lundi 7 mars 2011

Un fil à la patte ou l'identité nationale au théâtre

S'il est bien un spectacle qui ne mérite pas à mes yeux de m'occuper le temps d'écrire un message blog, c'est bien Un fil à la patte de Feydeau donné en ce moment à la Comédie-Française, spectacle que j'avais déjà rapidement évoqué. Mais voilà, la concordance de deux faits aussi intéressants que navrants m'incite quand même à y revenir pour ces quelques lignes.
Une certaine vision du théâtre...

Le premier de ces faits concerne le spectacle lui-même : créé en décembre, donné jusqu'au mois de juin, diffusé à la télévision il y a quelques jours, le spectacle affiche d'ores et déjà complet pour toutes les dates prévues, et il vous est même demandé sur la page d'accueil du site de la maison de ne pas venir au guichet et de ne pas téléphoner pour ce spectacle ; les revendeurs divers, eux aussi, sont dévalisés.
Le second fait, en apparence, n'a rien à voir. Vous avez certainement entendu parler du sondage plaçant Marine Le Pen en tête des intentions de vote au premier tour des élections présidentielles, sondage qui n'est pas sans poser de nombreuses questions de déontologie et qui a été révélé dans des circonstances fort troubles, mais dont l'effet médiatique est incontestable.
Cela ne se dit pas, car le public, c'est bien connu, a toujours raison ; mais pour autant, je ne peux m'empêcher de rapprocher ces deux faits. Le spectacle mis en scène par Jérôme Deschamps tire son succès des mêmes aspirations à un monde simple, un monde rassurant, un monde où toutes les choses sont à leur place, bref un monde d'hier, un monde où on peut se concentrer sur l'essentiel (les coucheries) sans se laisser entraîner par les détails sans importance (le monde autour de nous).
Il y a quelques années, la Comédie-Française avait tiré un autre grand succès du Cyrano de Bergerac de Rostand mis en scène par Denis Podalydès : déjà il y avait quelque chose d'un peu douteux dans ce triomphe d'une pièce fleurant bon la vieille France, mais on pouvait se dire qu'il y avait en Cyrano quelque chose d'un révolutionnaire venant au contraire secouer, avec une énergie réjouissante, les vieilles habitudes et les puissances de l'argent - et la mise en scène était infiniment moins tournée vers la reconstitution et beaucoup plus intelligente.
Ici, la mise en scène de Jérôme Deschamps se contente de livrer le boulevard d'autrefois en quelque sorte dans son jus. De Rostand à Feydeau, on descend une marche dans la qualité littéraire, certes pas si haute, mais on descend quand même. Qu'y a-t-il dans cette pièce ? Une mécanique certes admirablement huilée, mais entièrement creuse, qui tourne à vide sans scrupule, sans double fond, sans la moindre signification.
Bien sûr, je ne vais pas sous-entendre que les dizaines de milliers de personnes qui ont ri ou riront à cette pièce sont tous d'extrême droite, xénophobes et réactionnaires ; bien sûr, j'ai ri moi-même, sur un fond d'ennui à vrai dire. Ce ne sont pas ici les individus qui m'intéressent, c'est la société : la manière dont cette petite société élitaire qu'est le public de la Comédie-Française fête ce spectacle est une conséquence presque naturelle du repli frileux, pétainiste, que nous sommes nombreux à déplorer, en dehors de toute considération politique, dans la France d'aujourd'hui. Il n'y avait qu'à voir les assauts de jubilation réactionnaire des chroniqueurs du Masque et la Plume (émission du 30 janvier) pour comprendre qu'ici quelque chose ne va pas.
Non, je ne fais pas d'amalgame ; je vois très bien la différence entre Jérôme Deschamps ou Muriel Mayette d'une part, Marine Le Pen ou la frange extrémiste de l'UMP (les Christian Jacob, Thierry Mariani, Christian Vanneste, Christian Estrosi) d'autre part, et il n'est certainement pas question pour moi de stigmatiser les spectateurs qui assiègent la salle Richelieu pour assister à cette pièce. Mais il y a quelque chose qui fermente, là-dessous, et ce quelque chose inquiétant est à l'oeuvre dans ces deux cas.
Il y a quelques semaines, j'ai vu aussi au Théâtre de l'Odéon le nouveau spectacle de Krzysztof Warlikowski, La fin, un an pile après le choc qu'avait été Un Tramway, ce chef-d'oeuvre d'intelligence et d'émotion. Ce spectacle-là, il faut bien le dire, n'est pas tout à fait au même niveau : la matière était moins riche, la densité parfois moindre, la structure plus voyante. Mais entre ce spectacle ambitieux, complexe, tourmenté, d'une beauté plastique constante, et le rire creux, vain, autarcique du Fil à la patte, il y a infiniment plus qu'une différence de goût : le spectacle dans son genre à moitié réussi apporte infiniment plus à celui qui veut bien s'y investir que le spectacle dans son genre très réussi.
L'acteur Christian Hecq, qui se taille dans le spectacle du Français un succès personnel énorme, est l'incarnation idéale de ce refus du sens, de cette exigence de divertissement pur de toute réflexion qui fait le lit de tous les maux. Bien sûr, son art du slapstick, de la gestuelle folle, est d'une maîtrise invraisemblable, mais c'est un peu comme la virtuosité idiote et sans style de mainte chanteuse virtuose, ou d'une Natalia Ossipova en danse : l'inverse de ce que j'attends du théâtre, et un signe très révélateur de l'état intellectuel navrant du théâtre en France.


PS : puisqu'on parle d'extrême-droite, le prochain message de ce blog sera consacré à la prochaine saison de l'Opéra de Paris, qui sera publiée d'ici là. Restez en ligne !

1 commentaire:

  1. C'est très décevant tout ca, y compris les sondages pro-Marine :-(

    J'ai pu voir un peu ce qu'on aura à l'Opéra comique et à l'ONP pendant la saison 2011-2012 et c'est tout simplement catastrophique. Quand on se trouve dans une configuration dans laquelle le TCE devient le porte-drapeau de 'modernité', alors c'est que quelque chose cloche sérieusement dans le lyrique parisien. Pire encore, ça s'aligne assez précisément avec ce que tu discutes dans ce post.


    Je ne vais pas m'abonner à l'ONP, ni à l'OC. Peut-être qu'il faut que je formellement arrête avec cette passion pour l'opéra. En profiter parfois pendant les voyages ici et la, et basta... On verra bien après l'été.

    Je n'ai pas eu les billets pour les Salzburger Festspiele, mais ça ne me dérange pas beaucoup car le festival 2010 n'était pas mémorable, et comme le spectacle de Marthaler passera à la télé autrichienne...

    Have a good one!

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