Enfin, Il Trovatore,
LE spectacle lyrique du festival. Et LE spectacle qui entre le mieux dans ce que je disais l'autre jour du grand besoin d'un Karl Kraus pour le monde contemporain. Je n'ai pas fait absolument exprès d'y aller, mais que voulez-vous : il y avait une représentation l’après-midi,
donc à un moment où il n’y a rien d’autre, je me suis amusé à demander une
place, pour pouvoir me faire une idée de cette hystérie salzbourgeoise autour
d’Anna Netrebko, mais sans m'attendre sérieusement à avoir une place. Il est à peine utile que je
commente le spectacle, qui est passé à la télé, et les fans de Mme Netrebko ont
bien su imposer la pensée unique et obligatoire (inutile de dire que j’ai pour
les fans d’Anna Netrebko à peu près autant d’estime que pour les fans de One
Division ou de je ne sais quel boys band à la mode : la rhétorique n'est pas d'un bien meilleur niveau). Le malheur, c’est que j’ai
vu il n’y a pas si longtemps un merveilleux Trovatore,
celui de l’Opéra de Munich, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, dans une mise
en scène formidable d’Olivier Py ; mais est-il interdit de demander à
Salzbourg d’atteindre ces sommets ?
Rendons justice à Mme Netrebko : il y a une voix, sans
aucun doute, une puissance et même une technique ; il y a beaucoup de
bonne volonté dans l’interprétation du personnage, mais je ne peux que penser
au mot cruel de Diderot sur l’actrice Clairon, qui ne sait de son art, dit-il,
que ce qu’on en peut apprendre. Quel fossé entre cette bonne volonté
suraffichée et la concentration des moyens et de l’expression de
l’admirablissime Harteros !
Malheureusement, c’est encore elle la meilleure de la
soirée. Francesco Meli, que je ne vais certes pas comparer à Kaufmann, a un
joli timbre et un joli phrasé ; mais j’avais toujours cru qu’à la fin de Di quella pira le ténor était encore
censé chanter quelque chose quand le chœur s’y met : là, rien, et rien non
plus dès que Netrebko ou Domingo chantent en même temps que lui. Ténor pour
salles de 1000 places maximum. Le cas est plus complexe pour Marie-Nicole
Lemieux : la voix est là, mais je n’aime pas cette stridence, ces
manières, cette espèce de mollesse générale de l’expression. Ce n’est pas
nouveau, et j’ai sans doute tort ; mais vraiment, je n’aime pas.
Restent les deux cas pendables. Je trouve parfaitement
scandaleux qu’il y ait encore des maisons d’opéra pour engager Placido
Domingo : je ne sais pas très bien ce qu’il entend chanter ici, mais je
suis convaincu que ce qu’il chante n’a jamais été écrit par Verdi. C’est faux,
c’est braillé, c’est incompréhensible. Ses admirateurs vantent sa longévité
exceptionnelle : brailler comme ça, franchement, n’importe qui le peut.
Même chose, d’ailleurs, pour Daniele Gatti, le chef d’opéra le plus hué au
monde : dès la romance de Ruiz, on sait que ça va être rude ; à
Munich, avec un bien meilleur chanteur (Kwangchul Young), on comprenait
aussitôt l’importance de ce passage dans la dramaturgie de cet opéra (bien plus
qu’un simple résumé des épisodes précédents, elle sert à repousser ce qui y est
raconté dans une mémoire ancienne, en donnant ainsi une épaisseur historique à
cette histoire où les traumatismes du passé sont largement aussi importants que
les affrontements présents). Gatti alterne donc ces moments de grande mollesse
avec le bourrinage le plus sommaire dès que la partition permet de taper :
il n’y a pour lui jamais d’effet trop vulgaire ; pour le coup, la
présence de l’Orchestre Philharmonique de Vienne n’apporte rien : on sent
que les musiciens se reposent tranquillement d’un planning de répétitions, de
concerts et d’opéras (et de masterclasses) qui ne leur laisse notoirement pas
un moment pour souffler.
Juste un mot, pour finir, sur la mise en scène
d’Alvis Hermanis : inutile de tirer sur une ambulance, il ne suffit pas
d’une idée banale (les œuvres du musée qui s’animent, combien de fois est-ce
que cela a été fait ?) pour faire un spectacle ; ce qui est navrant,
c’est de voir ce metteur en scène de talent livrer sur commande un produit fait
pour donner une illusion de modernité sans risque tout en livrant son pain
quotidien à la légendaire Bildungsbürgertum
des pays germaniques, cette bourgeoisie qui fait depuis le xixe siècle de la culture son étendard, et qui peut ici jouer à reconnaître les tableaux reproduits (souvent mal, d’ailleurs, et avec des absurdités : l’Homme au turban de Jan Van Eyck agrandi à ce point, c’est ridicule). Le monde de l’opéra livre des merveilles comme L’Orfeo munichois, mais pour ces pépites, que de platitudes, de
compromissions, de vulgarités !
Personnellement j'ai beaucoup aimé ce trovatore vu à la télévisions, particulièrement la mise en scène d'Alvis Hernanis d'une grande beauté visuelle et propre à être appréciée de tout le monde, du néophyte à l'amateur éclairé. La transposition dans le musée permettait une très intéressante réflexion sur notre propre rapport au passé à travers les oeuvres présentées et réussir une telle mise en scène avec un livret aussi abscons que celui du trouvère relève
RépondreSupprimerJe ne m'épancherais pas sur la direction de D. Gatti car je reconnait humblement mon incompétence à juger des chefs même après plusieurs années de fréquentation des opéras mais ce que j'ai entendu des chanteurs m'a fasciné, surtout en ce qui concerne les dames.
À commencer par Anna Netrebko qui s'avère être l'une des plus grandes Verdiennes de notre temps avec un timbre et une splendeur vocale absolument ahurissants. La technicienne est des plus habiles peut nous servir à la fois des pianissimi extatiques et des éclats de voix impérieux. Vraiment une belle interprétation et une véritable grande artiste qui n'est pas le produit marketing qu'on a pu craindre au début de sa carrière.
Marie Nicole Lemieux, quand à elle s'empare de son rôle fascinant comme on entre dans une arène. Elle pleure tremble, maudit, mais surtout elle aime son fils, car le trouvère est avant tout l'un des plus beaux opéras sur l'amour filial. La voix d'alto convient au personnage et Lemieux sait trouver des accents qui donnent la chair de poule dans son air d'entrée.
Francesco Meli était quand à lui un Manrico encore vert (il a à peine dépassé les 30 ans) et, effectivement, sous dimensionné. Mais je lui pardonne d'avoir manqué son Di quella pira car, à mon gout, cet air assez clinquant et pompier n'est pas vraiment digne du reste de l'oeuvre. Et pour le reste le ténor italien sait trouver des accents d'une douceur et d'une délicatesse rares tant dans le Ah si ben mio (que cet air est beau) que dans le duo avec sa mère au IV qui a rarement été aussi émouvant. Vraiment un bel artiste que je réécouterais avec plaisir.
Quand à Placido Domingo, il est certain que son Luna actuel ne vaut pas son Manrico d'hier (ardent, passionné, l'un des plus beaux de la discographie). Mais il a su trouver les couleurs adéquates pour faire ressortir la complexité du personnage de Luna qui n'est pas simplement un grand méchant monolithique mais également un homme torturé et fou amoureux. Il faut ajouter une présence scénique remarquable, fruit d'un demi siècle de fréquentation des scènes.
Ferrando était tout a fait correct et sa voix était des mieux timbrées mais quand on a entendu l'excellent et très sous estimé Kwanchul Youn, il peut paraître un peu léger.
Voila pour mes quelques impressions sur ce trouvère et merci à Arté de l'avoir diffusé pour notre plus grand plaisir.
Eh oui, mais ça, c'est la télé!
RépondreSupprimerEt nos conceptions de ce que doit et peut être un spectacle d'opéra divergent profondément, comme vous savez... Je ne me satisfais de ce produit surgelé sans intelligence ! (je parle de la mise en scène, mais aussi de Netrebko!).
Je n'ai pas du tout aimé Meli non plus, qui n'a rien d'un Manrico, mais lui reprocher de ne pas chanter toutes les phrases de Di quella pira et encenser Kaufmann qui était loin d'en chanter toutes les notes non plus est assez croustillant. Oui les petites notes de di quella pira, celles qui étaient escamotées et pourtant écrites par Verdi elles aussi (et chantées par Meli pour le coup)! Mais on est d'accord Kaufmann apportait d'autres satisfactions.
RépondreSupprimerIdem pour Harteros. Miauler et savonner les cabalettes de Leonore, libre à vous de trouver ça admirablissime et d'y voir une concentration de moyens, mais ne venez pas vous étonner que l'on puisse alors sourire à vos déclarations sur les fans de Netrebko. Ils pourraient s'amuser.
Autre chose : vous faites allusion à quoi avec la romance de Ruiz ? Parce que la basse c'est Ferrando et ensuite savez-vous bien ce qu'est une romance ?
Sur Meli, vous n'avez pas compris la blague: je voulais dire qu'il était implacablement couvert dès que quiconque chantait en même temps que lui. Mais vous avez compris qu'en effet il y a pour moi une justesse qui n'est pas que dans les notes. Et l'intelligence de Harteros, en effet, me convainc infiniment plus que l'application scolaire de Mme Netrebko.
SupprimerPour Ruiz/Ferrando, vous avez évidemment raison, mes excuses. Quant au mot "romance", je faisais allusion au sens A du mot dans ce dictionnaire : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/romance. Ce qui est intéressant dans la romance de Ferrando, donc, c'est son côté très formel, la distance qui est introduite entre les événements racontés et le présent de l'auditoire: ce n'est pas le récit de Boccanegra dans le prologue de l'opéra, ni un récit wagnérien...
Un problème dans votre enfance ? Des amours contrariées ? des selles irrégulières ? une langue pâteuse au lever ? Les cheveux gras ? Un début de surdité ? Le troisième tiers à payer ?
RépondreSupprimerCher ami, merci pour votre commentaire qui ne peut que me faire exclusivement plaisir. Je ne vais pas vous répondre su,r tous les points, ce serait trop long, mais je peux juste vous dire que si tout le monde avait eu une enfance comme la mienne le monde serait plus beau et que, comme tout le monde ou presque, je paie mes impôts par mensualisation, si bien que je n'ai aucune idée de la date des fameux tiers. Je trouve néanmoins très intéressante et très révélatrice votre argumentation, qui sous-entend qu'il y a forcément quelque chose de pathologique à ne pas être de l'avis de la majorité. N'hésitez surtout pas à continuer à commenter, votre prose me ravit.
SupprimerQue les lauriers sont vites décernés quand il s'agit de cette artiste! A-t-elle abordé tous les grands rôles Verdiens dramatiques pour mériter ces excès de superlatifs ? il y a des chanteuses qui ont donné d'autres preuves tangibles de leur grandeur artistique dans de grands "Verdi" (Don Carlo, Otello, Aïda, Requiem...La Force du destin, le Trouvère) comme Anja Harteros Sondra Radvanovsky, Tatiana Serjan mais voilà pas de tam-tam pour ameuter la troupe médiatique...
RépondreSupprimerEh oui, beaucoup confondent l'opéra avec les Jeux Olympiques, où il s'agit de désigner UNE médaille d'or... Quelle vision appauvrissante du monde !
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