À l'opéra, la sensualité prête plus souvent à sourire qu'à alimenter des fantasmes. Même en écartant le cas des interprètes physiquement disgracieux, les jeux de mains supposés nous évoquer les grands moments des amours lyriques sont souvent des jeux bien vilains, pour une raison simple : les metteurs en scène les moins inspirés résolvent le problème par une accumulation de gestes banals, alors qu'un seul geste non banal aurait suffi (voire pas de geste du tout : un des souvenirs les plus puissants que je conserve est le duo final du Couronnement de Poppée de Monteverdi il y a quelques années au Conservatoire de Paris, où il n'y avait pourtant, en apparence, rien à voir).
On aurait pu craindre le pire avec Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, avec l'évocation de caresses lesbiennes bien dans le ton de cette époque (1907) où les oripeaux antiques tentaient de ranimer la vigueur des vieux abonnés. Anna Viebrock, qui signe une nouvelle production de l'oeuvre à l'Opéra Bastille, n'a pas cherché à éluder cette sensualité qui nous paraît aujourd'hui lourde et datée, pas plus qu'à la représenter. Elle l'a mis au contraire au centre de sa mise en scène : non pas seulement dans l'érotisme, qui chez elle est désir avant d'être plaisir, mais la plénitude des sens de l'être humain : dans l'ouïe, en plaçant le spectateur dans une position intense d'écoute de la musique ; dans la vue, matérialisée par des lumières primaires (comme on dit couleurs primaires) ; dans le toucher, qui n'est jamais consommé mais reste à l'état de désir - et de répulsion, c'est selon.
La richesse orchestrale de la musique de Dukas, dans ces conditions, apparaît dans toute sa splendeur - je ne cache pas avoir été séduit par cette oeuvre, malgré le livret surchargé et maladroit de Maeterlink; la grande réussite de la mise en scène de Viebrock, qui nécessite de ses spectateurs une capacité d'attention et de concentration que tous n'ont pas, c'est de réussir à ouvrir leurs sens pour recevoir cette profusion. C'est remarquable, et l'équipe musicale elle-même accompagne avec les honneurs cette grande réussite.
Que tous ceux qui ne sont pas à Paris tentent de trouver un enregistrement de cette oeuvre ou écoutent la retransmission radiophonique de ces spectacles; que les Parisiens profitent des places vides qui restent!
PS: Il se trouve que j'ai lu récemment le livre d'Alain Corbin Les Filles de noce, sur les pratiques et les représentations de la prostitution en France entre 1870 et 1914. Les années 1900 sont les années du développement du mythe de la "traite des blanches", selon lequel des jeunes filles européennes étaient enlevées par des réseaux internationaux de prostitution (souvent, dans le mythe, dirigés par de riches étrangers - xénophobie oblige). Voir Ariane, dans ce contexte, est intéressant : l'oeuvre a été créée en 1907, et son sujet doit être compris dans cette perspective ; il faut aussi penser à l'opéra de Bartok, créé quatre ans plus tard, sans compter que l'Opéra de Paris, un an avant l'opéra de Dukas, avait créé un opéra de Massenet sur le thème d'Ariane et du Minotaure, opéra totalement oublié aujourd'hui mais qui avait eu un certain succès. On peut aussi penser à la pièce de Wedekind que Berg adaptera plus tard sous le titre Lulu, et qui avait été écrite dès 1896/1904...
mercredi 19 septembre 2007
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