Tout d'abord, pour faire une Bayadère, il faut :
- Un éléphant, c'est évident
- Une Cléopâtre malgré elle
- Une bonne dose d'opium pour arriver à voir des fantômes
- Un fakir aussi méchant que celui des Cigares du pharaon
Ce que j'aime, donc, dans ce ballet, c'est d'abord la dimension épique, qu'il partage certes avec une partie du répertoire classique (Le Corsaire, dans ses versions les plus philologiques du moins), mais qui est trop mise au second plan dans la perception que nous avons du répertoire classique : le modèle du ballet classique tel que perçu aujourd'hui, c'est Le lac des Cygnes, c'est Giselle, deux œuvres où les actes "blancs", visuellement dépouillés, jouant sur la stylisation du mouvement, où la géométrie domine la chorégraphie, sont essentiels et justifient (pleinement !) le goût persistant du grand public pour eux. Mais le ballet classique, celui de Petipa, celui de l'école française, c'est aussi un goût prononcé pour l'aventure, pour le pittoresque, pour le picaresque, c'est Jules Verne autant que Théophile Gautier - et on ne peut que regretter que la version présentée à Paris, comme beaucoup de versions modernes, se prive du 4e acte où s'effondrait le temple où devait avoir lieu le mariage entre Solor et , acte qui devait être l'apothéose du théâtre comme lieu d'une impossible illusion.
Ce qui me touche également dans La Bayadère est le personnage de Nikiya, "la Bayadère", prisonnière des devoirs de sa fonction. Y a-t-il personnage dont la danse apparaît autant le moyen d'expression unique ? Stravinsky disait que Le lac des Cygnes est une symphonie avec chœurs, récitatifs et airs : autant dire que tout s'y passe par la parole, et on connaît bien les admirables pantomimes où Odette raconte sa terrible histoire au prince. La danse, la pantomime y sont donc comme un équivalent de la parole. Nikiya, elle, c'est différent : la danse est son seul moyen d'expression, elle est à la fois sa prison et son privilège ; c'est de cette tension que naissent, pour moi, quelques-uns des moments les plus émouvants de tout le ballet classique. On vient de voir Billy Budd de Britten à Bastille : la scène où Nikiya veut frapper Gamzatti qui lui vole son amoureux, c'est finalement la même chose que celle où Billy, bégayant sous l'emprise de l'émotion, ne trouve pas d'autre moyen d'expression pour riposter à son vil accusateur qu'un coup de point meurtrier, la violence comme porte de sortie de l'aphasie. Violence qui, sur le navire anglais comme dans l'Inde mystérieuse, frappe en retour son auteur.
Le point fort de ce ballet, du point de vue dramatique, est cette confrontation de deux personnages féminins, tous deux bien plus riches que l'image compassée de la princesse de conte de fées. Gamzatti nous est présentée selon ce stéréotype, mais on découvre progressivement qu'elle n'est pas une victime sacrificielle, mais une fille qui sait ce qu'elle veut et qui est capable d'agir pour imposer sa volonté, tandis que Nikiya rayonne d'une force intérieure douloureuse. La danse classique ne sait pas raconter les histoires avec autant de détails qu'un roman, un film, ou même un opéra ; mais elle sait réduire les conflits à leur essence, au-delà de la vraisemblance psychologique : c'est sa faiblesse pour une consommation immédiate, mais je crois que c'est ce qui m'y attache avec autant de passion.
La Bayadère à l'Opéra-Garnier, mai-juin 2010
Point de critique pour le moment, bien sûr ; pour autant, on peut déjà commenter les choix faits par l'Opéra pour cette nouvelle reprise.
Un choix très contestable, et à mon sens absolument scandaleux, est d'avoir choisi Garnier pour présenter ce ballet (où la version Noureev avait été créée) : Bastille donne aux grands ballets classiques un espace formidable pour que la danse s'y déploie et a le mérite insigne de refroidir les amateurs de kitsch ; et quelle logique, y compris économique, y a-t-il à programmer des ballets comme Siddharta ou Kaguyahime de Kylian à Bastille, alors que leur public est beaucoup plus réduit (ce n'est pas un jugement de valeur sur les ballets eux-mêmes, bien sûr), et de coincer La Bayadère à Garnier ? Il y a de l'argent public qui se perd...
Ensuite, concernant les distributions, on peut faire quelques commentaires (cf. mes messages synthétiques sur la troupe de l'Opéra, ici pour les hommes, ici pour ces dames), sous réserve évidemment que les distributions telles qu'affichées sur le site de l'Opéra ne changent pas... On n'est à vrai dire pas surpris : banalité totale des distributions très prévisibles, choix absurdes, manque de perspectives dans l'évolution de la carrière des danseurs...
Le rôle de Gamzatti y est véritablement saccagé : Emilie Cozette, prévue pour la première, est techniquement incapable d'assumer un tel rôle, et Stéphanie Romberg, remarquable interprète du contemporain, guère moins ; seule Dorothée Gilbert m'y inspire quelque confiance, alors qu'il aurait été tellement intéressant de découvrir de nouvelles personnalités dans ce rôle, par exemple parmi les premières danseuses les plus récemment nommées. Du côté du couple central, ce sont plutôt les valeurs sûres qui sont mises en avant : avant tout Agnès Letestu et José Martinez, mais on attend aussi avec grand intérêt Clairemarie Osta avec Karl Paquette, dans une moindre mesure Dorothée Gilbert (bis...) qui aura le plus grand mal à entrer dans l'ascèse de son personnage, surtout avec un Mathias Heymann à ses côtés... Pour des surprises, il faudra donc se limiter aux petits rôles, heureusement abondants : on y croisera ainsi avec plaisir Charline Giezendanner, Eve Grinsztajn ou Sarah Kora Dayanova... En espérant que l'une ou l'autre se verra offrir l'une ou l'autre des Gamzatti à la place des insipides Mélanie Hurel ou Ludmila Pagliero !
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Défense et illustration de la danse classique comme art moderne
Je n'ai jamais compris pourquoi Noureev ne s'est pas lancé dans la re-création de ce IVe acte (déja trop faible sans doute) mais cette vengeance posthume de la Bayadère serait la conclusion logique de ce ballet qui ose aller aussi loin dans l'épique et équilibrerait tout le baroque du Ie acte.
RépondreSupprimerC'est avec La Fille du Pharaon le ballet de Petipa qui est le plus spectaculaire.
Votre parallèle avec Billy Budd est inattendu mais juste. L'excés d'injustice donne aux héros la force de briser les tabous au risque de leur vie.
P.S. Je me demande qui représente le camée dont la photo illustre votre article.
Pas d'accord pour Ludmila Pagliero : j'aime beaucoup l'énergie qu'elle dégage en scène et je lui prédis un glorieux avenir (mais ça n'engage que moi). Quant à la fin du ballet, il n'a effectivement pas pu être achevé en raison de la dégradation de l'état de santé de Noureev. Sachant cela, je trouve qu'il a la beauté des oeuvres inachevées : il prend une dimension beaucoup plus personnelle et ouverte. Une fragilité qui est celle du chorégraphe au crépuscule de sa vie...
RépondreSupprimerPapageno
http://je-devins-un-opera-fabuleux.over-blog.com/
Cet article a commencé par me faire rire, puis franchement sourire : il est réjouissant de trouver des réflexions menées à partir de la danse par un véritable amateur (ce qui n'est pas le fort du balletomaniaque, il faut bien le dire).
RépondreSupprimerOn néglige souvent le caractère narratif des ballets classiques, l'argument devenant simple prétexte - notamment, comme vous le dites, à des actes blancs qui se rapprochent du ballet abstrait (Sérénade de Balanchine n'est pas sans rappeler les Wilis, après tout). Peut-être le rapprochement ne m'est-il suggéré que parce que je viens de finir mon mémoire (sur Kundera), mais il me semble qu'il se passe un peu la même chose en littérature, où l'intelligentsia aurait tendance à délaisser le simple plaisir de lire des histoires. Quant à celui de les voir représentées... vrai, la force de condensation est formidable !
Puis ce lien entre Billy Budd et l'affrontement entre le Bayadère et Gamzatti... au plaisir enfantin de reconnaître dans ce que vous dites un opéra auquel j'ai assisté (et il y en a très peu, l'opéra n'ayant jamais abrité pour moi que des ballets jusqu'à cette année - de découverte, donc) s'ajoute la fascination que suscite toujours un rapprochement d'autant plus pertinent qu'il est inattendu. Le corps qui prend le relais de la parole échouée... Et le silence comme clé du personnage de la Bayadère est une merveilleuse remarque, puisque c'est aussi le silence de l'amour qui met le langage (et les conventions sociales qu'il transporte) au silence. Bon, il serait peut-être temps que j'y retourne aussi, au silence, à ma lecture de Quignard.
Si je n'ai pas été trop encombrante, je repasserai volontiers dans les parages.
Mais au contraire, merci de votre commentaire, et revenez quand vous voulez !
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