Miteki Kudo, Wilfried Romoli dans Le Sacre (photo J. Moatti) |
Il ne serait pas difficile de montrer que ce ballet, dans le paysage actuel de la danse contemporaine, n’est plus ce qui se fait de plus moderne (mais j’ai un peu de mal, pour ma part, à définir ce qui serait aujourd’hui la modernité en danse contemporaine – autrement dit : sommes nous condamnés à la pop spectaculaire et racoleuse façon Wayne McGregor ou façon Political Mother de la nouvelle star Hofesh Sheshter ?). Mais, même si ce ballet a désormais plus de 3 décennies au compteur, je ne crois pas que sa radicalité se soit en rien épuisée, alors même que les derniers ballets de Pina Bausch, eux, donnaient souvent l’impression de ne faire que reproduire un modèle mis sur pied une fois pour toutes.
Il faut bien profiter de cette nouvelle série, car nous aurions pu ne jamais l’avoir : Brigitte Lefèvre ayant eu l’excellente idée de faire représenter ce ballet, que seule sa troupe a le privilège de danser en dehors de la maison-mère de Wuppertal, aux Nuits de Fourvière à Lyon, en plein air donc, avec des paramètres techniques évidemment différents de ceux utilisés dans un théâtre : Pina Bausch, à qui on n’avait pas demandé son accord, avait fort justement retiré son ballet à la troupe de l’Opéra, et il aura fallu de longues tractations – achevées, pour ce que je sais, avant le décès de Pina Bausch – pour que cette faute stupide soit pardonnée. La dernière reprise avait vu se succéder dans la robe rose de l’Élue trois danseuses, qui sont toutes trois à nouveau présentes cette année : Géraldine Wiart ne m’avait fait aucun effet, je préfère donc ne pas en parler (mais le hasard des dates fait que j'aurai l'occasion de réviser mon jugement) ; mais l’opposition entre Eleonora Abbagnato et Miteki Kudo, elle, était passionnante et montre à quel point l’interprétation en danse a une importance unique, beaucoup plus grande à mon sens qu’en musique. L'excellente Alice Renavand sera finalement la seule à faire ses débuts dans cette pièce unique : danseuse délicate, fine et intelligente, dont l'interprétation sera sans doute plus comparable à celle d'Abbagnato qu'à celle de Kudo.
Ce qui est frappant dans le travail de Pina Bausch pour Le sacre est la manière dont elle travaille à partir du vieux ballet originel de Nijinsky, qu'il faut considérer malgré des reconstitutions hasardeuses comme définitivement perdu. D'autres auraient surchargé le ballet d'une couche dense de significations, Béjart l'a figé dans une espèce de sentimentalité rituelle dont la date de péremption est bien dépassée, tandis que Preljocaj en a fait une jolie chose très gratifiante visuellement, mais dépourvue de toute violence réelle. Pina Bausch, elle, ne laisse pas le spectateur respirer, mais son approche est de la plus grande simplicité possible : réduisant l'argument d'origine à son essence - une communauté humaine doit sacrifier l'un des siens pour... pour quoi, au fait ? -, elle en explore toute la force dramatique : qui doit mourir ? Toute la vie de l'homme en société est là : l'amour du prochain (car en ce moment on sent tout à coup toute la force qui nous attache à chacun de ses compagnons), l'impulsion du sacrifice et la peur pour soi, à la fin l'acceptation de la pression du monde : la robe rouge de l'élue est comme un voile invisible qui prend possession d'elle, à la fois presque immatérielle et irrésistible, et l'accomplissement des gestes rituels est alors le moyen par lequel l'insupportable parvient à se glisser parmi nous.
Pendant une demi-heure, dans la terre qui recouvre la scène et qui enracine la pièce dans une sorte de primitivité mythique tout en obligeant les danseurs à sortir de leurs repères confortables, une troupe de danseurs inspirés vient rappeler à quoi sert l'art : non pas divertir, non pas embellir, mais dévaster, perturber, secouer. C'est un peu dommage que Brigitte Lefèvre ait eu l'idée de le placer en pleines fêtes de Noël, entre le foie gras et la dinde - mais c'est le propre de la culture bourgeoise que d'être capable de digérer l'œuvre la plus radicale pour en faire son entremets d'un soir ; au moins Pina Bausch n'est-elle pas si mal entourée : on aurait pu souhaiter un peu plus original qu'Apollon de Balanchine, par exemple son Agon, sur une musique de Stravinsky tellement supérieure au pâle Musagète, mais la pièce de Trisha Brown, pas très bien reçue par les ballettomanes lors de ses représentations précédentes en raison de son austérité, mérite elle aussi le détour.
Le spectacle sur le site de l'Opéra avec les distributions complètes mais provisoires (hélas, je ne reverrai pas, dans l'état actuel des choses, l'immense Miteki Kudo, mais je reverrai Géraldine Wiart, ce dont j'aurais pu me passer, et découvrirai dans ce rôle Alice Renavand, que j'apprécie beaucoup ; le hasard qui fait mal les choses veut aussi que j'aie le douteux plaisir de découvrir Jérémie Bélingard à la fois dans Apollon et chez Trisha Brown)
Quésta contre McGregor ? T'veu d'battre ?
RépondreSupprimer:-)
J'ai vu Genus au Palais Garnier, c'était une pure merveille...