vendredi 5 février 2010

A quoi sert la mise en scène (5) : Tristan vu par Marthaler, une ode au temps qui passe

Le Festival de Bayreuth, sous la direction de l'ambivalente Katharina Wagner, a retrouvé ces dernières années l'envie de faire connaître ses productions par la vidéo, et si je pense le plus grand mal des Maîtres-Chanteurs qu'elle avait elle-même mis en scène, la publication du DVD du Tristan et Isolde mis en scène par Christoph Marthaler ne pouvait que me réjouir : j'en espérais un juste antidote à l'épouvantable kitsch bobo de la version de Bill Viola à l'Opéra Bastille époque Mortier.

Il faut tout d'abord saluer le travail de l'assistante qui a remonté le spectacle (filmer les spectacles à la énième reprise, quelle idée), puisque pour une fois les chanteurs n'ont pas l'air perdu et semblent comprendre ce qu'ils font, et même cette éprouvante potiche qu'est Robert Dean Smith semble de temps en temps essayer de bouger en sachant pourquoi (qui va reprendre le Lohengrin munichois créé par et pour Jonas Kaufmann, ce qui risque d'être un choc visuel) : on se sent bien chez soi, et ça fait plaisir.

Musicalement, certes, tout est correct, mais rien ne soit vraiment enthousiasmant - on a entendu franchement pire, mais il faut bien reconnaître qu'aussi bien Robert Dean Smith qu'Iréne Theorin terminent la représentation dans un état difficile (le spectacle a été filmé en une seule représentation, donc sans la possibilité d'atténuer par le montage les faiblesses conjoncturelle) ; les autres rôles, de même, sont tenus sans éclat.

L'impact du spectacle, ne le cachons pas, gagnerait à une réalisation musicale plus flamboyante que la routine de haut niveau du chef Peter Schneider ; mais pour qui veut bien passer sur ce défaut, la confrontation avec ce spectacle si décrié lors de sa création offre un grand moment de théâtre musical. Le travail intense et précis du metteur en scène suisse est loin des grandes machines, façon La Fura dels Baus, qui sont à la mode notamment dans le domaine wagnérien : là où les Catalans surchargent l'espace d'effets de machine destinés à captiver un public zappeur, Marthaler désosse, évide le drame wagnérien pour lui faire perdre la solennité sacrée que reproduisent la plupart des mises en scène, modernes comme "traditionnelles".


Le décor d'Anna Viebrock, avec ces lampes (on se passerait des effets ajoutés sur la vidéo pendant l'ouverture), ces sièges d'un luxe défraîchi, cette ouverture sur un ciel noir, est saisissant et contribue (comme souvent) beaucoup à la réussite globale du spectacle. Isolde s'est approprié cet espace peu aimable, et qu'elle n'aime sans doute pas, mais avec lequel elle fait corps faute de mieux. Isolde est une recluse, supérieure au monde qui l'entoure, à cette Brangäne dépassée par les événements (oui, c'est dans le livret aussi), à ce Tristan fuyant et prisonnier de lui-même (la raideur du chanteur sert finalement la perspective) : elle joue avec eux, jeu pervers et désabusé, et ne renverse les chaises que pour le plaisir de bousculer l'ordre établi, avec une ironie comme routinière. Isolde, c'est donc Iréne Theorin, qui fait corps avec l'essence de ce spectacle d'une manière remarquable, comme si elle n'avait jamais joué que dans des spectacles de Marthaler, comme avait pu le faire Christine Schäfer dans la remarquable Traviata parisienne.

Marthaler est un remarquable musicien : ceux qui ont vu ses spectacles théâtraux le savent (ah, la version chorale du finale de la 4e de Mahler dans Platzmangel !), et sa biographie mentionne des débuts comme musicien d'orchestre (hautboïste) : un des grands mérites de ce spectacle est de faire écouter la musique non comme un produit de consommation (de luxe), mais comme un véritable événement permanent, parce que chaque geste est pensé en fonction du temps musical, chaque émotion construit un rapport fort avec le flux musical, et on ne comprend pas le spectacle (et sans doute pas non plus la musique de Wagner) si on n'admet pas ce lien organique : la mise en scène n'explique pas la musique, elle ne meuble pas le long temps wagnérien, elle se préoccupe simplement d'incarner, d'humaniser les émotions toujours abstraites de la musique.

Bastille Wagner opera Paris





On attend beaucoup dans ce spectacle, comme on attend beaucoup dans tous les spectacles de Marthaler, comme Isolde a attendu sa vengeance, comme Isolde attend Tristan, comme Tristan attend Isolde au 3e acte. Comme Isolde et Tristan attendent la mort, le philtre avalé : c'est un des plus beaux moments de ce spectacle qui se débarrasse radicalement des oripeaux de la passion opératique : certes, Christoph Marthaler n'est pas le premier à se passer des embrassades ridicules, des nuisettes pour soirée chaude de sous-préfecture, des caresses plus pataudes que sensuelles qui tuent visuellement tant de pathétiques duos d'amour. Mais qui sait magnifier ainsi ce trouble de l'approche, ce malaise des corps appelés à se connaître, qui ose faire de ce duo ce qu'il est, un gigantesque bavardage où le corps n'est pas tant l'objet du désir que le cadavre dans le placard ?


Richard Wagner 
Tristan und Isolde
1 DVD Opus Arte, enregistré le 16 août 2009 au festival de Bayreuth

direction : Peter Schneider
mise en scène : Christoph Marthaler
décors et costumes : Anna Viebrock

Robert Dean Smith (Tristan)
Iréne Theorin (Isolde)
Robert Holl (König Marke)
Michelle Breedt (Brangäne)
Jukka Rasilainen (Kurwenal)
Ralf Lukas (Melot)
Clemens Bieber (Ein junger Seemann)
Arnold Bezuyen (Ein Hirt)
Martin Snell (Ein Steuermann)

Chœur et Orchestre du Festival de Bayreuth

3 commentaires:

  1. Tu aimes bcp Marthaler :)

    J'ai un souvenir pas très réjouissant du 1e acte mais le spectacle progressait bien et le 3e acte était vraiment très bien. Le jour ou j'y étais, Irene était très bien tandis que Dean-Smith sombrait vers l'inaudible [avec l'acoustique de la salle à Bayreuth il faut le faire...]

    Tu savais que lors de la première année de cette production, Tristan et Isolde ne se sont pas touchés pendant tout le 2e acte?! Ils étaient assis sur le même canapé et ne se touchaient pas du tout. Ensuite, après une avalanche des protestes du public, il [CM] a (malheureusement) du modifier ça ;)
    Une petite modif qui change tout ===> le 2e acte tombe et en ce moment ce devient un "anti-spectacle"; MAIS c'est sauvé par le 3e acte.

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  2. J'aime beaucoup Marthaler, mais là c'est aussi le hasard du calendrier : Grande-Duchesse à Bâle en décembre, sortie du Tristan en janvier...
    Le deuxième acte reste quand même intéressant même modifié, et le premier est pour moi absolument magnifique !

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  3. Voici une info qui te ferait peut-etre plaisir. ;)

    http://www.freundederkuenste.de/startseite/einzelansicht/article/christoph_marthaler_und_anna_viebrock_erhalten_am_welttheatertag_den_preis_des_deutschen_iti_zentrum.html

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