lundi 31 octobre 2011

Les faussaires du baroque

Oui, c'est bien de L'Egisto de Marazzoli et Mazzocchi que je veux vous parler, comme le titre l'aura instantanément fait comprendre à tous ceux qui suivent l'actualité lyrique parisienne, ce premier opéra donné en France (ou pas). J'ai vu une des représentations données au Théâtre de l'Athénée de cette production mûrie à Royaumont et destinée à tourner en région parisienne et - vous vous en doutez - je n'ai pas aimé. Mais alors pas du tout. Ce qui, du reste, n'est pas très grave : les mamies bourgeoises autour de moi ont adoré un spectacle à vrai dire fait plus pour elles que pour moi.
Je vous épargne pour le moment une vraie photo de scène. Vrai théâtre baroque : frontispice pour Amadis de Lully

Ce spectacle prend place dans une vaste mouvance autour d'un metteur en scène dont j'ai déjà eu l'honneur de vous parler - et pas en bien -, messire Benjamin Lazar, élève du pionnier du théâtre baroque en France Eugene Green, qui contrairement à son maître a réussi à construire autour de lui toute une mouvance qui lui assure une notoriété et une puissance considérable.
Sans doute Benjamin Lazar n'a-t-il pas à subir les foudres dues au metteur en scène du spectacle, et sans doute ce dernier n'est-il pas seul coupable dans la débâcle de cette soirée. Le metteur en scène est en effet Jean-Denis Monory, qu'on a connu d'abord comme acteur dans le spectacle qui a révélé Benjamin Lazar au monde, ce Bourgeois gentilhomme depuis belle lurette commercialisé en DVD ; il fait donc partie de tout cet univers autour de Benjamin Lazar qui vont répandre la bonne parole "baroque" dans le monde (c'est-à-dire, pour l'essentiel, en France - mais la France et le monde, c'est pareil, non ?) ; d'autres noms qu'on pourra citer sont son assistante Louise Moati (qui a notamment monté un Rinaldo joué un peu partout) ou l'actrice Alexandra Rübner (Zémire et Azor l'an passé à l'Opéra-Comique).

Ce spectacle confirme parfaitement le caractère industriel de l'approche à l’œuvre chez cette bande : que la mise en scène soit faite par l'un ou par l'autre n'y change pas grand-chose. Ne parlons pas des décors et des costumes, particulièrement indigents ici quand ils visaient une certaine pompe de cour dans Le bourgeois ou dans Cadmus et Hermione, montés avec des moyens nettement supérieurs. Mais les deux fondements du "travail" "théâtral" sont exactement les mêmes : la diction d'une part, la gestuelle de l'autre, avec par ces deux moyens l'ambition de restituer une vérité au théâtre baroque.

Oui, vous êtes censés rire. (Photo D. Saulnier)
Le problème de la diction est le plus épineux, parce qu'il en vient à toucher à la chair même de la musique. Certes, L'Egisto a au moins le mérite intrinsèque de nous épargner le français reconstitué des spectacles Louis XIV ; mais il faut d'abord supporter les efforts certes nécessaires, mais totalement vains, pour faire parler deux des personnages bouffons en dialecte bergamasque et napolitain : comme pour le français de l'époque de Lully, le résultat rappelle avec insistance le cousin beauf qui se croit drôle en imitant l'accent marseillais ou l'accent du Nord : phonétiquement hasardeux, accentué en dépit du bon sens, et drôle seulement pour celui qui le fait. Ensuite la gestuelle : c'est un peu, pour ces gens, l'alpha et l'oméga du théâtre baroque ; et j'ai bien compris que dans le théâtre baroque la déclamation s'accompagne d'une gestuelle qui donne à voir les mouvements intérieurs du personnage. Soit. Mais est-il vraiment nécessaire de faire ainsi un sort à chaque inflexion, de caser quatre gestes par syllabes ? Avec ces gens, si un personnage dit "Tiens, j'ai faim" (c'est assez rare dans le théâtre baroque, j'en conviens), vous aurez au minimum un geste pour la surprise ("Tiens"), un pour bien faire comprendre qu'il parle de lui-même ("je"), un pour exprimer la souffrance aussi bien morale que physique que provoque la faim, un geste pour montrer que le personnage regarde autour de lui en quête d'une solution à son problème, un pour implorer les Dieux d'avoir pitié de lui, et un pour la même chose en direction du public. Tout ceci le temps de dire ces quelques mots, et ne croyez surtout pas que j'exagère. Peut-être, à vrai dire, un déficit de talent assez indéniable chez les comédiens-chanteurs, qui ne semblent pas trop comprendre ce qu'ils font, vient-il en partie miner l'entreprise, mais cela ne dispense nullement les maîtres d'oeuvre de leurs responsabilités.
Qu'il y ait un fort degré de stylisation dans le théâtre baroque - comme du reste dans une bonne partie du théâtre occidental jusqu'au début du XXe siècle -, c'est une évidence. Que les gestes tiennent un rôle essentiel dans le travail de l'acteur, j'en conviens. Qu'il soit intéressant et peut-être nécessaire de réfléchir aux ressorts de ce théâtre et à la manière de le faire comprendre aux spectateurs d'aujourd'hui, j'en suis intimement convaincu : on a toujours intérêt à renverser la perspective et à se mettre dans la peau du Huron découvrant le monde plutôt que de vouloir tout ramener à soi. Certes, certes.
Mais ces nobles principes théoriques ne justifient pas la réalisation qui en est faite par Lazar et les siens, en l'occurrence par son ancien acteur. À force de toujours privilégier le moment présent, à la microseconde près, on finit par perdre toute vision d'ensemble du spectacle. Jamais les personnages ne parviennent à surgir de cette profusion d'intentions (et ce n'est pas la faute du livret), jamais un rythme n'est réellement à l'oeuvre. Rappelons-le pour les innocents : le rythme, ce n'est pas la pulsation, ce n'est pas la répétition, c'est encore moins la rapidité permanente. Le spectacle de Jean-Denis Monory est parfait pour un public habitué au zapping, à l'agitation permanente ; c'est aussi, comme tous les spectacles de la bande à Lazar, un spectacle profondément réactionnaire, de manière peut-être encore plus volontariste et surtout beaucoup plus cohérente que ceux que Nicolas Joel produit (ou souvent achète sous vide) pour l'Opéra de Paris. Le décor, ici, faute de moyens, ne peut recourir aux fastes reconstitués de Cadmus ou du Bourgeois ; il faut se contenter de quelques planches dressées qui, si besoin, représentent assez bien une forêt, mais ne jouent pour le reste aucun des rôles qu'on est en droit de demander à un décor. Les costumes sont fondés sur la volonté de faire ressortir l'aspect non industriel des vestures anciennes, en s'inspirant pour la coupe de la peinture XVIIe, des peintres de cour jusqu'aux frères Le Nain, sans jamais réfléchir à la fonction théâtrale du costume. On n'est vraiment pas gâtés, ces temps-ci, en matière de costumes, entre le marronnasse de cet Egisto et la science-fiction du pauvre de Ring Saga...
Il est tellement rare d'avoir l'occasion de voir sur scène ce répertoire rarissime qu'on ne peut qu'enrager devant ce spectacle raté, d'autant que l'interprétation musicale, sous la direction d'un Jérôme Corréas qui semble écrasé par l'agitation scénique, ne vient pas vraiment racheter les aberrations scéniques ; les chanteurs, en particulier, sont bien trop occupés à enchaîner les gestes signifiants qu'ils n'ont plus d'expressivité en stock pour varier leur chant et interpréter réellement leurs rôles - le pire, sans nul doute, c'est le traitement des personnages comiques, qui deviennent très vite fatiguant.
Le contexte pour l'opéra baroque, aujourd'hui, est particulièrement désastreux. D'une part, les institutions lyriques sont trop occupées par la résurrection du répertoire français du XIXe siècle pour se préoccuper encore du baroque, a fortiori des oeuvres moins connues que les grands Haendel - la résurrection du répertoire de grand-papa va tellement bien dans le paysage de la France sarkozyste et du travail-famille-patrie ambiant... Pourquoi monter Moïse et Aron quand on a un si vaste répertoire de bluettes rurales à sa disposition ? D'autre part, on se retrouve pieds et poings liés à ces gens-là qui castrent les oeuvres qu'ils montent pour en retirer soigneusement tout ce qui pourrait titiller un peu l'esprit, qui en font avec acharnement un produit de consommation quand le dépaysement intrinsèque à ce répertoire pourrait avoir la force d'une révélation.

PS : Signalons que la communication presse de ce spectacle est assurée par l'agence Opus 64. Opus 64 emploie aussi Marie-Aude Roux (merci à mon informateur). Le Monde a publié un article très positif sur cet Egisto. Marie-Aude Roux est entre autres journaliste au Monde pour lequel elle a signé la critique de cet Egisto. Il n'y a bien sûr aucun rapport entre les faits énoncés précédemment. Comme dans l'affaire Karachi, de simples coïncidences.

3 commentaires:

  1. J'adore – surtout – le post-scriptum… (Je ne risque pas d'aller voir la chose…)L'invraisemblance des critiques du "Monde" s'explique(encore tout récemment, sur l'"Œdipe" bruxellois). Ne pourrait-on envisager une action sur Internet? Une lettre ouverte avec pétition contre ces scribouillards vendus?

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  2. Je confirme que le majorité du public semblait adorer ce spectacle, quelques uns se levant même lors des saluts. Il est évident que cette production a dû demander un énorme travail aux chanteurs-comédiens, mais poussé à l'extrême dans une direction qui m'a aussi fort déplu.

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  3. @Raffaello: il ne faut pas oublier que l'actualité culturelle pour Le Monde, c'est avant tout le procès du médecin de Johnny et de Michael Jackson, quand ce n'est pas les vraies causes de la mort d'Amy Winehouse (mais oui, je suis). Donc...

    @Joël: Oui, mais n'oublions pas (nous l'avons constaté tous les deux) que de nombreux spectateurs consternés partent à l'entracte. Au bas mot quelques dizaines à la représentation du vendredi... Quant au fait que ça demande du travail, ma foi, ce n'est pas vraiment mon problème en tant que spectateur, c'est le résultat qui compte !

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