lundi 16 mai 2011

Flammes de Paris, le ballet de Staline à Poutine

J'avais prévu de faire un message un peu développé sur Flammes de Paris, que le Bolchoi vient d'interpréter à quelques reprises sur la scène du Palais Garnier (c'était la première fois que ce ballet sortait des frontières de la Russie, sauf erreur), mais les caprices de Blogger en auront décidé autrement : plutôt que de réécrire le brouillon perdu, je vais parler plus rapidement de la signification culturelle de cette résurrection avant d'évoquer un autre phénomène que ces représentations ont mis à jour, et qui concerne bien plus que la simple question de ce ballet.

Je me contente donc de quelques thèses, façon Luther à Wittenberg (en 1517, mais je n'en ai pas 95 à vous offrir, contrairement à ce glorieux aîné), concernant ce ballet.
  • Le recours à ce ballet politique créé sous Staline qui l'a adoré est un acte politique, qui n'est pas le simple fruit du hasard.
  • Flammes de Paris, certes, n'est qu'un divertissement, mais il n'y a rien de plus politique que le divertissement.
  • Si tant est que quiconque puisse être déchargé de toutes ses fautes, cela ne peut concerner que les plus parfaits, soit seulement très peu de personnes. (ah non, zut, celle-là, c'est Luther, rien à voir avec Flammes de Paris. Quoique.)
  •  La recréation de ce ballet s'inscrit dans la récupération du passé soviétique dans la stratégie de légitimation du pouvoir nationaliste russe actuel : passé à la fois rectifié, désarmé et valorisé, Staline comme héros de la guerre de libération plutôt que comme fournisseur du Goulag.
  • Du point de vue de l'histoire récente de la danse, l'autre versant de cette reconstruction identitaire est constitué par l'arrêt de la démarche archéologique tentée en particulier par Sergei Vikharev au Mariinsky dans les années 90, l'époque de la brève illusion libérale en Russie : il s'agissait d'une démarche réflexive, qui avait le mérite de poser la question de l'héritage classique (qu'aimons-nous dans La Bayadère ? Une série de performances et de pas successifs, ou quelque chose de plus ?).
  • Ratmansky montre que pour plaire aux ballettomanes, il n'y a pas besoin de chercher bien loin : un pas de deux ultra-virtuose pompé sur toute l'histoire du ballet soviétique de Chabukiani (pas de deux du Corsaire) à Grigorovitch (Spartakus), et tout le monde est content. Pour le reste, l'esthétique du clip où tout est toujours en mouvement est parfaite pour un public incapable de se concentrer plus de 30 secondes.
  • Pour le reste, cette pièce imbécile bénéficie de la russophilie pathologique du monde de la danse occidental. Y a-t-il d'autres arts qui font preuve d'une pareille haine pour la réflexion critique, pour la réflexion tout court ?
  • Ne pas voir la misère chorégraphique de la pièce (y compris, d'ailleurs, les parties préservées du ballet de 1932 chorégraphié par Yuri Vainonen) retire toute signification aux critiques (par ailleurs justifiées) faites à certaines chorégraphies du répertoire de l'Opéra de Paris. Dire que la Coppélia de Patrice Bart, les Enfants du Paradis de José Martinez, La Petite danseuse de Degas de Patrice Bart sont des pièces minables tout en défendant ce cirque creux, c'est un paradoxe insoluble.
  • Ivan Vasiliev et Natalia Osipova sont les vecteurs idéaux de cette abdication de l'intelligence, cette abdication de la danse comme art.
  • ... et le pire est de voir comment ces différents phénomènes occultent les aspects beaucoup plus positifs de cette tournée, par exemple l'extraordinaire Maria Alexandrova dans Don Quichotte, qui fait une éblouissante démonstration de style, ou le Cupidon délicieux de Nina Kaptsova dans le même ballet. On comprend, du coup, que Maria Alexandrova se laisse aller à la fin du grand pas de deux à quelques Osipoveries, déplacées en elles-mêmes, mais qui montrent à qui veut bien voir qu'elle serait parfaitement capable de ce type d'exploits athlétiques, mais qu'elle entend bien ne pas s'y abaisser au-delà du clin d’œil !
Bref, après avoir vu de mes propres yeux la manière dont le public, y compris connaisseur, de la danse se met à plat ventre devant un spectacle à tout point de vue dégradant, je dois avouer que je suis un peu dégoûté du monde de la danse. Non pas de la danse, certainement pas : on ne m'enlèvera pas tout ce que cet art noble et intelligent a pu m'apporter, à la façon d'une Lucia Lacarra dans La Belle au bois dormant récemment.

Mais je voulais aussi commenter un phénomène qui m'agace toujours. Je sais bien que la très grande majorité du public de l'Opéra Garnier et d'ailleurs dans le monde adore Flammes de Paris, adore Ossipova et Vassiliev, etc. Face à cette quasi-unanimité, j'ai amplement pu constater la quasi-impossibilité de faire exister une opinion divergente - ce qui, du reste, n'est pas très étonnant : si vous dites au public des salles de cinéma que Bergman ou Kaurismäki, c'est quand même autre chose que les blockbusters bourrés d'effets spéciaux et/ou de gags vaseux et/ou d'inondations lacrymales, on vous renverra vite dans vos cordes. Ce qui m'agace le plus, à vrai dire, ce n'est pas tellement ça, mais le fait que, dans ce cas, on vous demande toujours pourquoi vous êtes allé voir tel ou tel spectacle. Ma réponse est toujours la même : parce que je veux voir par moi-même, en direct, sans le filtre de telle ou telle critique, de tel ou tel DVD.
Qu'est-ce à dire ? Ces gens qui me posent la question ne vont-ils jamais voir les choses sur lesquelles ils ont des préjugés négatifs ou du moins de forts doutes ? Ne remettent-ils jamais en cause leurs préjugés ? Ne vont-ils voir que ce qu'ils savent d'avance qu'ils vont aimer, comme les enfants qui ne veulent manger que ce qu'ils connaissent déjà et a une bonne tête ? Cette peur de l'inconnu, cette hantise de la confrontation, de l'affrontement, c'est une frilosité qui m'effraie, qui amène à toutes les paresses intellectuelles, tous les renoncements.

2 commentaires:

  1. Personnellement la démarche aussi masochiste qu’elle soit ne m’avait pas étonnée, et si je peux retourner voir jusqu’à l’overdose un ballet que j’adore, je ne manque pas une soirée contemporaine même en sachant à l’avance combien je risque de m’ennuyer – et même revoir ce que je n’ai pas aimé, quand c’est recommandable, au cas où la subtilité m’aurait échappé la première fois…
    Je n’ai vraiment pas perçu ces spectacles comme « dégradants » (ils l’auraient peut-être été si l’ONP s’y était frotté) ni la danse d’Osipova / Vasiliev comme une « abdication de l’intelligence », tout simplement parce que les ballets ne s’y prêtaient pas. C’est simpliste, naïf, certainement porteur d’une autre sensibilité que la nôtre, et surtout d’une forte tradition qui en tant que telle ne peut être totalement dénuée d’intérêt.
    Par ailleurs, Vasiliev qui m’a fait sourire de son cabotinage dans DQ m’avait beaucoup touchée dans Spartacus, et Osipova dans Giselle, où les exploits techniques n'étaient pas de mise. Ce qu’on voit parfois, des danseurs d’une suprême intelligence du mouvement incapables de l’abattage technique nécessaire pour aller au bout d’une variation, ne vaut pas mieux en termes d’art de la danse (qui reste essentiellement physique).
    Quant à l’avis du public, pour une fois qu’on l’honore plutôt que de se moquer de lui ; celui des balletomanes est déjà bien plus mitigé, comme les forums le prouvent, et je n’ai pas senti l’impossibilité de diverger (pas plus que je ne l’ai ressentie, me concernant, lorsque j’ai aimé La Petite Danseuse de Degas… de quoi m’achever question crédibilité).

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  2. Mais ensuite, il y a les Alexandrova, Acosta, Rojo, Vishneva, Lacarra, qui ont l'abattage technique (bien sûr qu'il est nécessaire) ET l'intelligence ! On n'est, Dieu merci, pas obligé de choisir !
    Sinon, heureux d'avoir trouvé la personne qui a aimé La petite danseuse, depuis le temps qu'on la cherchait ! N'aie pas peur, on ne va pas t'achever, au contraire : un exemplaire unique, ça se protège !

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