vendredi 21 décembre 2012

Ballets oubliés (1)

C’est la mode, tout le monde fait des listes. Voilà donc une liste totalement suggestive de ballets que j’ai vus depuis 15 ans que je fréquente l’Opéra de Paris (il ne comporte donc pas, si vous suivez, de ballets sans doute géniaux et qui mériteraient d’être remontés, mais que je n’ai pas vus, ni de ballets qui n’ont pas été donnés à l’Opéra pendant cette période), et que j’aimerais revoir sans avoir la certitude qu’ils y soient jamais redonnés. Liste au Père Noël. (non, Madame Lefèvre, le costume de Père Noël ne vous va plus du tout).

Hurlevent/Wuthering Heights (Kader Belarbi) – dernière représentation le 6 octobre 2007

C’est une chose que de dire que toutes les étoiles de l’Opéra à qui on confie la création d’une pièce ne sont pas des génies (on n’a pas attendu Marie-Agnès Gillot pour s’en apercevoir) ; c’en est une autre que de constater que certaines de leurs pièces, pourtant, sont des chefs-d’œuvre. Je pourrais défendre Caligula, la ouateuse pièce-cauchemar de Nicolas Le Riche, très mal comprise par beaucoup de spectateurs ; mais je préfère souligner les immenses qualités du travail de Kader Belarbi et de l’équipe exceptionnelle réunie autour de lui (par Brigitte Lefèvre ? Ou plutôt par Hugues Gall ?) : Philippe Hersant qui compose une musique qui s’écoute très bien pour elle-même, et dont plusieurs passages ont de quoi vous hanter durablement, et Peter Pabst, qu’on connaît avant tout comme décorateur pour Pina Bausch, qui réalise un décor sobre et sombre, avec ce magnifique arbre courbé par le vent, qui dit tout sans freiner l’imaginaire.
Belarbi avait par cette pièce admirablement montré qu’on peut réaliser aujourd’hui un grand ballet narratif sans copier la technique classique, sans tomber dans la niaiserie familiale ou le symbolisme pour les nuls (façon Petite danseuse de Degas), ni se laisser piéger dans les méandres d’une narration complexe qui étouffe la danse (façon Enfants du Paradis).
On pourrait jouer cela à la mode Pérec : Je me souviens de Marie-Agnès Gillot bondissant sur scène, monstre enfantin qui fascine les bien nés, de son indistinct babil, de son émotion à fleur de peau. Je me souviens de Jean-Guillaume Bart le soir de ses adieux, accompagnant son personnage dans une mort où il essaie désespérément de remplir son vide intérieur en le recouvrant des âmes d’autrui. Je me souviens des séismes bouleversant le corps frêle d’Eleonora Abbagnato, courant elle-même à sa perte plutôt qu’entraînée par Heathcliff. Je me souviens de ces fleurs qui, sitôt le rideau levé, plantaient avec fracas le décor du paradis des amours enfantines.

Le songe de Médée (Angelin Preljocaj) – Dernière représentation le 10 novembre 2007

Rien à faire, un ballet avec une bonne musique, c’est tout de même mieux. La deuxième et dernière série de représentations du Songe de Médée l’appariait à l’inepte Genus de Wayne McGregor, élucubration précieuse à prétexte philosophique. À la délicatesse insaisissable de la musique de Mauro Lanza succédait l’ineffable pop post-moderne de Joby Talbot et Deru. C’est bien connu : dans les bons restaurants, après un plat délicat qui vous a fait rêver, on vous présente en dessert un gâteau mal décongelé de chez Picard, pour que vous ne vous habituiez pas trop vite à la bonne nourriture.
Dommage, vraiment, car la pièce de Preljocaj et Lanza, dans sa simplicité lumineuse, est un cas rare de réussite dans la transformation du mythe antique en ballet contemporain. Simplicité lumineuse, ai-je dit : oui, car la lumière est un élément essentiel du spectacle. Laissons à d’autres l’illusion qu’on a besoin de ténèbres pour parvenir au tragique. Ici, on souffre au soleil, et on n’en souffre pas moins. Tout dans la pièce est beau, c’est cela qui est terrible, même le moment où Médée met à mort ses enfants : la fluidité animale avec laquelle Marie-Agnès Gillot maculait de sang les enfants en faisait un geste d’amour autant qu’un geste rituel, et c’était terrible.

Le songe d’une nuit d’été (John Neumeier) – Dernière représentation le 13 juillet 2001

Bien sûr, le Songe de Neumeier n’a pas disparu, parce qu’il e été dansé entre-temps par diverses compagnies, et on finira bien par le revoir un jour ou l’autre. Je n’ai pourtant jamais réussi à le revoir depuis les deux représentations que j’avais vues en 2001, et mon souvenir, par conséquent, est bien flou. Mais ça me suffit largement pour dire à quel point le ballet de Neumeier, dansé sur la musique de Mendelssohn mêlée, pour le monde d’Obéron, des Volumina pour orgue de Ligeti, est incomparablement supérieur au fade The Dream d’Ashton, que les Anglo-Saxons semblent idolâtrer. Parce que lui, au moins, sans renoncer à l’ambition narrative, réussit à mettre en scène l’interpénétration des mondes, avec cette capacité merveilleuse et typique de Neumeier de faire de la danse et de la narration un tout organique.

Doux mensonges (Jiři Kylian) – Dernière représentation le 3 mars 2004

D’une certaine façon, c’est l’ensemble du répertoire des Kylian courts, infiniment préférables à ce pensum qu’est Kaguyahime (ou qu’à cet autre pensum qu’est sa création pour le Ballet de Bavière, Zugvögel), qui mériterait une place dans cette liste. Mais Doux mensonges, en plus, c’est une création de l’Opéra, une pièce étrange, pas forcément immédiatement aimable au premier abord (Kylian y montrait déjà son goût pour les dessous et les arrière-scène, via des vidéos en direct qui, à l’époque, faisaient moderne), avec sa musique rétive à nos formatages contemporains, de la musique chorale de la Renaissance tardive interprétée par des membres du chœur des Arts Florissants. J’ai longtemps cru que c’était cette présence qui justifiait la rareté de la pièce, mais je ne crois pas que cela coûte nécessairement si cher, surtout quand beaucoup de créations recourent à des musiques composées ad hoc ; je crois tout simplement que la direction de la Danse a oublié cette pièce dans un tiroir et ne la ressortira que quand plus aucun des interprètes originaux ne sera plus là pour la danser.
Doux mensonges ne parle sans doute pas d’autre chose que de ce qui fait le sujet de toutes les grandes pièces de Kylian, de Petite mort à Bella Figura : la ligne de crête insaisissable entre le plaisir et la douleur, l’exploration inquiète de ce territoire inconnu qu’est le moi, de la relation à l’autre comme véhicule d’un voyage intérieur du décalage insurmontable entre moi et moi. Mais il le fait avec une cohérence qui est je crois unique. La pièce est plus sombre, moins cocasse que peut l’être par instants Bella Figura (chef-d’œuvre aussi, bien sûr). Je n’imagine pas qu’on puisse ainsi laisser tomber ce chef-d’œuvre.

La Belle au bois dormant (d’après Marius Petipa) – Dernière représentation le 31 décembre 2004

Je sais, c’est ridicule, non ? Qu’un des six ou sept principaux ballets du répertoire figure dans cette liste, c’est plutôt lamentable, mais typique – alors que la direction de la danse a été ressortir de je ne sais quel cul-de-basse-fosse de l’Opéra Garnier une croupissante Raymonda tellement ravagée qu’elle ne déparerait pas au Mariinsky. Non seulement La Belle bénéficie d’une musique exceptionnelle, mais elle comporte aussi sans doute un des plus beaux fragments de Petipa aujourd’hui conservés, l’« Adage à la Rose », tellement plus passionnant que ces fouettés en série dont les chorégraphes soviétiques ont affublé Don Quichotte ou Le Corsaire ! Je ne vais pas avoir la prétention de vous le décrire, de vous en expliquer le mécanisme qui fait de cette démonstration de virtuosité non seulement un sommet de style, mais aussi un admirable portrait. Je ne vais pas vous accabler avec ce que j’aime et ce que j’aime moins dans la production de Noureev, ni vous faire la liste des danseurs et – surtout – danseuses qu’on aimerait y voir invités : je me contente de faire le vœu de pouvoir le revoir au plus vite.

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