Je ne voudrais pas que ce blog devienne trop franchement des
mémoires d’ancien combattant, mais il n’y a rien de mal à avoir, en tant que
spectateur, un passé – d’autant plus que, non mais, j’espère bien que mon
avenir de spectateur sera au moins deux fois aussi long que mon passé, ce qui
me laisse encore un bon moment à passer. Voilà : la première fois que j’ai
vu Doux Mensonges, c’était lors de la
création, en mai 1999, et j’avais détesté ce qui me paraissait un pensum
désincarné, porté par la musique trop aride de Gesualdo et Monteverdi, loin des
Kylián que je connaissais déjà par les deux tournées à Garnier du Nederlands
Dans Theater de 1997 et 1998. Mais lorsque le ballet a été repris pour la
première fois en 2001, je suis entré à Garnier en sachant que j’allais aimer ce
spectacle que j’avais détesté deux ans plus tôt. Tel est le travail de la
mémoire, telle est aussi l’importance de la confrontation, condition absolue
pour qui veut avancer et pas simplement aller récolter sa dose formatée de
beauté garantie pur sucre : sans même que j’ai besoin d’y repenser
explicitement, encore moins de me livrer à un travail d’analyse, l’objet
étranger était devenu une partie de moi-même.
Autant dire qu’en entrant à Garnier en ce soir de première,
c’est le plaisir de revoir enfin ce chef-d’œuvre qui domine, plaisir à peine
voilé par la désagréable pingrerie dont fait preuve une fois de plus Brigitte
Lefèvre en proposant un programme d’à peine une heure de danse (ce qui est déjà
mieux que Kaguyahime du même Kylián,
qui n’atteignait qu’à grand-peine les 60 minutes). La soirée confirme ce qu’on
pouvait attendre du versant contemporain de la programmation du ballet de
l’Opéra : elle est en quelque sorte une confrontation entre Brigitte
Lefèvre et elle-même, Brigitte 1999 contre Brigitte 2013. Et – surprise – la
victoire de la première est sans appel.
Il y a deux tendances dans la programmation contemporaine de
l’increvable Brigitte ces dernières années : la tendance que nous
qualifierons élégamment de fashion-hype,
façon Boléro de Cherkaoui ou Psyché de Ratmansky, qui garantit
l’attention des journaux people et permet de se donner une image flatteuse de
protectrice des arts (un couturier à la mode, un vague designer en quête de
légitimité artistique) ; et la tendance fin du monde/mal de vivre
contemporain, des Prisonniers du
Labyrinthe de Michèle Noiret à Abou Lagraa. Les interviews de Saburo
Teshigawara avant la création de Darkness
is hiding black horses ce jeudi soir, comme le titre même de la pièce, ne
laissaient pas douter que c’était le quota intello-sinistre que la pièce devait
aider à remplir. Sinistre, la pièce l’est, mais elle ne fournit pas beaucoup
d’occasions de stimuler l’intellect, tant la forme est pauvre, les effets
attendus et niais. Ainsi de la lumière qui s’éteint alors que Le Riche et
Dupont sont en plein vol : la recherche d’un effet de suspension poétique
est tellement patent qu’il tombe à plat (sans compter que, samedi après-midi,
le technicien de service a éteint la lumière quelques fractions de seconde trop
tard). Les costumes, des espèces de robes pendouillantes, ont pour fonction de
prolonger dans l’espace une gestuelle qui entend casser la verticalité
naturelle du corps des danseurs, quadrumanes ancrés dans le sol : la
platitude de l’ensemble est d’autant plus redoutable que les effets d’obscurité
et de fumée annoncés comme donnant l’identité de la pièce se réduisent à pas
grand-chose. De trous dans le plancher de la scène sortent de petites fontaines
de fumée alignées et bien dérisoire ; quand à l’obscurité, c’est tout
simplement le fond de scène qui est plongé dans le noir : on pourrait y
faire danser sans dommage (presque) n’importe quel Balanchine, tant cette
obscurité ne cache rien, pas même les chevaux fournis en surabondance par la
bande-son.
La pièce de Trisha Brown n’a hélas pas tout à fait la grande
force de sa création pour l’Opéra, ce O
zlożony tant décrié à tort par tant de balletomanes (j’irais jusqu’à dire
que la pièce est un peu comme In the
night de Robbins, sauf qu’elle est intéressante et émouvante), et elle est
dansée trop légèrement par des membres du corps de ballet dont on voit trop la
volonté de bien faire. Dans cette pièce naturaliste – façon Beach Birds de Cunningham, si on veut –,
qui crée une relation étrange entre le spectateur, le regard du photographe
Robert Rauschenberg et des êtres insaisissables dessinés par les danseurs, dans
cette situation volontaire de non-communication, il faudrait une appropriation
bien supérieure de la chorégraphie par les danseurs pour écarter l’impression
d’ennui qui s’en dégage. Dommage.
Il faut donc attendre la fin de l’entracte pour voir enfin
de la grande danse avec Doux Mensonges,
l’une des rares créations de Jiří Kylián pour le Ballet de l’Opéra (avec
l’inoffensif Il faut qu’une porte…,
qui n’a jamais été ressorti des placards depuis sa création en 2004). Comme les
deux œuvres précédentes, c’est une œuvre de chambre, avec deux couples mixtes
et quelques chanteurs des Arts Florissants, alternativement sur scène et dans
la fosse, ainsi qu’un caméraman qui filme les évolutions des danseurs dans les
dessous de Garnier (magnifique usage de la vidéo, d’ailleurs : quand on
pense à ce que certains nous infligent aujourd’hui comme des prouesses de
technologie, il faudrait leur montrer ce que Kylián savait faire en 1999). Pour
la millième fois, je pense, je vais chanter les louanges d’Alice Renavand, qui
est à ce stade admirable de maturité artistique où toute la compétence
technique se confond entièrement avec la puissance expressive, même dans un
ballet aussi abstrait que celui-là (abstrait façon Kylián, c’est-à-dire une
abstraction en même temps corporelle et émotionnelle). Elle en vient à masquer
la qualité du travail de son partenaire Stéphane Bullion, comme toujours
parfait dans l’effacement, en pur produit du goût parisien pour la
demi-mesure ; et Eleonora Abbagnato, qui avait à sa meilleure époque, il y
a dix ans, ce même magnétisme minéral, a beau très bien danser comme elle est
loin de le faire toujours ces temps-ci, elle doit céder la prééminence à sa
jeune consœur – c’est finalement le partenaire d’Abbagnato, Vincent Chaillet,
qui réussit le mieux à rivaliser avec cette présence ravageuse.
Que dire d'autre sur le ballet de Kylián ? Il y a moins d'un an, je l'avais mis dans ma liste des "ballets oubliés" de l'Opéra ; en relisant ce que j'écrivais alors, sans l'avoir revu, par définition, depuis des années, j'ai sursauté en lisant l'allusion aux "vidéos en direct qui, alors, faisaient moderne" : c'est tout l'inverse, ces vidéos de 1999 "font" toujours moderne aujourd'hui, parce qu'elles sont toujours pertinentes et bien plus frappantes que beaucoup de choses qu'on a pu voir depuis, parce qu'elles sont étroitement imbriquées avec la danse, parce qu'elles portent le sens de la pièce autant que la danse. Admirable manière de clore une soirée de danse chambriste qui souligne un peu cruellement les errements d'une direction de la danse qui a perdu le sens de la création.
Et pour finir, en passant, puisqu'on parle de danse, félicitons Pierre-Arthur Raveau et François Alu, promus premiers danseurs ce jourd'hui par les hasards du concours de promotion du ballet de l'Opéra, qui pour une fois a su distinguer les grands artistes du jour. Croisons nos doigts pour les dames en fin de semaine.
Que dire d'autre sur le ballet de Kylián ? Il y a moins d'un an, je l'avais mis dans ma liste des "ballets oubliés" de l'Opéra ; en relisant ce que j'écrivais alors, sans l'avoir revu, par définition, depuis des années, j'ai sursauté en lisant l'allusion aux "vidéos en direct qui, alors, faisaient moderne" : c'est tout l'inverse, ces vidéos de 1999 "font" toujours moderne aujourd'hui, parce qu'elles sont toujours pertinentes et bien plus frappantes que beaucoup de choses qu'on a pu voir depuis, parce qu'elles sont étroitement imbriquées avec la danse, parce qu'elles portent le sens de la pièce autant que la danse. Admirable manière de clore une soirée de danse chambriste qui souligne un peu cruellement les errements d'une direction de la danse qui a perdu le sens de la création.
Et pour finir, en passant, puisqu'on parle de danse, félicitons Pierre-Arthur Raveau et François Alu, promus premiers danseurs ce jourd'hui par les hasards du concours de promotion du ballet de l'Opéra, qui pour une fois a su distinguer les grands artistes du jour. Croisons nos doigts pour les dames en fin de semaine.
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