mardi 9 novembre 2010

Bolchoi et Mariinsky, quelles traditions pour aujourd'hui et demain ?

NB: le message précédent sur les prochaines saisons de l'Opéra de Paris (côté opéra, pas côté danse) a été actualisé, avec de nouvelles informations inédites... Mais pourquoi l'Opéra de Paris laisse-t-il donc fuiter tout cela ?

On va finir par oublier que le Bolchoi et le Mariinsky ont leur siège quelque part au beau milieu de la sainte Russie, tant on les a pour ainsi dire à demeure en Europe occidentale : Le Mariinsky vient de faire un petit passage au Châtelet, le Bolchoi arrive à l’Opéra Garnier au printemps, sans parler d’étapes à Londres, Lausanne ou Baden-Baden. On pouvait avoir l’impression, il y a quelques années, que le but de cette activité frénétique était simplement l’argent, les troupes venant chercher en Occident l’argent dont manquait si cruellement la Russie post-soviétique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.


Désormais, le but est visiblement de montrer au monde les ambitions nationales intactes d’un pays où Staline est en train de redevenir une référence historique majeure. Il y a quelques années, le Mariinsky était venu à Paris avec Le Nez de Chostakovitch : cet opéra satirique, qui se moquait de la bureaucratie soviétique à travers celle de l’ère impériale, était présentée dans une mise en scène faire pour le public occidental, ratée certes, mais qui cherchait visiblement à se rattacher à l’image qu’elle se faisait de la modernité occidentale. Aujourd’hui, c’est au compositeur Rodion Chédrine que Valery Gergiev rend hommage avec la tournée récente, composée d’une soirée lyrique et d’un ballet, qu’il vient de faire au Châtelet : le retour de Chédrine (ou Chtchédrine, selon les goûts) à l’affiche est un signe fort du temps qui passe.
On l’avait un peu oublié, ce brave Rodion, depuis que la fin de l’Empire soviétique l’avait indignement chassé de sa fonction de Président de l’Union des Compositeurs d’URSS, cette institution qui avait tant fait pour stimuler la créativité de compositeurs comme Chostakovitch ou Prokofiev en les brimant de toutes les façons possibles. Avec Chédrine, présent aussi à Paris à l’occasion de la création d’une de ses œuvres par Micha Maisky et Martha Argerich (j’en avais déjà parlé), c’est tout le pompiérisme, tout le conservatisme artistique de l’ère soviétique qui refait surface. On parle d'armes lourdes ici, pas de folklore : Valery Gergiev est le propagandiste zélé (et habile : il sait que la moindre déclaration politique déclencherait une tempête, donc il se tait) de la Russie de Vladimir Poutine.
Une page de la notation chorégraphique du Corsaire (début du Jardin animé), vers 1900
Ce n’est certainement pas un hasard si, dans le domaine de la danse, le même Mariinsky remise aux oubliettes les reconstitutions des grands ballets classiques qu’avait montées Sergei Vikharev. Celles-ci, sans doute, étaient tout autant empreintes de nostalgie, en l’occurrence en direction de l’ère impériale, mais c’était aussi un travail intellectuel nécessaire pour tenter d’entrer dans la logique de cet autre monde qu’est le monde de Petipa. Les ballettomanes russes avaient crié au scandale, et c’était bien normal : le but était là, il s’agissait bien de changer le regard, de changer des habitudes, et en particulier de faire revivre un style là où le pape soviétique de la danse Youri Grigorovitch n’a jamais su qu’exiger des exploits qui n’avaient rien à voir avec le style classique. Désormais, retour sans pitié aux vieilles productions de ce dernier : vous qui croyez que la danse classique est un art intelligent, vous pouvez vous rendormir, ou aller voir ailleurs.
Du côté de la concurrence, autrement dit de la troupe rivale du Bolchoi, les choses ne sont pas si simples. D’abord parce qu’eux aussi ont conservé intact l’héritage de Grigorovitch (qui n’est du reste pas mort, au passage), comme l’ont montré les représentations de son Spartacus lors de leur dernier tournée parisienne : aux côtés du miracle d’intelligence théâtrale et chorégraphique qu’était la vaste reconstitution de l’un des ballets les plus riches de tout le répertoire classique, Le Corsaire, il avait fallu avaler la vulgarité redoutable de ces portés de lutteurs de foire, de ces couleurs criardes, de cette exaltation sans arrière-pensée du muscle aux dépends de l’esprit. La tournée que donnera le Bolchoi en mai prochain au Palais Garnier n’est pas elle aussi dépourvue d’ambiguïté : jouer Don Quichotte, c’est l’assurance d’un triomphe public, et même si on a des doutes sur la version jouée (pour un ballet où ces histoires de versions ne sont pas franchement essentielles), il y aura toujours de quoi voir du côté des danseurs. Le second ballet, lui, est bien différent : comme Le Corsaire, Les flammes de Paris sont une reconstitution, mais les ressemblances s’arrêtent là ; contrairement au Corsaire, la reconstitution n’en est pas vraiment une, puisque les sources chorégraphiques sont à peu près inexistantes, et le ballet en question a une origine purement soviétique, ce que son thème indique du reste suffisamment. Je n’ai pas encore vu ce ballet qui va sortir prochainement en DVD, mais le moins qu’on puisse dire et qu’une telle démarche a de quoi m’interloquer, tant elle colle parfaitement au portrait de la Russie d’aujourd’hui, en plein révisionnisme historique, où les discours officiels n’hésitent plus guère à faire de Staline un modèle à suivre.
Le discours dominant dans le monde de la danse d’aujourd’hui continue à exalter les deux grandes compagnies russes comme l’essence même du style classique. C’est refuser de voir à quel point les danseurs d’aujourd’hui sont le produit d’un douteux métissage entre les canons intangibles de l’héroïsme soviétique et les exigences capitaliste d’un style brillant, immédiatement lisible et n’ayant pas à s’embarrasser de profondeur – le mélange, il est vrai, est réussi et efficace, mais pourquoi vouloir en plus le parer de qualités stylistiques dont il se moque éperdument ? Le style classique d’aujourd’hui et de demain est à inventer ; on cherche des volontaires.

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