jeudi 5 juin 2014

Opéra, mises en scène pour aujourd'hui

Non, rassurez-vous, je ne vais pas rouvrir le vieux débats entre traditionalistes ennemis du Regietheater (qui n'existe comme chacun sait pas) et modernistes partisans d'une approche ambitieuse de l’œuvre (quel débat, d'ailleurs, ce sont les premiers qui ont tort). Mais en lisant un commentaire à la critique de la Traviata de l'Opéra de Paris sur Forumopéra, j'ai eu envie d'aborder un point de détail, qui n'est pas celui des grands débats de principe sur l'interprétation des œuvres, les approches conceptuels ou je ne sais quoi - un point de détail qui n'est peut-être pas moins banal, mais quand même assez essentiel.


Très justement, la commentatrice en question évoque - et critique - le fait que Ludovic Tézier soit embarrassé scéniquement par les indications de Benoît Jacquot "qui lui colle une canne et l'oblige à boîter". Je connais bien le livret de La traviata, merci, et je n'ignore pas que Germont père n'est pas un adolescent, encore qu'il n'a pas forcément plus de 50 ans du reste. Mais Ludovic Tézier, lui, est bien bâti et dans la force de l'âge, à ma connaissance : Jacquot joue donc le jeu du travestissement, de la négation de l'identité de l'interprète, au profit d'une mise en conformité de son corps au stéréotype de son personnage. Ce n'est pas dramatique, et il n'est pas le seul à tomber dans cet écueil, y compris d'ailleurs parmi les metteurs en scène un peu moins confits dans le bon goût qualité France* ; à Paris même, dans une production dont on ne sait s'il faut la qualifier de moderne ou de tradi mais qui était en tout cas ratée, le Tancrède déjà évoqué sur ce blog, il fallait le voir pour le croire : comment le metteur en scène n'avait-il pas pris conscience du ridicule de l'accoutrement de Marie-Nicole Lemieux, sanglée dans un pseudo-uniforme qui l'empêchait de bouger ?

Alors, certes, ce n'est pas un problème nouveau. Des chanteurs, il y en a des gros et des maigres (plus qu'on ne croit), des laids et des beaux (plus qu'on ne croit), des potiches et des acteurs de talent (plus qu'on ne croit), et il serait inutile de nier qu'il est toujours plus payant scéniquement, a fortiori en l'absence de toute direction d'acteur sérieuse, d'avoir une jolie fille jeune et mince qu'un mètre cube planté là. Soit. Mais quand on veut faire du théâtre, et pas de la mise en place esthétisante, s'en remettre à la fatalité des corps est une bien lâche excuse.
C'est d'abord une question d'opportunité : quand on a un chanteur qui ne sait pas jouer, on ne le fait pas s'agiter sur la scène pendant tout le prélude de Tannhäuser (Châtelet 2004, Andreas Homoki) ; quand on a une dame aux formes généreuses, on n'essaie pas d'en faire un guerrier viril ; quand on a l'inverse d'un top model, on fait ressortir la richesse intérieure du personnage plutôt que de faire semblant de jouer sur sa beauté physique. Et surtout, surtout, on comprend que le porno soft en petite nuisette blanche (cliché aussi bien dans les mises en scène classiques que chez les modernes), c'est le meilleur moyen pour tuer toute sensualité sur une scène d'opéra.
Il y a des solutions, il y a une marge de manœuvre, à partir du moment où on refuse la dictature de l'illustration. Dans Tristan et Isolde vu par Marthaler, on ne demandait pas aux chanteurs de feindre l'extase amoureuse, parce qu'il y avait une richesse infinie dans les personnages, et personne ne pouvait se poser la question de l'adéquation visuelle des chanteurs à leur rôle ; dans un Ariodante que j'avais vu à Bâle (et commenté pour Resmusica), j'avais été d'abord interloqué, puis diablement séduit par le choix de Stephan Pucher de ne pas s'embarrasser du problème du travesti pour le rôle-titre : Marina Prudenskaia était laissée à sa féminité évidente, et le résultat paraissait tout simplement naturel, évident, parlant. Parce que Pucher n'avait pas, pour autant que j'ai pu le saisir, voulu faire un manifeste politique (féministe, "gay-friendly" ou quoi que ce soit, même si naturellement cela ne va pas dans le sens des infâmes de la Manif pour tous) : il avait simplement fait le pari que cette liberté gestuelle et visuelle laissée à l'interprète servirait beaucoup mieux l’œuvre que toute contrainte à prétention illusionniste. Voilà ce qu'est l'intelligence du metteur en scène, voilà du théâtre moderne au meilleur sens du terme.

*Je n'ai pas vu la production, et je ne vais donc pas tomber dans le ridicule de la critique a priori (encore qu'on connaît des journalistes établis que ça n'a jamais gêné) : simplement, quand je vois ces photos avec l'Olympia de Manet, cette connivence de Lagarde et Michard, je n'arrive pas à me convaincre que j'aurais peut-être dû faire un effort.

3 commentaires:

  1. Pascal Gottesmann8/6/14 15:59

    Le physique des chanteurs doit, non seulement s'assume mais peut s'oublier si celui ci chante bien. Plusieurs fois, dans des mises en scène souvent classiques, j'ai vu un baryton bel homme délaissé par une soprano qui préfère un ténor au physique beaucoup plus ingrat. L'opéra est un monde plein de conventions et une de plus ou de moins ne choquera personne.
    Au niveau des couleurs de peau, qui se diversifient au fur et à mesure que les distributions s'internationalisent j'ai vu de nombreux chanteurs non maquillés même si le rôle le réclame. Dans une récente Aida, le seul chanteur, naturellement, noir était...Ramphis le plus enragé dans la lutte contre les éthiopiens. Le résultat était surprenant mais finalement peu gênant.
    Pour ce qui est des nuisettes elles ne me gênent pas surtout quand la chanteuse la porte bien mais, quelque soit la tenue, et la mise en scène je HAIS les duos d'amour, trop nombreux qui se déroulent à plusieurs mètres de distance sans un regard pour le partenaire. Rapprochez vous, souriez vous, regardez vous, prenez vous par la main ou dans les bras, embrassez vous si l'amour est passionné (ils ne le sont pas tous, certains sont bien chastes) et ce sera tellement plus réaliste. À croire que les chanteurs n'ont jamais aimé.
    Pour ce qui est du cas de Ludovic Tézier, grand chanteur s'il en est, ce doit simplement être une utilisation de sa raideur naturelle qui l'handicape dans de nombreux rôles mais doit le servir pour composer ce personnage.

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  2. Faut aller à Bruxelles voir cette merveille de Romeo Castellucci [Orphée et Eurydice]. C'est toute une autre chose... Opéra de Paris est une broyeuse du fric sans aucun intérêt artistique...

    Thalys A/R + cette merveille coûtent moins cher qu'une place en 2e catégorie à l'ONP pour voir cette catastrophique Traviata (et moi qui croyais qu'on a touché le fond avec Manon et/ou Faust...)

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  3. Pascal : ça va au-delà de la convention, c'est vraiment une question de construction de la vérité théâtrale. C'est pareil pour la proximité physique : aux artistes de créer le lien, que ce soit de façon physique ou pas (et on en a vu, des embrassades ridicules entre hippopotame et baleine !)... Et je maintiens ma haine de la nuisette (mais où les trouvent-ils? On en vend encore?).
    Opera Cake : bien sûr que je ne perds plus mon temps avec ça... Je reviens de Berlin, c'est quand même autre chose (cf. Resmusica): une sublime soirée Sciarrino, Les Soldats par Bieito, en attendant L'Orfeo de Monteverdi par Bösch à Munich, voilà ce que j'ai envie de voir, et voilà donc ce que je vais voir ! Je n'aurais pas cru pouvoir me détacher autant de l'ONP... Que voir la saison prochaine à Paris? La nième reprise de Rusalka, peut-être...

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