Après un premier message faisant le tour des ballets de Noureev et de leur place dans le répertoire de l'Opéra de Paris, puis un second qui interrogeait le rapport entre la danse classique et le répertoire postérieur (Balanchine et Forsythe, entre autres), voici venu le moment de parler un peu d'avenir, autrement dit, plus généralement, de l'avenir de la danse classique.
À voir l'enthousiasme que continuent à susciter les grands danseurs d'aujourd'hui, de Carlos Acosta à Diana Vishneva en passant par Lucia Lacarra - et chez nous Marie-Agnès Gillot ou Nicolas Le Riche -, en tout cas parmi les privilégiés qui ont la chance de pouvoir découvrir ces grands artistes dans l'immédiateté que permet seule la scène*, on ne peut que constater la vivacité de cet art, et la fascination qu'il continue à exercer sur le public - à vrai dire, il n'est même pas essentiel que de tels artistes soient présents sur scène : il suffit qu'entrent en scène les premiers cygnes au bord du Lac pour que le public soit chaviré. On ne peut que regretter, bien entendu, que cet art ne soit pas mis à portée d'un plus grand nombre de spectateurs, en particulier par l'encouragement des quelques troupes classiques qui subsistent en province: j'en ai déjà parlé, on m'excusera de passer rapidement sur le sujet pour en revenir à notre "première compagnie nationale", et à ses moyens incomparablement supérieurs, et en cela plus proches de ceux dont disposait un Marius Petipa.
Pour faire évoluer la danse classique à l'Opéra (et le raisonnement s'appliquera certainement aussi pour d'autres compagnies), il est indispensable de réfléchir à ce que nous appelons danse classique. Il y a deux façons de voir les choses : on peut définir la danse classique par sa technique - fouettés, arabesques, pointes et entrechats -, soit on la définit par le répertoire dans lequel elle s'incarne, répertoire aux orientations multiples : ballet romantique français (Giselle, La Sylphide), ballet impérial russe autour de Marius Petipa, école danoise autour de Bournonville, puis le ballet soviétique et diverses formes de réinventions plus récentes - toutes ces écoles se mélangeant, bien entendu, à l'envi : on sait à quel point la transmission des ballets français est passée par la Russie via Marius Petipa, pur produit comme Bournonville de cette école française.
Cette approche par le répertoire est évidemment extrêmement intéressante, et pour une bonne part c'était celle de Noureev, qui a remonté une partie importante du répertoire hérité de Petipa à travers un prisme personnel extrêmement fort, mêlant vertige de la technique et interprétations psychanalytiques. Souvent passionnante, cette démarche n'est pas la seule possible, et elle a évidemment le défaut de rendre presque impossible la création de nouveaux ballets - à moins de faire comme Pierre Lacotte, personnalité dominante de la scène classique, qui remonte aussi bien des ballets transmis par la tradition comme La Sylphide (DVD) que des ballets dont ne subsistent (presque) que la musique et l'intrigue, pour lesquels sa chorégraphie est presque entièrement une invention.
La définition technique, elle, permet au moins en théorie la création de nouvelles pièces, même si on constate que rares sont les nouveaux ballets à proprement parler classiques dans leur esprit, quand bien même ils se vantent de s'appuyer sur cet héritage technique : créer un tel ballet nouveau, dans l'esprit du ballet classique, sans tomber pour autant dans l'académisme le plus plat, voilà qui nécessiterait un artiste de tout premier plan, qui saurait nourrir sa créativité de la technique. Autant dire qu'on pourra sans doute chercher longtemps, et le fait qu'aucun grand ballet narratif contemporain ne parvienne à s'installer dans le répertoire (ce qui est parfois bien dommage, comme pour Hurlevent de Kader Belarbi) pose ici un problème durable à la danse classique, qui est donc contrainte de vivre seulement de ce qui existe déjà.
Pour autant, il n'est pas sûr que cette contrainte soit aussi forte qu'il n'y paraît, surtout quand on voit la danse classique uniquement à travers le ballet de l'Opéra de Paris, accroché frénétiquement à cet héritage Noureev, appuyé uniquement sur Petipa et sur les deux grands ballets de Prokofiev, enrichi seulement par quelques ballets issus de l'école française, Giselle et les ballets reconstitués par Lacotte, La Sylphide et Paquita. Le répertoire, sans doute, n'est pas extensible, mais les ballets couramment représentés ne constituent qu'une partie du répertoire potentiel : l'exemple le plus net, et le plus intéressant, est celui du Corsaire, parfait exemple de création composite, né à Paris en 1856, profondément transformé par Petipa, et constamment remanié depuis par toutes sortes de contributeurs.
Le Corsaire tel qu'il a été longtemps connu, à travers par exemple la version du Kirov/Mariinsky (DVD), n'avait plus grand-chose à voir non seulement avec l'original de 1856, mais également avec la version de Petipa. Depuis une décennie, de Boston à New York, puis de Munich à Moscou, et plus récemment à Ekaterinbourg (sous la direction de Jean-Guillaume Bart, étoile du ballet de l'Opéra de Paris), les reconstitutions se sont multipliées, avec souvent l'idée de revenir à des états antérieurs du ballet sans renier pour autant la totalité de l'histoire mouvementé du ballet. J'ai eu le plaisir de voir les versions de Munich et de Moscou (tournée du Bolchoi à Paris)** : leurs différences sont aussi importantes qu'intéressantes, mais elles ont comme point commun de recourir toutes deux à des notations chorégraphiques établies lors de diverses reprises en Russie, du vivant de Petipa, qui permettent de reconstituer certains passages avec une étonnante précision pour peu que cette démarche qu'on appellera au choix philologique ou archéologique soit vivifiée par le talent de praticiens de la scène capables de donner du sens au mouvement noté - exactement comme un musicien face à une partition si géniale soit-elle : déchiffrer ne suffit pas.
La démarche archéologique est-elle le salut de la danse classique, et la manière pour l'Opéra de Paris de sortir de l'héritage parfois étouffant de Noureev et de construire son avenir ? Peut-être bien, même si elle n'est pas la seule démarche possible, et même s'il est hors de question d'abandonner pour autant les versions indépendantes façon Noureev chez nous ou Ashton à Londres, ni d'ailleurs la démarche de réinterprétation radicale d'un Mats Ek, comme son extraordinaire Giselle. Mais cette démarche, outre les spectacles qu'elle est susceptible de produire, a une vertu cardinale : en forçant le monde de la danse à s'interroger sur ses pratiques, sur ce qu'elle croit être l'essence de son art, sur les lignes de transmission qu'elle prend plaisir (à juste titre, d'ailleurs) à mettre en avant, elle contribue à faire de cet art un art comme neuf, étranger, à détruire les habitudes confortables de regard du spectateur, à forcer les artistes comme le public à se confronter à l'étrangeté foncière d'un art né et développé dans un monde qui n'est plus le nôtre : cette étrangeté, loin de rendre le ballet classique dépassé et inutile à notre époque, est sans doute, même dans la configuration actuelle du monde de la danse, ce qui m'attire le plus en lui. C'est ce qui s'est passé, avec profit, pour la musique grâce au mouvement baroque : puisse la danse classique, au-delà de ses succès actuels, bénéficier d'une telle renaissance.
*Ce qui n'est pas pour moi un moyen de dénigrer le DVD, qui pour la danse est un outil merveilleux (dangereux peut-être aussi, certes, mais ne boudons pas notre plaisir). Souvent (trop) coûteux, ils ont certes le défaut de figer les ballets dans une unique interprétation, mais ils constituent un outil désormais irremplaçables pour l'acquisition d'une culture chorégraphique.
**Je ne manquerai pas de faire une analyse de ces deux versions sur ce blog...
Photo: Royal Opera House, Covent Garden
vendredi 26 septembre 2008
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