lundi 13 février 2012

Tirez sur l'intendant !

Ouh, le vilain mot ! Consonance française, mais hérédité allemande : Der Intendant, c'est en quelque sorte le mal incarné. Vous me direz que non, le mal incarné - à l'échelle du monde lyrique -, c'est le metteur en scène. Mais le monde évolue : au-dessus du metteur en scène, une nouvelle couche de malignité a sédimenté ces dernières années : le directeur d'opéra, qui ne se contente plus de consoler les divas au bord de la crise de nerf et d'enregistrer les pertes financières, mais se veut auteur de ses saisons : pas un artiste, certes, mais bien plus qu'un simple échelon administratif, quelqu'un qui fait des choix fondamentaux.

Sir Peter Jonas (à droite) avec Hans Werner Henze


La figure de l'intendant est apparue à Paris ces dernières années en la personne de Gerard Mortier, qui plus que personne non seulement incarne, mais aussi assume cette position. Elle n'était pourtant pas nouvelle : Rolf Liebermann en était un exemple particulièrement clair, et s'il est devenu aujourd'hui presque un mythe dans le monde lyrique français, il ne faut pas oublier l'hostilité violente dont il a été victime pour avoir, au nom de ses conceptions propres, privé le public de l'Opéra - ou ce qu'il en restait alors - de ce à quoi il était habitué. Ce qui montre à l'envi l'importance de la notion, c'est qu'elle n'a pas disparu de Paris au départ de Mortier : la révolution conservatrice opérée par Nicolas Joel n'a rien à envier dans sa radicalité à celle de ses collègues moins poussiéreux.
Le cas de Mortier est emblématique, non pas tant par ses réalisations que par les réactions suscitées par son action. Je retrouve sur le forum ODB l'intervention d'un participant qui évoque "son ego surdimensionné ( l'opéra réinventé !!.....), son côté manipulateur et son manque de parole": ce n'est donc pas que sa politique artistique ou la communication de la maison qui est en cause, c'est sa personne, ses manières d'agir, et même plus que ça : psychologiquement, l'intendant est un malade ; moralement, un être déchu.
Oublions un peu Mortier : ces stéréotypes, on les retrouve pour toute une série d'autres personnalités, comme Sir Peter Jonas à Munich. Leur apparition est logique dès lors qu'elle est une réponse à une demande forte et à un besoin réel : les maisons d'opéra d'avant 1970, relativement isolées avec leurs troupes permanentes et leur répertoire souvent très national, avaient une identité propre qui allait de soi. Dvorak à Prague, Massenet à Paris, Strauss à Vienne. Depuis 20 ans, cette espèce d'identité naturelle n'existe plus, et c'est tant mieux. La conséquence, c'est qu'il faut désormais la construire, cette identité, par le choix des oeuvres, par les distributions, par les mises en scène, mais aussi par la manière dont tous ces choix forment une histoire cohérente, un fil conducteur qui entretient le désir du spectateur. Si vous ne l'avez pas perçu, ce besoin, pensez simplement à Hugues Gall : il a, certainement, rempli l'objectif qu'il s'était fixé, celui de construire un répertoire stable et viable (il suffit de voir comment Nicolas Joel peut continuer à l'exploiter sans vergogne) ; en échange, il a été critiqué pendant tout son mandat, parce qu'on l'accusait de construire une usine à spectacles interchangeables.
Bien sûr, rien dans tout cela ne rend nécessaire une mise en avant spectaculaire de la personne de l'intendant. Pour autant que je peux m'en rendre compte (je ne lis pas la Basler Zeitung tous les matins), l'intendant du théâtre de Bâle, Georges Delnon, a choisi la discrétion : cela ne l'empêche pas de mener une des politiques artistiques les plus audacieuses du monde lyrique. Plutôt que de parler de sa personnalité, que j'ignore totalement, il faut certainement y voir le fruit du contexte local, dans cette province suisse où il est sans doute bon de ne pas ajouter une couche supplémentaire de polémique, sachant que le théâtre, qui n'a guère de concurrence immédiate, est de toute façon déjà au centre de la vie culturelle. Dans une grande ville comme Paris ou Munich, on comprend au contraire l'intérêt qu'il y a à personnaliser une institution qui pourrait facilement apparaître comme un monstre sans formes définies (et il faut plutôt admirer le courage de ces gens qui acceptent de prendre des coups presque sans interruption).
Il y a des gens qui se plaignent de la place prise par les metteurs en scène dans le monde lyrique ; il y en a qui se plaignent que les intendants, qui ne sont pas des artistes (ou qui le sont par ailleurs, ce qui n'est jamais une bonne chose), prennent une place centrale que devraient occuper les artistes : eh oui. Autrefois on éclairait les spectacles à la bougie, et on laissait la lumière allumée dans la salle, et on mangeait pendant le spectacle, et les représentations duraient 6 heures, et on chantait dans la langue du pays, et les spectateurs s'habillaient pour aller au spectacle :on peut pleurer éternellement les neiges d'antan, ou profiter de ce qui nous est offert. Le choix, pour moi, est vite fait.

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