La Franconie n’est pas particulièrement réputée, que je
sache, pour son humour (encore que l’humour bavarois de manière générale, vu de
France, puisse nécessiter quelques adaptations). Pourtant, une petite ville
isolée tient année après année à livrer sa dose de comédie avec cette
opiniâtreté bien bavaroise dans le respect des traditions qui fait l’admiration
ou du moins l’étonnement du monde entier. Cette petite ville s’appelle
Bayreuth, et un compositeur de la seconde moitié du XIXe siècle a eu l’idée étrange
d’y fonder un festival, ce dont il se serait évidemment bien gardé s’il avait
pu deviner que 129 ans après sa mort il aurait le malheur d’y être représenté
par ses propres descendants. La livraison de comédie cette année est
particulièrement dense et solide.
L’adhésion de la famille Wagner au nazisme est un fait aussi
bien connu que les difficultés qu’elle a aujourd’hui à surmonter cet héritage
chargé. Le dernier épisode en date, largement relayé par les médias, c’est
l’exclusion de l’excellent baryton Evgeny Nikitin, qui devait chanter le rôle
titre dans Le vaisseau fantôme qui
est la seule nouvelle production de cette année. Ce brave garçon, avec
l’intelligence d’un adolescent russe de l’après-1990, avait jugé bon pour
exprimer sa révolte de se faire tatouer entre autres une croix gammée, depuis
plus ou moins recouverte si j’ai bien compris. C’est parfaitement idiot, sans
doute, mais la réaction d’un festival qui a accueilli à bras ouverts tous les
nazis de la terre après guerre est d’un très fort ridicule – les réactions
n’ont pas manqué dans ce sens, à commencer par celle du directeur de l’Opéra de
Munich Nikolaus Bachler, même si le mot de la fin restera à l’indécrottable
Ioan Holender, ex-patron de l’Opéra de Vienne et polémiste infatigable :
« Si on chassait de Bayreuth tous ceux qui portent la croix gammée dans
leur cœur, il serait beaucoup plus facile d’avoir des places ».
Il y a ensuite, tout de même, la politique artistique du
festival, qui semble se limiter depuis quelques années à l’idée qu’il faut et
il suffit de provoquer un scandale à chaque fois, sans se préoccuper de la
teneur réelle de chaque production. Un scandale, il n’y en aura pas cette
année, ledit Vaisseau Fantôme ayant
été confié au très jeune Jan Philipp Gloger, que mes lecteurs connaissent
bien : les tradis détesteront par principe, mais il sera difficile de nier
la force de son travail interprétatif profondément ancré dans l’œuvre. Il n’y
en a pas eu non plus pour le Parsifal
mis en scène ces dernières années par Stefan Herheim, dont j’ai entendu
infiniment de bien mais aussi un peu de mal : comme cette production très
consensuelle va être filmée et éditée, je ne manquerai pas de prendre le temps
de le voir et d’en parler, mais j’avoue ma forte perplexité a priori. L’an prochain, en revanche,
les choses vont changer. En invitant Frank Castorf pour monter le Ring, les deux dames qui dirigent le
festival s’imaginent refaire le coup de leur père Wolfgang invitant, sur la
suggestion de Pierre Boulez, un jeune metteur en scène français peu connu à
monter le Ring pour les 100 ans de sa
création. Avec cette différence que Patrice Chéreau était jeune et génial,
alors que Frank Castorf est sexagénaire et confit dans ses attitudes de
révolutionnaire professionnel. Au moins, on peut lui faire confiance pour
mettre de puissants coups de pied aux fesses de ces spectateurs qui ont encore
la croix gammée au cœur.
Mais j’avoue que, même si je n’attends rien de bon d’un
Festival qui a peut-être la plus wagnérienne des salles, mais où on n’entend visiblement
pas un meilleur Wagner qu’ailleurs, la nouvelle la plus fraîche me laisse sans
voix. Parsifal – 2016 – Jonathan Meese. Meese, c’est l’illuminé qui avait
réalisé les « décors » pour la création de Dionysos de Wolfgang Rihm à Salzbourg en 2010, dans une mise en
scène particulièrement inepte de Pierre Audi, et c’est là, je crois, son seul
contact avec le monde du spectacle vivant. Meese, qui ne me semble pas très
connu en France, est une sorte de sous-produit de l’art brut, un sous-produit
perverti par l’argent et par le calcul, qui met en scène des processus
obsessionnels qui passent notamment par l’écriture, avec des mots écrits en
majuscule et en gros un peu partout. C’est un art qui est tellement explicite
dans son espèce de volonté de totalisation qu’il n’y a pas de mystère, rien à
découvrir au-delà de la première impression, un art consommable et donc
parfaitement marketable. Bien sûr, il n’a aucune expérience du monde de
l’opéra, il n’a jamais eu à insérer son travail dans la temporalité :
bref, tout pour un succès total.
Je crois que j’ai parlé dans une de mes
critiques du Ring de Munich de ces
deux fléaux qui affligent la mise en scène wagnérienne ces temps-ci (pour dire
justement que Kriegenburg savait éviter l’un et l’autre) : d’une part, le goût
des grandes machines qui ne font qu’une illusion de théâtre (La Fura dels Baus,
quand elle n’est pas en grève du zèle comme pour le Tristan lyonnais) ; d’autre part, le désir de faire sens,
d’expliciter des symboles, de montrer
ce que Wagner a voulu dire : s’il a voulu le dire, mon petit, soit il y
est arrivé et il n’y a pas besoin de le répéter avec lui ; soit il a raté
son coup et ce n’est pas à toi de recoller les morceaux. Meese, sans grand
suspense, ça devrait être la seconde solution.
La seule chose qui peut sauver le festival d’une
catastrophe, c’est évidemment que, deux fois sur trois à Bayreuth, les metteurs
en scène annoncés longtemps à l’avance explosent en vol et ne mettent jamais
les pieds sur la rance colline inspirée : ni Gloger, ni Castorf n’étaient
les solutions annoncées…
Pour finir, il faut tenir compte des propos des uns et des
autres. Katharina Wagner, qui est vraiment l’âme damnée de ce festival (le
« coup Meese », je suis sûr que c’est elle), a trouvé le moyen de
dire dans une interview qu’elle maudissait « tous les jours » le
choix de son arrière-grand-père d’aller d’installer au fin fond de la Franconie
plutôt qu’en un lieu civilisé ; quant à Christian Thielemann, il a eu
l’idée tout aussi excellente de s’apitoyer sur le sort des arbres du parc de
Wahnfried et sur l’état de l’ensemble de l’ancienne résidence du dieu
Wagner : il a bien raison de s’intéresser à ces fétiches dérisoires, ça
lui évitera de penser aux œuvres elles-mêmes, qui resteront toujours rétives à
ses plates lectures post-romantiques.
Mesdames et Messieurs, merci de votre attention, je vous
retrouve l’année prochaine pour une nouvelle édition de la plus suivie des
comédies franconiennes.
Je devais publier un message sur le festival d'Aix, mais l'actualité commande ; vous l'aurez donc le 1er août...
Cher monsieur Musica (autistica) sola, avez-vous déjà mis les pieds à Bayreuth ?
RépondreSupprimerJocelyn Meier
Non, je n'ai jamais dit le contraire. Bayreuth diffuse largement ses productions, ça donne déjà une information qui n'est pas négligeable, et je ne commente que cette information. Je comprends bien que vous faites allusion aux conditions particulières uniques au monde, etc., mais je dois vous dire : ça ne m'intéresse pas vraiment. Je regrette vraiment de ne pas avoir vu en direct le Tristan de Marthaler, mais ça n'aurait sans doute pas changé grand-chose pour moi de le voir à Munich ou à Londres, d'autant que les questions acoustiques me laissent en général assez froid.
RépondreSupprimerL'"information" que renvoient les diffusions sont parfaitement négligeables au contraire, en comparaison avec la dimension réelle in-situ. L'exemple du Parsifal de Herheim est intéressant. Ce spectacle offre une multiplicité de point de vue et une intelligence qui rend caduque toute idée de captation DVD. L'adaptation de l'événement au lieu produit ici une réciprocité qui ne se limite pas à des questions acoustiques et encore moins à de idolâtrie imbécile. Par bonheur, Musica Autistica va pourfendre (je cite) "cette production très consensuelle" contre laquelle s'élève déjà l'aveu d'une "forte perplexité"... a priori.
RépondreSupprimer"Les plates lectures post-romantiques de Thielemann"... Avez-vous entendu son Vaisseau Fantôme ? (la première du 25 juillet). Sur France Musique, Jean-Pierre Derrien était, comme moi-même, chaviré d'admiration pour cette "interprétation d'anthologie" (dixit Derrien), une des meilleures que j'ai entendue, discographie incluse. Je suppose, mais peut-être me trompé-je, que vous ne classez pas JP Derrien dans le camp des réactionnaires fieffés et des nostalgiques post-romantiques ? Je dis cela pour vous titiller, connaissant vos catégorisations tranchées, qui peuvent conduire jusqu'à une écoute idéologique quand il faudrait se rendre un minimum disponible. Ce n'est pas parce que Thielemann n'est pas de gauche (certes !), pas spécialement post boulezien, quoique plus analytique qu'on croit, et qu'il affiche une facture allemande décomplexée, que c'est du caca ! Parce que, à ce compte là, il faudrait revoir les critères pour les baguettes d'Outre-Rhin les plus historiques...Ceci posé, Thielemann ne réussit pas tout, mais il laisse aussi des souvenirs extrêmements forts dans ses domaines (Strauss, Bruckner, Wagner surtout).
RépondreSupprimerMais au fond, votre posture est assez classique. Vous vous donnez la peine d'un article plutôt intéressant sur Bayreuth et ses arcanes et en même temps, on sent chez vous le rejet de ce "monde". Fascination-rejet, les deux mamelles du wagnérisme ! Laissez-vous aller.. Faites le pari, par exemple, d'un visionnage du Parsifal dont vous avez déjà une idée préconçue, et au risque de tomber pour une fois du côté du consensus (mais la dimension soit-disant consensuelle, souvent confondue avec la happy end choisie par Herheim ne rend pas compte de l'inspiration proliférante qui marque tout ce travail). La restitution, basée sur des plans larges, m'a paru plutôt correcte par rapport à la salle.
Mais... laissez-moi mes "idées préconçues" ! Bien sûr que j'ai des attentes par rapport au Parsifal de Herheim, bien sûr qu'avec tout ce que j'en ai entendu je n'y vais pas comme un blanc chevalier au coeur pur ! L'objectivité, ça n'existe pas, et nous avons tous une posture a priori sur un spectacle que nous allons voir ! Parce qu'il est donné en un lieu donné, qu'on y va par hasard ou par choix, qu'on connaît ou non les artistes impliqués... Est-ce que ça veut dire, pour autant, qu'on sait d'avance ce qu'on en pensera à la sortie ? Bien sûr que non ! Combien de spectacles suis-je allé voir avec un a priori très négatif pour en ressortir complètement conquis ? Tenez, la Traviata Schäfer/Cambreling/Marthaler, ou le Don Giovanni mis en scène par Hanecke, parmi beaucoup d'autres !
RépondreSupprimerM. Meier, ces informations ne sont pas sans importance. Quand on se crispe aussi fortement sur quelque chose d'aussi secondaire que la maison d'un artiste, cela décrit un état d'esprit par rapport à l'art. Pour le Parsifal de Herheim, je ne dis bien sûr pas que le DVD remplace le spectacle vivant; mais je vois assez de spectacles vivants, je crois, pour pouvoir me prémunir au moins en partie contre cette déformation qu'est la captation.
Ricol, je n'ai pas entendu le Vaisseau de Thielemann (on ne peut pas à la fois être à Salzbourg et écouter ce qui se passe ailleurs...). Mais je vous assure que, même s'il y a pour moi profonde unité entre les conceptions artistiques et politiques de Thielemann (tout art est politique, même celui d'un simple interprète...), mon peu de goût pour Thielemann est avant tout musical, et c'est précisément dans ses domaines que je l'ai le plus entendu. Non, il n'est pas, pour moi, un bon interprète précisément de Wagner ou Bruckner. Chez Wagner, en particulier, j'estime infiniment plus un Haenchen ou un Nagano qu'un Thielemann, et je crois que de temps en temps, en art, il faut choisir...
Je ne suis pas spécialement un défenseur de Thielemann : j’ai entendu de passionnants Maîtres Chanteurs à Bayreuth en 2000 (je parle uniquement de la direction) et la même année un honorable Tannhaeuser sans plus, son Ring en 2006 était décevant, son Parsifal de Vienne bluffant aux I et III mais crispant au II. Chef wagnérien inégal mais réservant d’excellentes surprises comme ce Vaisseau. Vous ne parlez pas de Strauss, incontestablement son point fort. Je subodore que vous n’aimez pas non plus beaucoup Strauss et sa “fausse modernité”. Avez-vous au moins apprécié Thielemann dans La Femme sans ombre de Salzbourg ? J’ai beaucoup aimé Haenchen dans son Parsifal chambriste de la Bastille, je considère Boulez, rassurez-vous, comme un interprète wagnérien historique. Est-ce compatible ? Pour autant, la désormais doxa analytique dans Wagner, et autres, me pompe un peu, comme tous les courants dominants, les prescriptions. Il m’a semblé que Gatti, par exemple, pour son Parsifal, a su trouver une autre voie : il s’est intéressé aux timbres et à l’ampleur du discours, sa grandeur : rien de cérébral, de littéraire, un travail sur la matériau et sur l’espace visant une certaine spiritualité. Je n’aurais pas pensé à Nagano en tant que chef wagnérien, compte tenu de ses faibles prestations antérieures dans cette musique, mais je reconnais que son Crépuscule de Munich était plutôt bien (la mise en scène, en revanche, si lourde d’intentions...). Bref, c’est l’Occident compliqué : multiples vérités, autres quêtes...
SupprimerVous avez bien compris : je n'aime guère Strauss, de moins en moins à vrai dire avec le temps, et surtout pas les œuvres orchestrales. Quant à La femme sans ombre, j'estime tellement peu l’œuvre, que ce soit son livret ou sa musique, que je m'étais abstenu.
SupprimerLe cas de Nagano, qui a quand même beaucoup dirigé Wagner (d'abord à Baden-Baden puis, ces dernières années, à Munich), me paraît particulièrement intéressant. Si je comprends bien ce que j'entends dans la fosse, il y a une approche extrêmement pragmatique : Wagner en 1870 n'avait pas à sa disposition les "grandes voix" qu'on a développé depuis pour ses œuvres ; or il a écrit sa musique pour qu'elle puisse être jouée et chantée. Nagano a admirablement réussi à montrer que cette musique n'était ni une symphonie avec voix, ni un concours de braillements, en particulier avec ce Lohengrin historique (Kaufmann/Harteros!) et avec ses différentes séries de Parsifal.
Thielemann, pour moi, reste dans le moment, dans le déroulement, dans un certain premier degré. Que ça puisse être très beau, soit, toutes mes félicitations; mais ça ne m'intéresse pas.
"L'objectivité, ça n'existe pas, et nous avons tous une posture a priori sur un spectacle que nous allons voir"... je comprends mieux désormais.
RépondreSupprimerOui : ça veut dire qu'il n'y a pas de pire préjugé que celui de croire ne pas en avoir. Ca veut dire, pour le dire un peu plus brutalement, qu'il faut être idiot pour se prétendre vierge de toute idée préconçue... et que c'est celui qui est conscient des siennes qui saura le mieux s'en dégager...
Supprimer