vendredi 5 août 2011

L'art de la critique

Comme vous le savez, il m’arrive de temps en temps de pondre des critiques – j’espère bien que vous les lisez, n’est-ce pas ? – et forcément, à force d’en lire et d’en écrire, on finit par se poser bien des questions : comment, quoi, pour qui ?


Du fait que je ne travaille que pour des supports virtuels (Resmusica pour la musique, Dansomanie comme son nom l’indique pour la danse), je bénéficie naturellement d’une grande liberté dès lors qu’on n’est pas réduit à implorer un rédacteur en chef qu’il accepte la publication de trois misérables lignes, comme c’est le cas dans les journaux traditionnels. Mais cette liberté, il faut un peu s’en méfier : ce n’est pas que je veuille publier exclusivement de bonnes critiques pour avoir l’air gentil, mais je tente de m’interdire de critiquer tout spectacle dont je sais (ou crois savoir) a priori qu’il n’y a rien à en attendre. Je l’avais fait, pour tout vous dire, pour la reprise du Don Giovanni salzbourgeois de l’été dernier, et ça avait été pour moi une expérience relativement douloureuse (pas l’écriture de la critique, la représentation elle-même).
La particularité de la France en matière de critique, c’est vraiment la faiblesse insigne de la presse papier. Faiblesse en termes de nombre de titres concernés, faiblesse en termes de nombre de critiques publiées chaque année, faiblesse en termes de qualité des articles publiés. La presse spécialisée, que j’avoue ne pas lire, s’est condamnée à mort à coups de concentration mal pensée et de choix éditoriaux désastreux (si Diapason pouvait arrêter de mettre au moins une fois par an Natalie Dessay en couverture…) ; les quotidiens, eux, ne savent plus très bien pourquoi ils devraient publier cela, et la critique n’est plus qu’une survivance, confiée à des journalistes échappés de purges sanglantes et abandonnés à leur triste sort. Prenons, au hasard, Le Monde : ils ne sont guère que deux ou trois à travailler pour l’ex-quotidien de référence ; ils ont l’excuse certaine qu’il est bien difficile de dire quoi que ce soit d’intelligent dans les espaces ridicules qui leur sont alloués, mais en échange il est totalement impossible de comprendre comment ils choisissent leurs spectacles : comme il n’y a pas en la matière de ligne éditoriale, ils semblent suivre leurs goûts personnels, si bien que John Adams, que Renaud Machart adore, se trouve curieusement surexposé. Il y a quelques semaines, Marie-Aude Roux a ainsi publié une critique d’un concert symphonique uniquement pour les beaux yeux de la pianiste Yuja Wang, en décrivant avec soin sa tenue et ses chaussures : le monde symphonique n’a-t-il décidément aucun intérêt en lui-même ?
Face à cette presse papier que je laisserais périr sans trop de douleur, l’autre particularité de la France est la multiplicité de sites internet publiant des critiques de spectacles ou de disques, qui est telle que j’ai l’impression d’en découvrir un nouveau tous les jours. Cette multiplication, qui est la réaction logique du public mélomane au vide laissé par les pros, n’est après tout pas méprisable ; si la qualité, y compris au sein d’un même site, est extraordinairement variable (comment Altamusica peut-il publier les papiers serviles et mal foutus de Gérard Mannoni, ancien journaliste pro d’ailleurs, aux côtés de ceux souvent inspirés et travaillés de Mehdi Mahdavi ?), on peut se dire qu’il ne peut jamais être mauvais d’entendre parler d’une telle masse de spectacles partout en Europe (et à peine ailleurs). Le problème que cela pose, c’est qu’avec toutes mes excuses les bénévoles bien intentionnés que nous sommes ont aussi leurs limites. Le monde de la musique, comme le monde du théâtre, a besoin de critique et de critiques. Je veux dire par là des gens compétents, disposant par leur formation et par leur expérience du regard analytique qui est l’alpha et l’oméga du travail critique. Dire qu’un spectacle est bon ou mauvais, c’est un avis personnel ; ce n’est pas forcément sans intérêt si le lecteur fait confiance à l’auteur, mais ce n’est toujours qu’un avis personnel. Ce que j’attends d’une critique, c’est qu’elle laisse au lecteur la possibilité de se former son propre avis personnel, et cela nécessite d’abord une description (et ce n’est pas aisé de décrire trois heures de mise en scène en trois phrases), ensuite une argumentation (qu’est-ce que les choix interprétatifs du pianiste ou du chef apportent à notre compréhension de l’œuvre ?).
Et j’attends aussi une mise en contexte. Pour cela, une nécessité : le temps. Et le temps, comme chacun sait, c’est de l’argent : autrement dit, il faut – il faudrait – des critiques rémunérés de façon correcte, de façon à ce qu’ils puissent en vivre, quitte à exercer parallèlement des fonctions quelconques dans le monde de la musique, de l’écriture à l’enseignement. Pour en faire dignement un métier, il faudrait pouvoir consacrer à une critique un peu plus que le temps du spectacle et les une à deux heures nécessaires pour pondre ses deux mille signes. On n’a pas forcément besoin de se préparer une journée pour aller voir des symphonies de Beethoven, mais pour un opéra rare, une création symphonique, une nouvelle version d’un ballet classique, on aimerait pouvoir lire des critiques qui puissent s’appuyer sur autre chose que l’expérience de spectateur et de mélomane que nous avons (plus ou moins) tous.
Le problème que cette absence de critiques professionnels pose n’est pas tant la prose indigeste ou indigente (ou les deux) que nous devons nous mettre sous la dent plus souvent que nous le souhaiterions, ou l’impression désolante que peuvent laisser les deux grandes défaites de l’intelligence qu’a été la réaction de la critique d’une part au Tramway de Warlikowski (où la critique théâtrale a fait montre de son éclatante sottise en ne comprenant strictement rien au spectacle faute de pouvoir sortir de ses clichés), d’autre part à la récente tournée parisienne du Bolchoi, où tout ce qui comptait était visiblement la hauteur des sauts et le glamour des étoiles (jamais ils ne s’intéressent à la chorégraphie, à l’histoire de la danse, aux aspects idéologiques, aux questions stylistiques ? Il y a le patinage artistique et la GRS, aussi, si tout ça ne les intéresse pas ! La danse classique aussi, c’est mieux quand c’est intelligent !).
La critique intelligente, la critique utile, est aussi bénéfique à l’art lui-même, et aux artistes. La bonne critique est celle qui aide à faire émerger les artistes, qui sait distinguer la mode du jour et les bouleversements de fond, qui peut mener avec les artistes un dialogue, apaisé ou conflictuel, en tout cas fructueux, qui sait faire aimer au public ce vers quoi il ne serait jamais allé par lui-même, autant que possible avant qu’on ait à célébrer le culte d’un artiste sur sa tombe.

3 commentaires:

  1. On ne lit pas tes critiques sur ResMusica parce qu'on est paresseux, parce qu'on a 1000 autres choses dans la tête, et que ça affiche "ERROR: read timeout" en dessous du lien en question (c.f. ton blog-roll) ne donne pas immédiatement envie.
    De plus tu ne fais pas un effort pour les mettre en évidence, les signaler [rien de narcissique si tu le ferais!] Regarde ce que fait

    http://oper-aktuell.blogspot.com/

    Tu peux faire pareil et quand tu ponds une critique sur ResMusica tu peux poster un lien depuis ton blog.


    Ceci dit je viens de faire un tour et qu'est-ce que tu es gentil avec ce Rosenkavalier, tout en étant un peu méchant avec Sophie Koch (absolument remarquable le soir quand j'y étais) !!!
    C'est une production du niveau des Noces de Strehler. Ni mieux, ni pire. :)

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  2. Tu sais, le fond du problème est simplement que je manque cruellement de temps. Il y a beaucoup de choses que je ferais si je disposais d'un peu plus de marge de manoeuvre, mais là, vraiment, ca ne va pas. Pour les critiques de Resmusica et de Dansomanie, j'en signale pas mal dans le texte des articles, mais de toute facon ces sites ont leur public propre, les critiques sont lues de toute facon !
    Pour le Chevalier, je suis beaucoup moins positif que tu ne le dis : en fait je me moque pas mal de la production, mais c'est vrai que dans son genre réac et poussiéreux, c'était plutôt bien fait (autrement dit ca bougeait, ce qui évidemment reste très loin de mon niveau d'exigence !).

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  3. Excellent article (doublé d'une belle humilité) :

    "Le monde de la musique, comme le monde du théâtre, a besoin de critique et de critiques. Je veux dire par là des gens compétents, disposant par leur formation et par leur expérience du regard analytique qui est l’alpha et l’oméga du travail critique."

    "on aimerait pouvoir lire des critiques qui puissent s’appuyer sur autre chose que l’expérience de spectateur et de mélomane que nous avons (plus ou moins) tous."

    Bravo !

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