Il y a bien une sorcière, mais elle disparaît à la fin du premier acte. Il y a bien des épreuves à surmonter pour les héros du conte, mais ils ne parviennent pas à les surmonter. On se retrouve ainsi face à un faux conte éminemment littéraire tel que l'époque - aux alentours de 1900 - pouvait les aimer, et dont le plus célèbre exemple lyrique est certainement la Rusalka de Dvorak (1904). La nymphe tchèque comme le prince allemand se placent tous deux dans la descendance de Wagner, tous deux sacrifient à l'obligatoire duo tristanien, dans les deux cas de façon un peu naïve, aboutissant à la mort qui n'est qu'évoquée dans l'original ; mais tous deux partagent surtout une même manière d'utiliser le conte pour ancrer la tragédie humaine au plus profond des racines de l'âme humaine, ce que les types humains offerts par le conte permettent comme on le sait admirablement.
On pourrait distinguer deux axes principaux dans l'opéra. L'un est celui du prince et de sa fiancée la Gardeuse d'oies, fille de parents douteux mais royale en esprit : deux enfants en quête de pureté, à la recherche d'une vraie royauté qui n'est pas que pouvoir brut. Cet idéalisme, cette naïveté, cette prime jeunesse sont capitales pour comprendre l'opéra : le prince n'est pas un quelconque Tamino, moins encore un simple héros romantique stéréotypé. Face à eux, le monde des hommes qui les entourent, ces "braves gens" de Hellastadt, en quête d'un roi : ils sont destinés à se rencontrer, en quelque sorte, mais certainement pas à se comprendre. Ce que les gens d'Hellastadt veulent, ce n'est pas un roi de vertu, pas un chaste fol venu faire régner la justice, c'est la pompe royale avec tout son apparat, c'est le pouvoir pour lui-même, le joug qui évite de penser et de devoir agir par soi-même. Il y a, pour nous gens du début du XXIe siècle élevés dans le sillage des drames du siècle précédent, quelque chose d'absolument glaçant dans ce monde-là, quand bien même on voudrait se garder des parallèles faciles. On attend alors d'une mise en scène qu'elle soit capable de rendre compte de cet échec et de ce malaise.
La production zurichoise avait été donnée une première fois en 2007, peu après une production à Munich (signée par Andreas Homoki, futur directeur de l'Opéra de Zurich, qui avait réussi là un travail inoubliable) ; le ténor qui interprétait le fils de roi étant entre-temps parvenu à la célébrité mondiale, la maison des bords du lac a décidé de reprendre cette production, en présence de caméras de télévision (DVD à prévoir, par conséquent).
Disons-le tout de suite : ce n'est pas pour l'intérêt de la mise en scène qu'on se souviendra de la soirée. Ce n'était pas le premier spectacle de Jens Daniel Herzog que je voyais, mais je n'avais pas retenu son nom* : sa Turandot de Schiller (Munich) était une soirée très divertissante, pas follement profonde mais pleine d'idées, alors qu'il livre ici un produit sans grande saveur. L'emballage est moderne, le contenu plutôt insipide, quoi qu'assez vivant : c'est peut-être une bonne chose pour faire avaler à un public d'opéra souvent réticent devant ce qu'il ne connaît pas un opéra aussi complexe que Königskinder, mais on reste tout de même à la surface de cette véritable œuvre-monde. Le royal Jonas Kaufmann, lui, est à la hauteur des attentes : on ne peut que lui être reconnaissant pour son engagement en faveur de cette œuvre encore méconnue, qu'il a chantée à Montpellier en concert en 2005 (un CD en témoigne, mais la mollesse de la direction d'Armin Jordan est hélas rédhibitoire) avant Zurich en 2007 et 2010. Ses qualités sont bien connues, qualité de la diction, aisance de la projection à laquelle aucun orchestre ne résiste, intelligence de la caractérisation et de l'usage des couleurs de sa voix ; mais elles n'en sont pas moins frappantes à chaque fois.
Quel dommage, alors, que l'Opéra de Zurich (et les partenaires audiovisuels) n'ait pas placé à ses côtés une meilleure distribution ! Le gros point faible est sa partenaire directe Isabel Rey en Gardeuse d'oies : quand on pense que Juliane Banse et Annette Dasch ont toutes deux superbement chanté le rôle, on peine à comprendre pourquoi on s'est contenté de cette chanteuse bien en cour à Zurich, mais d'une médiocrité qui déparerait même une scène moins prestigieuse ; de même, on n'est guère convaincu par le Ménétrier un peu plat d'Oliver Widmer, même si son cas est nettement moins grave. Seule la Sorcière (Liliana Nikiteanu) sort du lot face à des seconds rôles souvent trop peu caractérisés.
Autre vaillant défenseur du chef-d'oeuvre méconnu, Ingo Metzmacher dirige à nouveau cette production qu'il avait créée en 2007 avant de donner l'opéra en concert à Berlin l'année suivante (Juliane Banse/Klaus Florian Vogt, enregistrement annoncé mais sans doute oublié en cours de route) : on a senti un peu de confusion notamment dans le premier acte, mais le tout reste très acceptable, avec une option symphonique appuyée qui privilégie un post-romantisme un peu stéréotypé aux dépens de l'originalité de l'œuvre.
Au moins le résultat permettra, on l'espère, à un large public de découvrir enfin grâce au DVD ce chef-d'œuvre de tout premier plan, tellement supérieur à tant de résurrections de la même époque, type Ville morte, Palestrina ou même - sacrilège - Roi Roger**. En attendant, après le choc procuré par la production munichoise, me voilà reparti à guetter les futures productions qui pourront me tomber sous la main...
On peut écouter l'œuvre en ligne sur divers sites ; je me permets de conseiller un enregistrement pas forcément très prestigieux (il n'y en a de toute façon pas), mais très vivant : c'est la radio de Cologne en 1952, l'oeuvre est légèrement abrégée et les partenaires du jeune Dietrich Fischer-Dieskau en ménétrier sont de parfaits inconnus, mais c'est sans doute la meilleure solution pour attendre le DVD...
*Plusieurs DVD témoignent de son activité de metteur en scène d'opéra, mais je n'en ai vu aucun : il s'agit au moins d'Orlando de Haendel (Christie/Arthaus) et de Tannhäuser (Welser-Möst/EMI), tous deux également filmés à Zurich.
**Respectivement Korngold, Pfitzner et Szymanowski, trois compositeurs certes très différents, mais dont l'œuvre m'apparaît plus comme une impasse artificielle (dans le raffinement, dans le gigantisme ou les deux).
Humperdinck
Königskinder
Direction Ingo Metzmacher
Mise en scène Jens-Daniel Herzog
Costumes et décors Mathis Neidhardt
Jonas Kaufmann (Königssohn)
Isabel Rey (Magd)
Liliana Nikiteanu (Hexe)
Wiebke Lehmkuhl (Stallmagd)
Anja Schlosser (Wirtstochter)
Oliver Widmer (Spielmann)
Reinhard Mayr (Holzhacker)
Boguslaw Bidzinski (Besenbinder)
Tomasz Slawinski (Wirt)
Choeur et orchestre de l'Opéra de Zurich
"ce n'est pas pour Jonas Kaufmann que je suis allé à Zurich"
RépondreSupprimerMais c'était néanmoins une raison importante pour te faire décider de faire ce voyage ((wink-wink))
Merci pour le CR. Ça donne carrément envie. On attendra la sortie de ce DVD alors !
Et oui, comme tu pouvais bien t'attendre, je ne suis évidemment pas d'accord de balancer Szymanowski et Korngold dans le même panier. Il faut un sacré saut logique pour trouver un lien a la fois clair et non-trivial. Sinon, on aurait pu pousser un peu plus loin cette logique et trouver des équivalences entre Éric Serra et Pierre Boulez ;)
Je croyais que tu étais parti voir La Tragédie du Diable au BSO. Tu penses y aller? Au cas ou, tu nous feras un CR ?! Merci
Oui, j'ai vu ; oui, je ferai un compte-rendu (mais d'abord Bâle !)...
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