vendredi 23 janvier 2009

Se dorme il prence, veglia il traditor

Oh, bien sûr, il n'y a pas qu'à l'opéra qu'on voit ça. Les entraîneurs de sport, par exemple, connaissent cela aussi : la passion souvent irrationnelle qui s'attache à ces deux domaines en est souvent la cause. De quoi s'agit-il ? De cette manie de traîner dans la boue les directeurs des maisons d'opéra, comme si leur programmation, leur communication, leur manière de parler, leurs goûts, leur éducation étaient des crimes graves. M. Mortier, directeur de l'Opéra de Paris pour encore quelques mois, s'est plaint d'avoir entendu, lors d'un spectacle contesté, "Mortier au bûcher", et on comprend qu'il en soit indigné. Il ne s'agit pas ici de défendre ou d'attaquer M. Mortier : d'une part parce que, quelle que soit la personne visée, une telle exclamation terroriste est d'une bassesse inacceptable ; d'autre part parce que de telles atteintes - rarement poussées à un tel degré de violence verbale, il faut bien le dire - sont finalement un phénomène quasiment général dans les grandes maisons d'opéra.
La psychologie n'est pas, je l'avoue, un sujet qui me passionne : savoir si, par leur mégalomanie, leur goût du pouvoir, une tendance pathologique à la communication tous azimuts, tel ou tel directeur d'opéra mérite (mérite !) une telle violence ne m'intéresse donc pas du tout.
Ce qui sous-tend ces relations de haine, au fond, c'est tout simplement la question de la fonction de telles institutions culturelles dans la vie publique. Une institution culturelle, largement financée par des subventions, doit-elle (peut-elle) se contenter de fournir à ses clients, comme un supermarché, les produits qu'il veut, ou doit-elle au contraire orienter activement l'attention des spectateurs vers des objectifs culturels, intellectuels et sociaux précis ?
Une bonne partie du public d'opéra, mais aussi les abonnés des grands orchestres ou de la Comédie-Française, a une sainte horreur de toute volonté pédagogique. Vouloir apprendre quelque chose à ces gens, c'est presque les insulter. Tenter de leur faire découvrir des oeuvres différentes que celles qu'ils connaissent et aiment déjà, c'est les priver de leur liberté de jugement, c'est mener - insulte suprême - une politique "élitiste" (comme si ces poids morts de la vie culturelle n'étaient pas, plus que tout autre public, une élite, certes pas une élite intellectuelle). Leur manque de curiosité serait parfaitement admissible si ces spectacles n'étaient pas subventionnés, souvent massivement (parfois plus de 80 % pour les orchestres, environ 60 % pour l'Opéra de Paris) : c'est dire que la puissance publique, en France mais aussi dans quelques autres pays (l'Allemagne notamment, où la vie culturelle est restée très active, contrairement au marasme anglais ou, pire encore, italien), croit encore, au moins par sa force d'inertie, que la culture peut avoir un impact au-delà même des quelques spectateurs qu'elle touche directement, que la création et les artistes* apportent quelque chose de précieux dans la vie de la cité, et que la culture ne peut être que passé sans avenir. Bien sûr, quand le plus médiocre de tous les ministres de la culture récents a nommé un Nicolas Joel à la tête de l'Opéra de Paris, l'Etat a donné un signe inquiétant de repli sur une culture passéiste, qui est aussi une culture de la passivité : il sera intéressant de voir, à la réaction de la société française par rapport à sa programmation (le public certes, mais aussi la presse, les forums, les producteurs de DVD), si une telle tentative est destinée à réussir.
Merci, en tout cas, à ces directeurs courageux qui, parfois au prix de l'affrontement - subi plus que choisi -, osent encore s'adresser à l'intelligence des spectateurs, les Nikolaus Bachler (Munich), Gerard Mortier (Paris), Serge Dorny (Lyon), Klaus Zehelein (Stuttgart jusqu'en 2006, aujourd'hui directeur d'une des principales écoles allemandes de théâtre), Andreas Homoki (Berlin, bientôt Zurich) : en inventant l'avenir, en aimant leur public au point de ne pas le laisser s'endormir dans ses habitudes, ils contribuent à sauver la société européenne de ses démons. Cela suffira-t-il ? Qui vivra verra...


*Et je me répète: c'est en salariant les acteurs, les danseurs, les chanteurs d'opéra, les musiciens des orchestres baroques et bien d'autres artistes, en les payant pour jouer et non pour courir après d'hypothétiques contrats, via des troupes travaillant avant tout pour le public local (et non, comme les CDN ou CCN d'aujourd'hui, pour gaspiller l'argent public en tournées), qu'on fera revivre la culture en France. La vraie solution du problème des intermittents du spectacle, ce feuilleton délicieusement français, est là.

2 commentaires:

  1. Oh ! encore un collègue de promotion qui tient un blog... Je t'ajoute, si tu n'y vois pas d'inconvénient, à mon "blogroll". Cela fait bien plaisir de retrouver ton délicieux mauvais esprit. A te lire !

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  2. Ce texte montre admirablement le nouveau poid des directeurs d'opéra. Je m'explique, il y a 40 ans, les imbéciles de l'opéra de Paris (car il y en a toujours eu là bas comme ailleur) conspuaient directement les artistes et menaient de véritables cabales contre eux. Corelli en fut la victime, Prètre ou Crespin aussi. (Avant Mortier au bucher, c'était Régine au poteau lancé à Orange après une damnation de Faust). Maintenant, les directeurs et metteurs en scène d'opéra ont pris le dessus sur les chanteurs et surtout les chefs ravalés à un rang secondaire. Ils sont donc considérés comme responsables.

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