, rappelons-le, pour mettre des bâtons dans les roues à la politique artistique ambitieuse de Gerard Mortier). Et pendant ce temps, salle Pleyel, pour le concert de Daniel Barenboim déjà mentionné et censément complet depuis longtemps, il restait quelques dizaines de places vides, peut-être une centaine (5% de la capacité de la salle, tout de même).

Quoi de commun, dans tout cela ? Le mécénat, bien sûr. Les places vides dans les concerts complets, ce sont des mécènes (en général des entreprises) qui achètent des places en bloc et ne prennent même pas la peine de les libérer quand ils n'en ont finalement pas l'usage, ou les bénéficiaires de ces places qui ont tellement mieux à faire que d'aller s'embêter au concert. Rien à voir avec la qualité dudit concert : ce sera pareil, on peut le parier, lors de la venue du Philharmonique de Berlin dans quelques semaines. Or, même avec mécénat et achat de ces places, tout ceci coûte de l'argent au contribuable via les subventions, qui sont ainsi utilisées pour financer des places inoccupées.

Alberto Vilar, ce fut pendant quelques années l'homme à tout faire du mécénat, et rétrospectivement on peut le voir comme  l'incarnation dans le domaine culturel des dérives du système financier dont même la droite a fini par convenir, une sorte de petit Bernard Madoff en quelque sorte. Il semblait alors qu'il suffisait qu'un orchestre soit menacé de se retrouver sur la paille pour que Vilar, en Superman, arrive pour régler les problèmes à coups de millions. Il y eut un portrait de lui à Salzbourg, une plaque au Met, le Floral Hall du Royal Opera à Londres s'appelait évidemment Vilar Floral Hall - et rien en France, la loi française rendant à l'époque le mécénat moins intéressant. La chute fut rude :  non seulement Vilar se retrouva ruiné (mais c'est son problème), mais il fut loin de tenir tous ses engagements, et surtout il s'avéra que sa fortune était fondée sur un échafaudage de fraudes diverses (d'où sa récente condamnation à 9 ans de prison). C'est vrai, la musique n'a pas encore eu le privilège de fricoter avec les fortunes pétrolières du Moyen Orient comme c'est le cas, bien malgré eux, pour les musées ou les universités (il y a des vendus partout), mais elle n'ignore pas pour autant les partenariats hasardeux.

Sur le Festival de Salzbourg, la mêlée est si confuse que je me garderai bien d'essayer d'en démêler les fils. On a entre autres des démissions de responsables accusés de corruption (il s'agit notamment d'un responsable technique : il n'y a pas qu'en France que les marchés publics dérapent), mais aussi des manœuvres troubles autour du mécénat du Festival de Pâques (qui, rappelons-le, tire son existence de la concurrence entre les Philharmoniques de Vienne et de Berlin, ces derniers tenant à être présents aussi à Salzbourg). C'est d'autant plus gênant que le festival est, nettement plus encore que le festival d'été, une sorte d'équivalent musical de Davos pour l'économie.

Le mécénat, paraît-il, est la panacée dans le domaine culturel, et bien entendu il est très condamnable de le critiquer : ces pauvres institutions culturelles qui coûtent si cher au pauvre contribuable français devraient remercier ces bonnes entreprises qui daignent leur jeter trois croûtons de pain de temps en temps. Que serait, nous chante-t-on régulièrement, les institutions culturelles sans le mécénat ? Eh bien... euh... à peu près la même chose, en fait, avec moins de publicité, moins de clinquant, et peut-être bien plus de places pour ceux qui ne sont pas arrosés par les entreprises mécènes.

Pourquoi ? Parce que le mécénat culturel donne lieu pour les entreprises à de tels avantages fiscaux qu'ils finissent par en rendre le coût dérisoire, alors même que leur mise en avant est disproportionnée par rapport à leur apport réel, en tout cas dans les pays civilisés. L'abattement de base est en effet de 60 %, augmenté d'avantages en nature (communication autour de l'action, billets de spectacle, visites privées, réceptions, etc.) pouvant atteindre jusqu'à 25 % du montant du don. Sachant que la récolte du mécénat est une activité coûteuse pour les institutions culturelles et peut facilement grignoter une partie non négligeable des 15 % restants, on se demande quel est le profit pour le contribuable et potentiel spectateur, puisque moins de places sont mises en vente pour le public normal et que l'essentiel du montant versé est récupéré par l'entreprise ou dépensé en contreparties et frais par l'institution qui reçoit le don.

C'est donc contre-productif dans le sens où ces places ainsi accaparées sont comme toutes les places financées par l'argent public, mais aussi parce que la mise en valeur des entreprises mécènes, sous des titres aussi pompeux que possible, va à l'encontre de ce que doit être l'essence de l'action publique en matière de culture : cette idée que c'est la communauté des citoyens qui organise ensemble, pour l'éducation de tous, les manifestations culturelles. On donne ainsi l'impression que les spectateurs doivent être reconnaissants d'abord aux entreprises, alors que c'est d'abord la communauté nationale qui leur offre le spectacle qu'ils voient. Sans parler des modalités de distribution de ces places achetées en gros par les entreprises : non seulement un certain nombre ne servent à rien puisque leurs bénéficiaires ne viennent pas, mais en plus elles consistent des avantages en nature qui, on s'en doute, vont rarement au simple ouvrier méritant - en cette période où on parle régulièrement de bonus et avantages en tout genre, ces cadeaux effectués par les entreprises à leurs cadres ou aux relations professionnelles de ceux-ci grâce à l'argent public ne peuvent que susciter une certaine ironie.

Comme je suis généreux, je vous offre un petit texte trouvé sur un pdf du ministère de la culture :


Au-delà de l’intérêt personnel que vous pouvez avoir pour la culture ou certaines actions culturelles de proximité, il faut envisager le mécénat culturel comme un partenariat gagnant-gagnant qui doit s’inscrire dans la stratégie de votre entreprise. 
Il y a trois bénéfices majeurs à tirer d'une telle démarche... 
• C’est un moyen idéal pour communiquer autrement :  
- en externe, vis-à-vis de vos clients, de vos partenaires ou du grand public, 
- en interne, auprès du personnel de votre entreprise. 
• C’est une façon d’affirmer vos valeurs et de mettre vos compétences au service de l’intérêt général.  
• C’est aussi une façon de soutenir le développement culturel local et donc de participer à l’attractivité de votre territoire.



Ne me remerciez pas, j'aime partager mon goût pour la poésie pure.

lundi 8 février 2010

Daniel Barenboim, Schoenberg et le monde de Kafka

Alors, Daniel Barenboim ? Staatskapelle, concertos, Beeethoven/Schoenberg, tout ça ? Oui, oui, tout à l'heure, tout à l'heure. D'abord l'essentiel : Kurtág, Kafka-Fragmente, Antoine Gindt, Salomé Kammer, Caroline Widmann, Gennevilliers : moins mondain, sans doute, mais ô combien réjouissant.

Même si je n'en ai pas encore beaucoup parlé sur ce blog, Kurtág est une influence essentielle pour moi, et chaque contact avec son œuvre est un grand enrichissement. Ici, les fragments qu'il a composés sur des extraits du journal et de la correspondance de Kafka, pour un effectif au dépouillement caractéristique : une soprano, un violon, et tout un monde. Le cycle a déjà été enregistré pas moins de 4 fois, le plus bel enregistrement étant celui de Juliane Banse et András Keller (ECM), il a été joué des dizaines de fois partout dans le monde et a donné lieu à au moins deux spectacles scéniques (je suis à peu près sûr qu'il y en eut d'autres) : l'un que je n'ai pu voir réunissait la soprano Dawn Upshaw et le metteur en scène Peter Sellars, l'autre - moins prestigieux - était taillé sur mesure pour ses deux interprètes féminines par le metteur en scène Antoine Gindt.




Créé à Orléans en 2007 et déjà présenté à Strasbourg et Berlin, le spectacle est un enchantement, et on espère bien que sa carrière ne s'achève pas à Gennevilliers. Un antidote à la vulgarité de certaine Cenerentola récente : on croit redécouvrir ici ce que c'est que l'humour, car c'est un spectacle bourré de l'humour délicat, pince-sans-rire, souvent ironique de Kafka, tel que Kurtág a su le transcrire dans une partition dont on n'a jamais fini de découvrir les merveilles.

Un bout de décor à la simplicité foraine, un usage discret et remarquable de la vidéo, et deux interprètes habitées : Salomé Kammer est une des grandes voix de la musique contemporaine, une interprète exigeante et pleine de fantaisie ; Caroline Widmann est un peu son alter ego violoniste, qui montre elle aussi que les interprètes de la musique contemporaine peuvent être de grands musiciens. Car la partition est aussi exigeante pour l'une comme pour l'autre (la solidarité semble aller jusqu'au point où, la chanteuse étant légèrement souffrante, la violoniste doit elle aussi lutter avec la toux) : chez Kurtág, chaque note se mérite, il faut toujours aller chercher en soi la force de la faire naître avec toute sa force expressive.

Car la musique de Kurtág, toute contemporaine qu'elle soit, est résolument expressive, d'une expressivité qui traverse tous les entre-deux, tous les coins sombres de l'âme humaine : elle n'est pas pour ceux qui aiment le carré, le solide, le garanti sur facture. Ce spectacle sait restituer ces régions intermédiaires, et il a ce mérite suprême d'un spectacle de théâtre musical : il fait écouter la musique, il fait que le spectateur tire son émotion de la musique même sans tomber dans le piège du soulignement tautologique. Comment ? À vrai dire, on peine à le dire. L'interaction entre les deux musiciennes est visiblement le nœud de l'affaire, et cela passe certainement par un jeu constant entre la représentation et le récit, mais je peine à l'expliquer plus avant. On me le pardonnera, j'espère : cette fois, je n'ai pas envie de disséquer ce bijou qui procure une durable euphorie. Merci, Mesdames et Messieurs.

Un petit message en passant aux chanteuses, aux metteurs en scène, aux directeurs de théâtres, de festival, et même s'il le faut aux pianistes : je suis très heureux de voir le succès des Kafka-Fragmente, mais il faut rappeler que Kurtág a composé notamment un autre grand cycle vocal, les Dits de Péter Bornemisza. Évidemment, c'est en hongrois, Péter Bornemisza est légèrement moins connu que Kafka, et le pianiste qui accompagne la chanteuse aura plus de mal à aller et venir sur scène que Caroline Widmann, mais l'œuvre, sous-titrée "Concerto pour soprano et piano", justifierait parfaitement un traitement scénique. Le texte est tiré des discours d'un prédicateur protestant du XVIe siècle, mais rien d'austère là-dedans : pour autant que la traduction le laisse percevoir, il y a là une langue truculente, avec des métaphores qu'on ne saurait rêver plus concrètes, le tout avec la voix d'une soprano...

Comment ? Ah oui, Barenboim, Pleyel, tout ça... J'ai été confronté à un choix cornélien, ayant réservé seulement pour le premier et le troisième concert (pourquoi pas le deuxième? Ce serait trop long à expliquer) : pour aller voir le spectacle décrit ci-dessus, je n'avais qu'une seule possibilité, le soir du premier concert Barenboim. Après maintes hésitations, j'ai donc choisi la petite couronne plutôt que les beaux quartiers : la grande qualité du spectacle présenté à Gennevilliers ne m'a pas fait regretter mon choix ; quant au concert du dimanche, je dois avouer qu'il suscite chez moi une réaction mi-figue mi-raisin.

Daniel Barenboim, on le sait depuis longtemps, fait partie de ces chefs trop occupés pour pouvoir toujours assurer dignement les multiples engagements qu'il accepte : si on admire sans réserve son engagement politico-orchestral du West Eastern Divan Orchestra, on se souvient avec effroi de la précédente résidence parisienne de sa Staatskapelle berlinoise, consacrée à Mahler et à des concertos pour piano du répertoire, sommet d'impréparation et de vacuité musicale et intellectuelle. Ici, rien de tel : peut-être parce que l'étape parisienne se situait en fin de tournée et que les concerts précédents avaient pu servir de répétitions, on a pu entendre un orchestre de bonne tenue avec un pianiste souverain dans le 5e concerto de Beethoven, puis le poème symphonique Pelléas et Mélisande de Schoenberg (trop straussien à mon goût, mais c'est une autre histoire - le poème symphonique comme impasse dans l'histoire de la musique... En tout cas, Schoenberg est désormais partout, cela fait plaisir).
Le pianiste Barenboim m'a réellement convaincu, avec une vision très personnelle et assez inspirée du concerto ; le chef, lui, m'a laissé beaucoup plus dubitatif, avec des options très différentes pour les deux oeuvres au programme, mais peu convaincantes toutes les deux. Dans le concerto, l'approche est franchement clinquante, au point de couvrir parfois le piano (un comble !) ; dans Pelléas, c'est presque l'inverse, une version sans couleurs, maîtrisée mais peu inspirée, que Barenboim et son orchestre ont choisie. Le tout reste très honorable, sans commune mesure avec le tout-venant des orchestres parisiens ; mais de là à justifier l'afflux mondain à un concert bien inférieur à celui de l'Orchestre du Festival de Budapest avec Ivan Fischer...

vendredi 5 février 2010

A quoi sert la mise en scène (5) : Tristan vu par Marthaler, une ode au temps qui passe

Le Festival de Bayreuth, sous la direction de l'ambivalente Katharina Wagner, a retrouvé ces dernières années l'envie de faire connaître ses productions par la vidéo, et si je pense le plus grand mal des Maîtres-Chanteurs qu'elle avait elle-même mis en scène, la publication du DVD du Tristan et Isolde mis en scène par Christoph Marthaler ne pouvait que me réjouir : j'en espérais un juste antidote à l'épouvantable kitsch bobo de la version de Bill Viola à l'Opéra Bastille époque Mortier.

Il faut tout d'abord saluer le travail de l'assistante qui a remonté le spectacle (filmer les spectacles à la énième reprise, quelle idée), puisque pour une fois les chanteurs n'ont pas l'air perdu et semblent comprendre ce qu'ils font, et même cette éprouvante potiche qu'est Robert Dean Smith semble de temps en temps essayer de bouger en sachant pourquoi (qui va reprendre le Lohengrin munichois créé par et pour Jonas Kaufmann, ce qui risque d'être un choc visuel) : on se sent bien chez soi, et ça fait plaisir.

Musicalement, certes, tout est correct, mais rien ne soit vraiment enthousiasmant - on a entendu franchement pire, mais il faut bien reconnaître qu'aussi bien Robert Dean Smith qu'Iréne Theorin terminent la représentation dans un état difficile (le spectacle a été filmé en une seule représentation, donc sans la possibilité d'atténuer par le montage les faiblesses conjoncturelle) ; les autres rôles, de même, sont tenus sans éclat.

L'impact du spectacle, ne le cachons pas, gagnerait à une réalisation musicale plus flamboyante que la routine de haut niveau du chef Peter Schneider ; mais pour qui veut bien passer sur ce défaut, la confrontation avec ce spectacle si décrié lors de sa création offre un grand moment de théâtre musical. Le travail intense et précis du metteur en scène suisse est loin des grandes machines, façon La Fura dels Baus, qui sont à la mode notamment dans le domaine wagnérien : là où les Catalans surchargent l'espace d'effets de machine destinés à captiver un public zappeur, Marthaler désosse, évide le drame wagnérien pour lui faire perdre la solennité sacrée que reproduisent la plupart des mises en scène, modernes comme "traditionnelles".


Le décor d'Anna Viebrock, avec ces lampes (on se passerait des effets ajoutés sur la vidéo pendant l'ouverture), ces sièges d'un luxe défraîchi, cette ouverture sur un ciel noir, est saisissant et contribue (comme souvent) beaucoup à la réussite globale du spectacle. Isolde s'est approprié cet espace peu aimable, et qu'elle n'aime sans doute pas, mais avec lequel elle fait corps faute de mieux. Isolde est une recluse, supérieure au monde qui l'entoure, à cette Brangäne dépassée par les événements (oui, c'est dans le livret aussi), à ce Tristan fuyant et prisonnier de lui-même (la raideur du chanteur sert finalement la perspective) : elle joue avec eux, jeu pervers et désabusé, et ne renverse les chaises que pour le plaisir de bousculer l'ordre établi, avec une ironie comme routinière. Isolde, c'est donc Iréne Theorin, qui fait corps avec l'essence de ce spectacle d'une manière remarquable, comme si elle n'avait jamais joué que dans des spectacles de Marthaler, comme avait pu le faire Christine Schäfer dans la remarquable Traviata parisienne.

Marthaler est un remarquable musicien : ceux qui ont vu ses spectacles théâtraux le savent (ah, la version chorale du finale de la 4e de Mahler dans Platzmangel !), et sa biographie mentionne des débuts comme musicien d'orchestre (hautboïste) : un des grands mérites de ce spectacle est de faire écouter la musique non comme un produit de consommation (de luxe), mais comme un véritable événement permanent, parce que chaque geste est pensé en fonction du temps musical, chaque émotion construit un rapport fort avec le flux musical, et on ne comprend pas le spectacle (et sans doute pas non plus la musique de Wagner) si on n'admet pas ce lien organique : la mise en scène n'explique pas la musique, elle ne meuble pas le long temps wagnérien, elle se préoccupe simplement d'incarner, d'humaniser les émotions toujours abstraites de la musique.

Bastille Wagner opera Paris





On attend beaucoup dans ce spectacle, comme on attend beaucoup dans tous les spectacles de Marthaler, comme Isolde a attendu sa vengeance, comme Isolde attend Tristan, comme Tristan attend Isolde au 3e acte. Comme Isolde et Tristan attendent la mort, le philtre avalé : c'est un des plus beaux moments de ce spectacle qui se débarrasse radicalement des oripeaux de la passion opératique : certes, Christoph Marthaler n'est pas le premier à se passer des embrassades ridicules, des nuisettes pour soirée chaude de sous-préfecture, des caresses plus pataudes que sensuelles qui tuent visuellement tant de pathétiques duos d'amour. Mais qui sait magnifier ainsi ce trouble de l'approche, ce malaise des corps appelés à se connaître, qui ose faire de ce duo ce qu'il est, un gigantesque bavardage où le corps n'est pas tant l'objet du désir que le cadavre dans le placard ?


Richard Wagner 
Tristan und Isolde
1 DVD Opus Arte, enregistré le 16 août 2009 au festival de Bayreuth

direction : Peter Schneider
mise en scène : Christoph Marthaler
décors et costumes : Anna Viebrock

Robert Dean Smith (Tristan)
Iréne Theorin (Isolde)
Robert Holl (König Marke)
Michelle Breedt (Brangäne)
Jukka Rasilainen (Kurwenal)
Ralf Lukas (Melot)
Clemens Bieber (Ein junger Seemann)
Arnold Bezuyen (Ein Hirt)
Martin Snell (Ein Steuermann)

Chœur et Orchestre du Festival de Bayreuth

lundi 1 février 2010

La Cenerentola sur le trottoir

Quel trottoir ? Mais celui de l'Avenue Montaigne, bien sûr, qui reprend pour la énième fois la Cenerentola de Rossini mise en scène par Irina Brook, l'Avenue Montaigne, ce paradis du fric et de la vulgarité, qui constitue un écrin parfait pour cette production.

Je n'y allais pas à l'aveugle, certes, et j'avais un souvenir certes pas enthousiaste, mais du moins satisfaisant de cette production d'un de mes opéras préférés, étrange parabole moderne où la mécanique rossinienne trouve des résonnances d'une rare humanité. Et puis la distribution était plus que prometteuse (et les promesses, à vrai dire, sont largement tenues, mais il y a des cas où ça ne suffit pas).

C'est sans doute en punition du message précédent de ce blog, en honneur du Regietheater, que le Ciel m'a inspiré l'idée inconsciente de retourner voir ce spectacle (le Ciel est comme ça : c'est toujours avec ce qu'on aime le plus qu'Il nous fait le plus souffrir). J'ai d'abord retrouvé avec plaisir le décor initial, ce bar délicatement décati, étriqué et sans charme ; mais très vite, la vulgarité de la mise en scène, cette pente glissante du gag premier degré, l'emporte sans partage.

Brecht écrit dans son Journal de travail (lecture passionnante) qu'on est forcément influencé, en bien ou en mal, par les réactions du public autour de soi quand on est au spectacle (il le dit mieux, évidemment). Peut-être en effet les réactions du public du TCE ont-elles fortement accru mon agacement, tant le moindre geste semblait déclencher l'hilarité bruyante d'une bonne partie de la salle. C'est un fait étonnant mais pas vraiment nouveau : rien ne met en joie les élites (financières) de la nation autant que le pipi-caca et les portes qui claquent.

Opéra Palais Garnier

La production s'est-elle dégradée, peut-être du fait d'un sous-assistant ayant fait du zèle ? Ou est-ce notre regard, affiné par quelques années de fréquentation addictive de productions plus consistantes théâtralement, qui a changé ? Je ne sais. Toujours est-il qu'à force d'entendre réagir le public comme à une pièce de boulevard, je me suis aperçu qu'au fond, c'était bien ça : le décor du palais du prince, au fond, c'est un parfait décor, cheap et théâtralement nul, de théâtre de boulevard. On est dans le privé, Avenue Montaigne : on applique donc les recettes du théâtre privé en montant un parfait boulevard qui, s'il ne s'embarrassait inutilement de la musique de Rossini (encore un étranger), passerait fort bien en prime time sur TF1.

Tout cela m'inspire deux conclusions : d'une part, qu'il est vraiment temps que Dominique Meyer, le patron de la maison, aille conquérir le cœur des Viennois*, parce que sa programmation lyrique touche le fond avec une certaine constance (on se souvient, en début de saison, du consternant spectacle Weill mis en scène par la Jean Sarkozy du monde lyrique, Mlle Juliette Deschamps) ; d'autre part, que décidément rien ne vaut une bonne rasade de Regietheater. Revenons à nos moutons...

EDIT : J'ai oublié de mentionner la prestation calamiteuse de l'orchestre et de son chef : sous la baguette d'Evelino Pidò lors des séries précédentes, ce n'était déjà pas fameux, mais on a eu ici un festival de timbres aigres, de mollesse rythmique, de cors qui déraillent...

ROSSINI
LA CENERENTOLA

Michael Güttler, direction
Irina Brook, mise en scène
Noëlle Ginefri, décors
Sylvie Martin-Hyszka, costumes
Cécile Bon, chorégraphie

Antonino Siragusa, Don Ramiro
Stéphane Degout, Dandini
Pietro Spagnoli, Don Magnifico
Carla Di Censo, Clorinda
Nidia Palacios, Tisbe
Vivica Genaux, Angelina
Ildebrando D'Arcangelo, Alidoro

Concerto Köln
Choeur du Théâtre des Champs-Élysées

* Pour ceux qui l'ignorent ou se moquent de ces détails, M. Meyer a été à la surprise générale choisi pour présider aux destinées de l'Opéra de Vienne à partir de 2010.
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