Hurlevent/Wuthering Heights (Kader Belarbi) – dernière représentation le 6 octobre 2007
C’est une chose que de dire que toutes les étoiles de
l’Opéra à qui on confie la création d’une pièce ne sont pas des génies (on n’a
pas attendu Marie-Agnès Gillot pour s’en apercevoir) ; c’en est une autre
que de constater que certaines de leurs pièces, pourtant, sont des
chefs-d’œuvre. Je pourrais défendre Caligula,
la ouateuse pièce-cauchemar de Nicolas Le Riche, très mal comprise par beaucoup
de spectateurs ; mais je préfère souligner les immenses qualités du
travail de Kader Belarbi et de l’équipe exceptionnelle réunie autour de lui
(par Brigitte Lefèvre ? Ou plutôt par Hugues Gall ?) : Philippe
Hersant qui compose une musique qui s’écoute très bien pour elle-même, et dont
plusieurs passages ont de quoi vous hanter durablement, et Peter Pabst, qu’on
connaît avant tout comme décorateur pour Pina Bausch, qui réalise un décor
sobre et sombre, avec ce magnifique arbre courbé par le vent, qui dit tout sans
freiner l’imaginaire.
Belarbi avait par cette pièce admirablement montré qu’on
peut réaliser aujourd’hui un grand ballet narratif sans copier la technique
classique, sans tomber dans la niaiserie familiale ou le symbolisme pour les
nuls (façon Petite danseuse de Degas),
ni se laisser piéger dans les méandres d’une narration complexe qui étouffe la
danse (façon Enfants du Paradis).
On pourrait jouer cela à la mode Pérec : Je me souviens de Marie-Agnès Gillot bondissant sur scène, monstre enfantin qui fascine les bien nés, de son indistinct babil, de son émotion à fleur de peau. Je me souviens de Jean-Guillaume Bart le soir de ses adieux, accompagnant son personnage dans une mort où il essaie désespérément de remplir son vide intérieur en le recouvrant des âmes d’autrui. Je me souviens des séismes bouleversant le corps frêle d’Eleonora Abbagnato, courant elle-même à sa perte plutôt qu’entraînée par Heathcliff. Je me souviens de ces fleurs qui, sitôt le rideau levé, plantaient avec fracas le décor du paradis des amours enfantines.
On pourrait jouer cela à la mode Pérec : Je me souviens de Marie-Agnès Gillot bondissant sur scène, monstre enfantin qui fascine les bien nés, de son indistinct babil, de son émotion à fleur de peau. Je me souviens de Jean-Guillaume Bart le soir de ses adieux, accompagnant son personnage dans une mort où il essaie désespérément de remplir son vide intérieur en le recouvrant des âmes d’autrui. Je me souviens des séismes bouleversant le corps frêle d’Eleonora Abbagnato, courant elle-même à sa perte plutôt qu’entraînée par Heathcliff. Je me souviens de ces fleurs qui, sitôt le rideau levé, plantaient avec fracas le décor du paradis des amours enfantines.
Le songe de Médée (Angelin Preljocaj) – Dernière représentation le 10 novembre 2007
Rien à faire, un ballet avec une bonne musique, c’est tout
de même mieux. La deuxième et dernière série de représentations du Songe de Médée l’appariait à l’inepte Genus de Wayne McGregor, élucubration
précieuse à prétexte philosophique. À la délicatesse insaisissable de la
musique de Mauro Lanza succédait l’ineffable pop post-moderne de Joby Talbot et
Deru. C’est bien connu : dans les bons restaurants, après un plat délicat
qui vous a fait rêver, on vous présente en dessert un gâteau mal décongelé de
chez Picard, pour que vous ne vous habituiez pas trop vite à la bonne
nourriture.
Dommage, vraiment, car la pièce de Preljocaj et Lanza, dans sa simplicité lumineuse, est un cas rare de réussite dans la transformation du mythe antique en ballet contemporain. Simplicité lumineuse, ai-je dit : oui, car la lumière est un élément essentiel du spectacle. Laissons à d’autres l’illusion qu’on a besoin de ténèbres pour parvenir au tragique. Ici, on souffre au soleil, et on n’en souffre pas moins. Tout dans la pièce est beau, c’est cela qui est terrible, même le moment où Médée met à mort ses enfants : la fluidité animale avec laquelle Marie-Agnès Gillot maculait de sang les enfants en faisait un geste d’amour autant qu’un geste rituel, et c’était terrible.
Dommage, vraiment, car la pièce de Preljocaj et Lanza, dans sa simplicité lumineuse, est un cas rare de réussite dans la transformation du mythe antique en ballet contemporain. Simplicité lumineuse, ai-je dit : oui, car la lumière est un élément essentiel du spectacle. Laissons à d’autres l’illusion qu’on a besoin de ténèbres pour parvenir au tragique. Ici, on souffre au soleil, et on n’en souffre pas moins. Tout dans la pièce est beau, c’est cela qui est terrible, même le moment où Médée met à mort ses enfants : la fluidité animale avec laquelle Marie-Agnès Gillot maculait de sang les enfants en faisait un geste d’amour autant qu’un geste rituel, et c’était terrible.
Le songe d’une nuit d’été (John Neumeier) – Dernière représentation le 13 juillet 2001
Bien sûr, le Songe
de Neumeier n’a pas disparu, parce qu’il e été dansé entre-temps par diverses
compagnies, et on finira bien par le revoir un jour ou l’autre. Je n’ai pourtant
jamais réussi à le revoir depuis les deux représentations que j’avais vues en
2001, et mon souvenir, par conséquent, est bien flou. Mais ça me suffit
largement pour dire à quel point le ballet de Neumeier, dansé sur la musique de
Mendelssohn mêlée, pour le monde d’Obéron, des Volumina pour orgue de Ligeti, est incomparablement supérieur au
fade The Dream d’Ashton, que les
Anglo-Saxons semblent idolâtrer. Parce que lui, au moins, sans renoncer à l’ambition
narrative, réussit à mettre en scène l’interpénétration des mondes, avec cette
capacité merveilleuse et typique de Neumeier de faire de la danse et de la
narration un tout organique.
Doux mensonges (Jiři Kylian) – Dernière représentation le 3 mars 2004
D’une certaine façon, c’est l’ensemble du répertoire des
Kylian courts, infiniment préférables à ce pensum qu’est Kaguyahime (ou qu’à cet autre pensum qu’est sa création pour le
Ballet de Bavière, Zugvögel), qui
mériterait une place dans cette liste. Mais Doux
mensonges, en plus, c’est une création de l’Opéra, une pièce étrange, pas
forcément immédiatement aimable au premier abord (Kylian y montrait déjà son
goût pour les dessous et les arrière-scène, via des vidéos en direct qui, à
l’époque, faisaient moderne), avec sa musique rétive à nos formatages
contemporains, de la musique chorale de la Renaissance tardive interprétée par
des membres du chœur des Arts Florissants. J’ai longtemps cru que c’était cette
présence qui justifiait la rareté de la pièce, mais je ne crois pas que cela
coûte nécessairement si cher, surtout quand beaucoup de créations recourent à
des musiques composées ad hoc ;
je crois tout simplement que la direction de la Danse a oublié cette pièce dans
un tiroir et ne la ressortira que quand plus aucun des interprètes originaux ne
sera plus là pour la danser.
Doux mensonges ne
parle sans doute pas d’autre chose que de ce qui fait le sujet de toutes les
grandes pièces de Kylian, de Petite mort
à Bella Figura : la ligne de
crête insaisissable entre le plaisir et la douleur, l’exploration inquiète de
ce territoire inconnu qu’est le moi, de la relation à l’autre comme véhicule
d’un voyage intérieur du décalage insurmontable entre moi et moi. Mais il le
fait avec une cohérence qui est je crois unique. La pièce est plus sombre,
moins cocasse que peut l’être par instants Bella
Figura (chef-d’œuvre aussi, bien sûr). Je n’imagine pas qu’on puisse ainsi
laisser tomber ce chef-d’œuvre.
La Belle au bois dormant (d’après Marius Petipa) – Dernière représentation le 31 décembre 2004
Je sais, c’est ridicule, non ? Qu’un des six ou sept
principaux ballets du répertoire figure dans cette liste, c’est plutôt
lamentable, mais typique – alors que la direction de la danse a été ressortir
de je ne sais quel cul-de-basse-fosse de l’Opéra Garnier une croupissante Raymonda tellement ravagée qu’elle ne déparerait
pas au Mariinsky. Non seulement La Belle bénéficie d’une musique
exceptionnelle, mais elle comporte aussi sans doute un des plus beaux fragments
de Petipa aujourd’hui conservés, l’« Adage à la Rose », tellement
plus passionnant que ces fouettés en série dont les chorégraphes soviétiques
ont affublé Don Quichotte ou Le Corsaire ! Je ne vais pas avoir
la prétention de vous le décrire, de vous en expliquer le mécanisme qui fait de
cette démonstration de virtuosité non seulement un sommet de style, mais aussi
un admirable portrait. Je ne vais pas vous accabler avec ce que j’aime et ce
que j’aime moins dans la production de Noureev, ni vous faire la liste des
danseurs et – surtout – danseuses qu’on aimerait y voir invités : je me
contente de faire le vœu de pouvoir le revoir au plus vite.
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